L’Avaleur de sabres/Partie 1/Chapitre 13

Laffont (p. 273-280).
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Première partie


XIII

Le berceau


Quinze jours s’étaient écoulés, quinze misérables jours de tristesse morne et d’angoisse.

Cette nuit où la Gloriette avait vu Petite-Reine, couchée sous un arbre, aux rayons de la lune dans le bosquet du Jardin des Plantes, Médor l’avait rapportée chez elle évanouie.

Le bon garçon, en effet, avait trouvé au pied de l’arbre un petit tas de feuilles sèches qu’il aurait dû connaître, car c’était le troupeau de mère Noblet qui l’avait amassé. Lily l’attendait de l’autre côté de la grille, Lily ne doutait même pas du témoignage de ses sens égarés, elle était ivre de joie.

Elle tomba comme morte quand Médor, au lieu de revenir avec l’enfant dans ses bras, poussa du pied les feuilles sèches qui bruirent et se dispersèrent sous le rayon de lune menteur.

Elle tomba sans pousser même un cri. Ce dernier espoir perdu lui avait brisé le cœur. Médor vint la rejoindre et, franchissant de nouveau la grille, il la souleva ; elle s’éveilla dans son lit, après un long évanouissement.

Médor était assis près d’elle.

Depuis ce moment-là, Médor ne l’avait point quittée. La Gloriette s’était accoutumée à le voir. Il la servait. Sans lui, elle n’aurait pas mangé. Il s’était arrangé un lit de paille dans le bûcher. Il dormait là si légèrement que le moindre soupir de la malade le mettait debout.

J’ai dit la malade, faute d’un autre mot. À proprement parler, Lily n’avait point de maladie, sinon la plus cruelle de toutes : le chagrin, la torture plutôt, qui ne lui donnait point de trêve et qui la minait comme un poison mortel.

Le premier jour, elle avait écrit une lettre de quelques lignes et ce travail l’avait laissée dans un état d’épuisement.

Le second jour, elle mit l’adresse : « À monsieur Justin de Vibray, au château de Monceaux, en Bléré, près Tours. »

Médor avait porté la lettre à la poste.

Le troisième jour, elle vida le chiffonnier mignon qui servait d’armoire à Petite-Reine et en disposa le contenu sur le berceau. Ce fut dès lors une besogne sans fin, comparable à l’agitation que se donnent les enfants pour ranger leur ménage imaginaire.

Tout ce qui appartenait à Petite-Reine, tout ce qu’elle avait touché, les objets de sa toilette, ses jouets, ses pauvres jouets surtout, passés à l’état de relique sacrées, furent étagés sur le berceau qui devint un autel.

Au fond du berceau, entre les rideaux, Lily suspendit ce portrait photographié où elle semblait tenir une ombre dans ses bras.

Et c’était un symbole navrant, ce portrait de jeune mère qui berçait un nuage.

Lily le regardait parfois pendant des heures entières, cherchant parmi cette brume des lignes, des traits, une image.

Et l’image venait à force d’être appelée : Lily revoyait Petite-Reine, hélas ! comme elle l’avait vue aux lueurs de la lune sous le bosquet du Jardin des Plantes.

C’était un jeu terrible et charmant qui tuait la pauvre Gloriette, mais qui lui donnait de si doux rêves !

Quand elle avait fini de contempler sa chimère, elle baisait le portrait et croisait sur ses genoux ses deux mains, qui n’avaient plus de forces.

Puis, comme si elle se fût reproché sa paresse, elle se levait, n’ayant plus le poids d’un enfant, mais trop lourde encore pour la faiblesse chancelante de ses jambes ; elle s’agitait, elle rangeait, non point sa chambre, mais le berceau, l’autel — toujours !

Une fois, la laitière vint, la pauvre bonne femme. La Gloriette lui montra le bouquet de lilas desséché. Elles ne se parlèrent point. La laitière dit en bas parmi les larmes qui l’étouffaient :

— Ça fait l’effet d’un petit enfant qui souffre pour mourir. Elle est redevenue un petit enfant, et si jolie avec ça, et si douce ! ça fend le cœur ! On chercherait longtemps avant de trouver une parole qui puisse exprimer davantage.

Lily était un petit enfant.

Sans cela elle n’aurait pas pu supporter une heure de ce poignant martyre.

Elle pensait peu, en dehors de ce culte puéril et admirable rendu au berceau de Justine.

Elle ne sortait point. L’idée de chercher ne lui venait plus. Il ne faut pas dire qu’elle eût perdu tout espoir pourtant ; l’espoir ne meurt jamais dans le cœur d’une mère ; mais elle ne s’efforçait plus, elle espérait comme on rêve. C’était un petit enfant, un pauvre petit enfant.

Médor travaillait pour elle ; entre eux deux il y avait un accord tacite : Lily ne s’étonnait plus de le voir dans sa chambre. Elle ne s’était jamais demandé pourquoi cet homme la servait.

Médor tenait tout en ordre ; il balayait, il allait acheter la nourriture. On vivait avec l’argent du voile brodé. Cela pouvait durer longtemps ; Lily mangeait moins qu’un oiseau et Médor était fait au pain sec.

Il sortait chaque matin et chaque soir ; il allait aux renseignements, il cherchait. Une chose certaine, c’est que la vieille femme au voile bleu eût passé un méchant quart d’heure s’il l’avait rencontrée sur son chemin.

C’était celle-là qu’il guettait. Il avait son signalement dans la tête, il se croyait sûr de la reconnaître sous n’importe quel déguisement.

Et il se disait sans ambages ni circonlocutions :

— Je lui serrerai le cou jusqu’à ce qu’elle ait avoué où elle a mis la petiote, et par après je l’étranglerai.

Il eût fait comme il le disait, avec plaisir.

On le connaissait désormais au bureau de police, et on le redoutait. Les recherches, en effet, conduites d’abord avec beaucoup de zèle et activées par des promesses de primes étaient restées sans résultat. On n’avait pas découvert la moindre piste depuis l’expédition de la place du Trône, menée par Rioux et Picard ; or, dans ces sortes de battues, chaque heure qui passe donne une sécurité au gibier et diminue les chances de la meute.

Il y avait pourtant une chose qui donnait à penser. Rioux, le plus ardent des deux agents, au début des poursuites, s’était arrêté tout à coup.

Il parlait de fatigue, de dégoût et ne cachait pas son intention de quitter sous peu le service de la Sûreté. C’était Rioux qui était chargé de rendre compte des recherches à monsieur le duc de Chaves.

Médor était sévère vis-à-vis de ces messieurs du bureau ; lui, si timide, il parlait haut, et on le laissait dire, quoiqu’il eût, au plus triste degré, la tournure et le costume de ceux à qui on ferme volontiers la bouche ; mais l’affaire de Petite-Reine faisait du bruit dans Paris, et ces messieurs n’étaient pas fiers.

Il était fort rare que Médor vînt rapporter à la Gloriette ses démarches inutiles. Il rentrait toujours d’un air riant et ne parlait que si on l’interrogeait.

On ne l’interrogeait pas souvent. La Gloriette causait peu des choses présentes.

Quand elle parlait, c’était pour égrener tout le chapelet de ses souvenirs.

Elle ne tarissait pas alors, racontant le sommeil de Justine, son réveil, ses sourires, disant comme on l’aimait et comme on l’admirait, décrivant ses succès dans le cercle où l’on saute à la corde, répétant ses reparties enfantines, ses naïvetés, ses finesses, ses caprices, ses méchancetés mignonnes, et les élans de son petit cœur. C’était comme une litanie d’amour où la pauvre âme blessée épanchait son tourment.

Médor écoutait religieusement ce radotage enfantin qu’il avait déjà entendu tant de fois, et, tout en faisant son ouvrage, il donnait la réplique juste comme il le fallait, rappelant au besoin quelque cher détail que la mère elle-même oubliait.

Dans le monde entier, la bonté de Dieu n’aurait pas pu choisir un oreiller plus neutre et plus doux pour reposer la tête endolorie de la Gloriette.

Était-elle reconnaissante ? Elle était bonne, mais on ne saurait dire si elle avait conscience du soulagement que lui apportait ce dévouement inespéré. Elle vivait en elle-même, ou mieux elle végétait, absorbée et engourdie.

Quoi qu’il en fût, Médor ne lui demandait rien de plus ; on le laissait se dévouer. Sans éclaircir la question plus que Lily, il allait son chemin, reconnaissant et content.

Une circonstance, cependant, préoccupait Lily en dehors de ses adorés souvenirs, c’était la lettre écrite et envoyée le surlendemain de la catastrophe. Elle avait dit, en mettant l’adresse que nous avons transcrite :

— Pour avoir la réponse, il faut trois jours.

Le troisième jour, vers le soir, elle avait attendu le facteur, le lendemain aussi ; le soir qui suivit, elle avait secoué sa blonde tête si douloureusement pâlie en murmurant :

— Tout est fini ! bien fini !

Et depuis lors, pourtant, chaque fois que venait le soir elle paraissait inquiète ; elle écoutait ; si un bruit de pas venait de l’escalier, elle attendait.

Le dernier jour de la seconde semaine, quand Médor revint de ses courses, il la trouva occupée, selon l’habitude, à faire et défaire l’arrangement de ses bien-aimées reliques.

Elle semblait plus gaie ; une nuance rose animait l’ivoire de sa joue ; en montant l’escalier, Médor l’entendit, qui chantait tout bas une petite chanson qu’elle avait apprise naguère à Justine.

C’était tout à fait la voix d’un enfant. On eût dit qu’elle essayait de se tromper elle-même et d’écouter encore une fois le chant argentin de l’absente.

Au moment où Médor entra, elle se tut et demanda :

— N’avez-vous rien appris de nouveau ?

Médor fut étonné ; il y avait plus d’une semaine qu’elle n’avait interrogé.

— Tout va bien, répondit-il, on cherche, on trouvera.

Lily lui tendit la main ; c’était la première fois. On aurait pu voir le cœur du pauvre garçon battre sous sa veste.

— Vous l’aimiez bien, dit-elle. C’est pour elle que vous avez pitié de moi.

— C’est pour elle et pour vous, reprit Médor vivement.

Mais il s’interrompit pour ajouter :

— Oui, c’est vrai, je l’aimais bien, c’est pour elle.

Ce fut tout. La Gloriette reprit son ouvrage.

Au bout de quelques instants, elle revint à Médor qui s’était assis près de la porte et qui songeait. Elle tenait à la main deux bijoux de petits souliers.

— J’ai retrouvé cela, dit-elle toute joyeuse, je les lui avais mis pour son baptême.

Et elle raconta le baptême avec cette volubilité qu’elle avait chaque fois qu’elle parlait de Petite-Reine.

— Son père était si heureux ce jour-là ! soupira-t-elle en finissant.

Elle n’avait jamais parlé du père de Petite-Reine, quoique Médor eût bien deviné que c’était l’homme qui demeurait au château de Monceaux, en Bléré, par Tours.

Il resta muet, Lily continua :

— Il est peut-être mort, puisqu’il ne me répond pas. Il avait bon cœur et il adorait l’enfant.

— Il est peut-être aussi en voyage, suggéra l’excellent Médor, qui s’étonna d’éprouver une certaine répugnance à plaider la cause du père de Petite-Reine.

— Ou bien ma lettre était mal faite, pensa tout haut la Gloriette. Je n’ai pas pu en écrire bien long, ma main tremblait trop. Je cherche à me souvenir.

Elle pressa son front entre ses doigts.

— Oui, reprit-elle, c’est cela, je lui ai dit : « Mon cher Justin, notre petite est perdue, on me l’a volée, viens à mon secours. » Est-ce assez ?

— Ah ! fit Médor, si j’avais été au bout du monde, moi, ou sur le lit de mon agonie…

Il n’acheva pas. La Gloriette continua en se parlant à elle-même.

— Non, ce n’est pas assez ; j’aurais dû ajouter : « Ce n’est pas pour vous retenir près de moi. Dès que vous m’aurez aidée à retrouver l’enfant, vous serez libre. »

— L’aimez-vous bien ? balbutia Médor malgré lui.

Lily le regarda.

— Je ne sais pas, répondit-elle. C’est son père.

Elle baisa les petits souliers et leur chercha une place sur l’autel.

Puis elle dit encore :

— On doit parler d’elle au Jardin des Plantes, bien sûr. Je pensais cette nuit : mère Noblet va tous les jours dans le bosquet avec ses petits ; c’est à elle qu’on doit dire tout ce qu’on apprend, tout ce qu’on sait, tout ce qui court… Si vous alliez causer avec mère Noblet ?

Médor était déjà debout. Il mit sa casquette, passa la porte et descendit l’escalier quatre à quatre.

— Quoique, reprit Lily dont les yeux s’éteignirent, mère Noblet est une bonne vieille, elle n’aurait pas attendu ; si elle savait quelque chose, elle serait venue me voir…

— Quinze jours ! s’interrompit-elle. Mon Dieu ! mon Dieu ! quinze jours que je ne l’ai plus !

Elle se laissa tomber sur une chaise, auprès du berceau et resta immobile, les mains jointes sur ses genoux.

Elle était merveilleusement belle avec la pâleur presque transparente de ses joues, encadrées dans le splendide désordre de ses cheveux. Le jeûne involontaire avait agrandi ses grands yeux. Il y avait je ne sais quoi d’attendrissant et de charmant dans la désolation même de son sourire. Elle avait ce rayonnement de suave douleur qui fait adorer la Mère des larmes.

Elle demeura ainsi longtemps, muette et perdue dans ce rêve, toujours le même, qui ressuscitait les joies mélancoliques de son passé.

Le jour allait baissant. Des pas se firent entendre dans l’escalier.

— Déjà ! dit-elle, en pensant que c’était Médor.

Mais à peine eut-elle prononcé ce mot que son cou gracieux se tendit en avant, tandis qu’un peu de sang montait à ses joues.

Ses yeux s’ouvrirent tout larges.

— Ce n’est pas Médor ! murmura-t-elle. Si c’était…

Le nom de Justin vint jusqu’à ses lèvres, épanouies par cette joie, vive entre toutes : la venue d’un bien qu’on n’espérait plus.

Elle se leva électrisée par un espoir si grand qu’il valait presque une certitude. C’était Justin, et avec Justin, Petite-Reine serait bien vite retrouvée !

On frappa.

— Entrez !

On entra.

La Gloriette retomba, brisée, sur son siège.

Ce n’était pas Justin.

La Gloriette reconnut dans le nouvel arrivant l’homme au teint bronzé, à la barbe et aux cheveux noirs comme du charbon, qui s’était trouvé plus d’une fois sur son passage quinze jours auparavant, qui s’était assis non loin d’elle au théâtre de la foire — et que Médor avait pris au collet, dans le bosquet, en l’accusant d’avoir parlé à la voleuse d’enfants.

Elle avait eu vaguement frayeur de cet homme autrefois, mais maintenant que pouvait-elle craindre ?

L’étranger fit quelques pas à l’intérieur de la chambre et salua avec respect. Il y avait de la noblesse dans son maintien, mais il y avait surtout un extrême embarras.

À la rigueur, la sombre beauté de son visage aurait pu appartenir à don Juan, mais il n’en était pas ainsi de ses façons, qui trahissaient une timidité de sauvage ou d’enfant.

Il baissa les yeux sous le regard de Lily et lui tendit sa carte, exactement comme il avait fait au commissaire de police.

Lily jeta les yeux sur la carte qui portait : « Herman-Maria Gérés da Guarda, duc de Chaves, grand de Portugal de première classe, envoyé extraordinaire de S. M. l’empereur du Brésil. »

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle avec le calme fatigué des grandes douleurs.

— Je vous aime, répondit le duc d’une voix très basse.

La carte glissa entre les doigts de Lily et tomba à terre.

Elle tourna la tête.

Cet homme, avec ses grands titres et son amour, était pour elle néant.

Il ne l’avait point blessée en lui disant : « Je vous aime » ; elle n’avait point conscience de l’audace craintive de ce duc, ni du ridicule qui se mêlait au côté bizarre et dramatique de cette scène.

Elle n’avait conscience de rien.

Le duc rougit sous le bronze de son teint. Peut-être qu’il avait honte.

— Je vous aime, reprit-il pourtant, parlant avec effort et cherchant les mots de notre langue qui lui était rebelle ; je vous aime passionnément, douloureusement. Je donnerais une portion de mon sang pour ne pas vous aimer.

Lily n’écoutait pas. Elle se disait :

— J’ai cru que c’était lui. C’est le dernier espoir trompé. Voici douze jours que Justin a ma lettre. Il ne reviendra jamais.

Elle se tourna tout à coup vers le duc et le regarda hardiment :

— Êtes-vous riche ? fit-elle.

— Je suis très riche, très riche !

— Très riche, répéta Lily qui déjà reprenait à se parler à elle-même. Si j’étais riche, je leur dirais à tous : celui qui retrouvera Justine aura ma fortune !

— Je puis le dire si vous voulez, prononça gravement le duc.

— Pourquoi m’aimez-vous ? interrogea Lily comme au hasard.

Il fléchit un genou, mais un geste impérieux de la jeune femme le releva tout interdit.

— Attendez ! dit-elle. Connaissiez-vous la voleuse d’enfants ?

— Non, répliqua le duc, je ne connaissais que l’enfant.

— La reconnaîtriez-vous, la voleuse ?

— Oui, certes.

— Asseyez-vous là, près de moi.

Le duc obéit. Il ne se méprenait pas, car son front se chargea de tristesse.

Lily essayait de réfléchir et de raisonner.

— J’ai cru que c’était vous, murmura-t-elle au bout d’un instant, vous qui l’aviez enlevée.

— C’eût été moi, répondit le duc, si la pensée m’était venue que je vous aurais amenée à moi en vous prenant votre enfant.

Lily frissonna, mais elle sourit.

— Et vous ne l’avez plus jamais revue, dit-elle encore, la voleuse d’enfants ?

— Jamais. J’ai fait ce que j’ai pu, pourtant. Depuis deux semaines, il ne s’est pas écoulé un seul jour sans que j’aie stimulé par de l’argent ou par des promesses ceux qui ont charge de rechercher les criminels.

Il disait vrai, la Gloriette vit cela dans ses yeux. Elle lui tendit la main. Le duc la porta à ses lèvres.

— Pourquoi m’aimez-vous ainsi ? demanda-t-elle une seconde fois.

— Je ne sais, repartit le duc, dont la voix tremblait. Je vous ai vue, voilà tout ; vous teniez votre petite par la main. Il y a peut-être des femmes aussi belles que vous, je ne les ai pas rencontrées. Je descendis de voiture et je vous suivis jusqu’à votre maison. Depuis lors je n’ai pas eu d’autre pensée que vous.

Lily murmura :

— Vous m’aimez comme j’aime Petite-Reine.

— Et j’aimerais Petite-Reine comme vous, prononça tout bas le duc.

Sa voix était véritablement douce et bonne.

Lily songeait laborieusement.

— Et…, fit-elle encore en hésitant, vous n’avez rien découvert ?

Elle n’osa pas regarder le duc en lui adressant cette question, dont elle devinait l’inutilité. Si elle l’eût regardé, elle aurait remarqué un trouble dans ses yeux qui se baissèrent.

— Si fait, répondit-il en affermissant sa voix, j’ai découvert quelque chose.

Lily appuya ses deux mains sur son cœur et n’interrogea plus. Elle attendait, retenant son souffle pour ne pas perdre une parole.

— Écoutez-moi, dit le duc de Chaves résolument, je vais plaider ma cause et la vôtre. Nos deux bonheurs n’en feront qu’un, il le faut, sinon ils se changeront en deux malheurs. Je ne sais pas qui vous êtes, ni votre passé ; peu m’importe, j’ai de la richesse et de la noblesse pour deux ; je ne veux de vous que votre avenir. Quand j’ai commencé ma recherche, je comptais venir à vous avec votre chérie dans mes bras et vous dire : « La voici, je vous la rends, payez-moi en consentant à devenir la duchesse de Chaves… »

— La duchesse de Chaves ! balbutia Lily ; moi !

Elle n’était pas éblouie, non. Il est des détresses si profondes que l’ambition y meurt, même cette pauvre ambition naturelle à tout être humain, ce rêve où la bergère épouse un roi, et qui ne se réalise que dans les contes de fées.

Je dis vrai : chacun porte en soi cette ambition enfantine ; elle est plus ou moins avouée, mais nul ne s’en sépare qu’à l’heure de mourir.

Lily ne l’avait plus cette ambition, parce que Lily était une morte. Si elle vivait, c’était en l’espoir de retrouver sa fille. Elle eut peur. Cet homme en qui reposait désormais le suprême espoir de sa vie devait être un fou.

Duchesse de Chaves !

Monsieur le duc poursuivit :

— Je n’ai pas pu. Au lieu de retrouver l’enfant, je n’ai fait qu’entrevoir sa trace.

Ce fut Lily, cette fois, qui saisit sa main et qui la toucha de ses lèvres.

Le duc était très pâle.

— Trace bien fugitive, continua-t-il ; j’ai appris aujourd’hui même qu’une troupe de saltimbanques avait pris passage au Havre, pour l’Amérique, emmenant une petite fille de trois ans, dont le signalement se rapporte…

— La mer ! sanglota Lily. Entre elle et moi, toute la grande mer !

Le duc acheva, et la sueur découlait de son front :

— Alors, je suis venu à vous pour vous dire : Si vous voulez être la duchesse de Chaves, partons. Ma fortune, mon influence, ma vie : tout sera employé à retrouver votre fille.

La Gloriette se leva ; elle jeta ses deux bras autour du cou de cet homme qu’elle ne connaissait pas et qui pouvait mentir.

Elle eût embrassé ses genoux.

Le duc la serra sur sa poitrine avec une sauvage allégresse et l’emporta plutôt qu’il ne l’entraîna vers l’escalier. À la porte de la rue, une voiture fermée attendait. Le duc y fit monter la Gloriette. Les chevaux prirent aussitôt le galop.


À peine la voiture avait-elle tourné l’angle du boulevard Contrescarpe, qu’un fiacre s’arrêta au no 5 de la rue Lacuée. Un beau jeune homme en descendit et s’adressa à une voisine pour savoir à quel étage demeurait madame Lily.

— Elle vient de sortir, répondit la voisine qui était par hasard charitable et qui n’ajouta pas : en équipage, avec un père-aux-écus.

Le beau jeune homme monta. La porte était grande ouverte ; il entra, et son regard ému tomba tout de suite sur le berceau au-dessus duquel pendait le portrait de Lily, tenant dans ses bras l’image confuse de Petite-Reine.

Il s’assit à la place même que Lily venait de quitter et attendit.