L’Avaleur de sabres/Partie 1/Chapitre 12

Laffont (p. 265-273).
Le berceau  ►
Première partie


XII

Vox audita in rama…


Quand le commissaire de police donna l’ordre d’introduire la pauvre Gloriette et les témoins, il n’avait plus rien à apprendre.

L’enquête fut courte, quoique chacun eût la bonne envie de parler longuement.

La Bergère interrompait tout le monde pour établir qu’il n’y avait point de sa faute, et qu’on lui devait un dédommagement.

Lily n’entendait guère ce qui se disait, elle parlait peu et, comme au hasard, rappelant hors de propos des détails, frivoles pour ceux qui l’écoutaient, mais qui vous auraient mis les larmes dans les yeux. Elle était fort affairée ; évidemment sa raison chancelait.

Le commissaire de police ayant demandé si quelqu’un voulait se charger de la ramener chez elle, vingt personnes s’offrirent, et, en effet, on lui fit jusqu’à sa maison une nombreuse escorte, à laquelle se joignirent bientôt les voisins. Telle commère qui avait suivi l’aventure depuis le Jardin des Plantes, eut la volupté de raconter la même histoire au moins cent fois, avec des variantes.

Mais, de toutes les passions, le bavardage est la seule qui soit insatiable. L’amour se lasse, la gourmandise s’emplit : le besoin de parler ne s’assouvit jamais.

À la porte de sa maison, Lily s’arrêta et regarda avec étonnement tout ce monde qui la suivait. Elle ne dit point merci. Les groupes restèrent bien longtemps autour de sa demeure, causant toujours, et racontant, et radotant avec un plaisir acharné.

Lily avait gravi péniblement les marches de son escalier : quelqu’un la suivait, mais elle n’y prenait point garde. Elle entra chez elle sans se retourner.

Médor s’assit par terre sur le carré et s’adossa contre la porte refermée.

— Autant là qu’ailleurs, caniche, se dit-il à lui-même. Si elle a besoin, je l’entendrai.

Ceux qui restaient en bas virent Lily paraître à sa croisée et décrocher la cage où était le petit oiseau.

Elle referma ensuite ses deux fenêtres.

Elle était si pâle à ces derniers rayons du jour qui, d’ordinaire, rougissent la pâleur même, qu’on eût dit une vision. Ses grands cheveux épars tombaient sur sa robe, et ses yeux qui regardaient le ciel n’avaient plus de pensée.

— Quant à devenir folle, disait-on sur la place, c’est tout simple. Elle était fière de cette enfant-là comme on ne l’est pas. Et bien sûr qu’elle a déjà eu de gros chagrins avec le père !

— La petite Clémence de la rue Moreau qui riait toujours, rappela un chroniqueur, ne devint pas folle quand on lui eut volé son enfant. Elle écrivit cette lettre qui fut mise dans les journaux et qui faisait pleurer, malgré l’orthographe. Après ça, elle alla se noyer.

— C’était encore une jolie fille, celle-là !

— Et son petit garçon, vous avait-il un air crâne ?

— Ce fut Médor, le chien de mère Noblet, qui vit le corps dans le canal…

— La police est bonne pour empêcher le monde de passer tranquillement sur le trottoir, voilà !

C’était un peu pour cela que Médor était assis par terre contre la porte de la Gloriette. Sa mémoire n’était pas très richement meublée, mais les souvenirs qu’il avait tenaient bon.

Il ne voulait pas que Lily eût le sort de la petite Clémence, qui riait toujours avant le vol de son enfant, et dont lui, Médor, avait vu le corps dans le canal.

Pourquoi, cependant, prenait-il tant de souci ?

Il appartenait très franchement à cette classe que le dédain des riches et la charité des pauvres appellent « les brutes. » Faut-il chercher le mobile de sa conduite dans ces seuls mots prononcés par lui au Jardin des Plantes :

— Celle-là est aussi trop malheureuse !

Était-ce pure pitié ? ou bien, car ces « brutes » ont un cœur, le pauvre diable avait-il été touché, comme beaucoup d’autres qui avaient de l’esprit, par l’exquise beauté de Lily ?

Il y avait de ceci peut-être et aussi de cela et encore autre chose.

Lily ne s’en souvenait sans doute plus elle-même. Au commencement de son séjour dans la maison, un matin qu’elle sortait avec Justine dans ses bras, car celle-ci ne marchait pas encore, elle avait vu passer, venant du quai de la Râpée, un convoi — le convoi du pauvre — en tout semblable à l’estampe justement célèbre qui porte ce titre.

Seulement, au lieu du chien c’était Médor qui suivait la voiture noire des indigents, emportant la dépouille d’une vieille femme.

Lily avait accompagné Médor jusqu’au Père-Lachaise.

Et Médor ne l’avait point remerciée.

C’est tout, cette fois. Pour Médor, il n’y avait vraiment pas héroïsme à dormir sur les tuiles d’un palier. Ce n’était que le début : il comptait faire mieux à l’occasion.

Il entendit les deux croisées se fermer, puis il lui sembla que Lily, subitement affairée, allait et venait dans sa chambre avec une étrange vivacité.

Il y a d’autres moyens que la rivière ; Médor eut peur, il mit son œil à la serrure.

Et sa peur augmenta. Il vit la Gloriette qui versait du charbon dans son réchaud, vite, vite, et qui allumait le feu en soufflant de toutes ses forces.

C’est surtout dans ces quartiers, là-bas, que tout le monde, même les brutes, connaît l’emploi du charbon, avec les fenêtres closes, dans les chambres où il n’y a pas de cheminée.

Mais la porte était mince et la Gloriette se mit à parler.

— Ah çà ! dit-elle de sa voix claire et douce, et le souper ! Il est plus que l’heure ! Après la promenade, on a grand-faim…

Et elle soufflait tant qu’elle pouvait.

Médor secoua sa grosse tête, pensant :

— Ce n’est pas pour elle, le souper !

En effet, la Gloriette s’arrêta tout d’un coup de souffler. Elle poussa un cri bref, mit ses deux mains sur sa poitrine à la place du cœur et se redressa violemment.

Elle resta ainsi immobile, l’œil agrandi, les cheveux agités.

Elle laissa le réchaud qui s’éteignit.

La nuit venait. C’était à peu près l’heure où Saladin congédiait son fiacre sur la route de Maisons-Alfort.

Lily ne parla plus. Elle s’assit sur le pied de son lit, la tête inclinée. Ses cheveux inondèrent son visage.

Médor reprit sa première place en poussant un gros soupir.

Il se passa du temps. Le palier était tout noir quand Médor entendit le frottement d’une allumette chimique. La bougie s’alluma dans la chambre de la Gloriette.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit par trois fois une voix désolée que Médor n’aurait point reconnue. C’est vrai, c’est vrai, c’est vrai !

Puis il y eut des sanglots déchirants et profonds comme l’agonie d’un cœur.

C’était la crise.

Toute brute qu’il était, Médor sentait bien cela.

Il se souleva sur le coude, et sa poitrine haleta comme celle d’un pauvre chien fatigué qui tire la langue.

Il écoutait de toutes ses oreilles.

— Elle était là, ce matin, disait Lily. Je l’ai quittée sur la place et quelque chose m’a séné le cœur ; mais n’avais-je pas le cœur serré chaque fois que je la quittais ? Et je riais en la retrouvant. Que craindre ? Ah ! je reconnaîtrai bien l’endroit où j’ai eu son dernier baiser ! Elle me suivait du regard : savait-elle en mettant ses doigts sur sa bouche pour m’envoyer l’adieu que tout était fini… tout ! tout ! Elle n’a plus sa mère ! à cet âge-là ! plus de mère ! moi qui avais si grand-peur de mourir !

Sa voix chevrotait et faiblissait.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit-elle encore ; c’est vrai ! Je ne l’ai plus ! je ne l’aurai plus jamais ! Notre père qui êtes au ciel, que votre nom soit béni ! que votre règne arrive, que votre volonté soit faite… Oh ! ce n’est pas votre volonté, cela ! non, non, mon Dieu ! pourquoi voudriez-vous faire un si horrible mal ! Vous me l’aviez donnée, mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! que votre volonté soit faite sur la terre comme aux cieux… Ah ! si nous étions mortes toutes deux, mortes ensemble. Vous qui êtes si bon, mon Dieu, prenez-nous, mais que je l’aie dans mes bras à l’heure de mourir !

Elle se mit sur ses pieds brusquement et saisit la lumière pour aller vers le berceau dont une sorte d’instinct l’avait jusqu’alors éloignée : le berceau était tel qu’on l’avait laissé le matin ; les draps restaient fripés et le petit serre-tête de Justine était demi-caché par les lilas, cadeau de la bonne laitière.

Les lilas avaient déjà leurs fleurs et leurs feuilles fanées.

La poitrine de la Gloriette rendit un râle.

Au-dehors, Médor s’agenouilla, écoutant la voix de plus en plus changée qui disait :

— Plus jamais ! mon petit cœur ! mon amour chéri ! Justine ! Est-ce possible, tout cela ! Tu étais là ! je vois la forme de ton corps… et tu me souriais derrière ces fleurs, si jolie ! oh ! si jolie !

Elle se pencha pour baiser avec fièvre l’oreiller, le bonnet, les fleurs flétries, tout ce que Petite-Reine avait touché. Ses yeux brûlaient et n’avaient plus de larmes.

Ses narines se gonflaient, cherchant l’émanation adorée…

Puis elle tomba sur ses genoux et rapprocha le flambeau du sol.

Il y avait là deux traces de petits pieds nus sur la poudre du carreau.

Lily contempla ces empreintes, plongée qu’elle était dans une navrante extase. Elle lâcha le flambeau pour mettre ses deux mains à terre, elle se coucha à plat ventre, et les deux traces furent effacées à force de baisers.

— Ayez pitié, mon Dieu ! je ne vous ai rien fait ! Notre père qui êtes au ciel, que votre nom soit béni, que votre règne arrive…

Et de l’autre côté de la porte, Médor, pauvre créature, balbutiait aussi les paroles du Pater Noster.

Dieu devait entendre, pourtant !

Lily fit un vœu, elle en fit dix, promettant des choses folles et si touchantes que le bienfait des pleurs lui revint.

Elle s’affaissa, ivre de larmes, dans une sorte de repos, mais cherchant encore avec l’entêtement de toutes les ivresses à achever la prière commencée.

— Si je pouvais prier, se disait-elle, prier bien ! Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien. Mon Dieu ! où est-elle ? et que lui répond-on quand elle dit en pleurant : « Petite mère ! petite mère !… » Pardonnez-nous nos offenses, comme vous pardonnez à ceux qui nous ont offensés. Elle n’avait offensé personne, mon Dieu ! et souvenez-vous ! tout son pauvre petit argent était pour les pauvres.

— Elle est plus calme, pensait Médor.

Mais il tressaillit de la tête aux pieds au son d’une voix qui lui sembla autre et qui éclata comme une imprécation, criant dans le silence :

— C’est lâche ! c’est cruel ! c’est barbare ! Pourquoi ne pas écraser d’un coup, d’un seul coup, Dieu ! Dieu fort ! je suis faible ; je ne peux pas me défendre, ni la défendre. Une femme ! une enfant ! oh ! c’est cruel ! cruel ! Je veux l’enfer, que je n’ai pas mérité. Je veux te punir par mon injuste souffrance, Dieu aveugle ! Dieu sourd !

La voix se brisa, et ce furent des gémissements inarticulés.

Puis quelque chose de doux comme un chant :

— Pardon ! je sais bien que vous me pardonnez, Dieu de bonté, Dieu de miséricorde ! Je souffre trop, vous voyez cela, et punirez-vous la pauvre innocente de mon blasphème ! Je suis folle, mais je suis à genoux, les mains jointes, les yeux en pleurs ; je prie ! je prie ! donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien… pardonnez-nous… ne nous induisez point en tentation, mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il.

Elle se traîna, toujours agenouillée, jusqu’au crucifix qui était dans la ruelle de son lit. Au-dessus du crucifix il y avait une image de la Vierge. Elle tendit ses deux mains tremblantes.

— Sainte Vierge, reprit-elle, ranimée et belle jusqu’au sublime dans l’ardeur de sa passion maternelle, Sainte Vierge, vous êtes mère. Dites à Dieu de me pardonner. Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes, et le fruit de vos entrailles est béni. Ah ! vous me souriez, bonne Vierge, et l’enfant Jésus me sourit dans vos bras. Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Ainsi soit-il.

Ce dernier mot fut coupé par un cri d’allégresse.

La Gloriette s’était dressée comme un ressort. Elle rejeta en arrière les boucles de ses cheveux et toute sa merveilleuse beauté rayonna l’espoir qui venait d’envahir son âme.

— C’est vous ! c’est vous dit-elle en portant ses lèvres jusqu’aux pieds de la Vierge, c’est vous qui m’inspirez cela, sainte Marie adorée ! merci ! merci ! J’avais oublié, moi qui n’ai plus ni mémoire ni pensée. La marque ! n’est-ce pas un miracle du bon Dieu cette cerise qu’elle porte à la poitrine ? Et je ne l’ai pas dit ! et vous me l’avez rappelé ! Je vais courir, Sainte Vierge, je vais réparer mon oubli, et ma Justine sera retrouvée !

Sans prendre son chapeau ni mettre son châle sur ses épaules, elle ouvrit la porte si brusquement que Médor eut à peine le temps de se jeter de côté. Lily passa sans le voir et descendit l’escalier en se tenant à la rampe.

Médor descendit après elle.

Dans cette pauvre maison, il n’y avait point de concierge : ils purent sortir tous les deux sans éveiller l’attention de personne.

Le temps avait marché. Il était onze heures du soir environ. Lily trouva sa route jusqu’à la maison de police. Elle allait d’un pas léger, presque joyeux. La servante qui gardait le bureau vint lui répondre, à travers un guichet, que monsieur le commissaire était au théâtre.

Il n’y a, certes, point de mal à cela, d’autant que les théâtres ont des loges spéciales pour la surveillance, mais rien n’est parfait, et je vous engage à n’avoir jamais besoin du commissaire après la nuit tombée.

Lily ne pouvait comprendre que le monde entier ne fût pas à sa disposition pour retrouver son cher trésor perdu. Quand la servante lui dit de revenir le lendemain, elle s’éloigna révoltée.

Toute une nuit ! En une nuit, un enfant peut être emporté si loin que la police elle-même n’a plus le bras assez long pour le joindre. Et qui sait ce qui peut nous arriver en une nuit ? Les médecins vont la nuit au secours des malades ; on vend du vin la nuit, on soupe, on danse, on vole, on joue, et les gardiens en uniforme veillent ; mais tout ce qui est « administration », commis ou fonctionnaire, ferme boutique la nuit et dort.

Lily parla aux sergents de ville, qui furent bons pour elle, car ils savaient déjà son histoire. On lui rendit compte de l’expédition faite en foire : la place du Trône avait été régulièrement « épluchée », mais sans résultat aucun.

— Et que va-t-on faire, à présent ? demanda Lily. Les sergents de ville ne sont pas institués pour savoir. Ils répondirent par cette fameuse phrase qui est le fond de la langue administrative et qui berce chez nous, du matin jusqu’au soir, dans des milliers de bureaux, des milliers d’intérêts :

ON VA PRENDRE DES MESURES.

Phrase immense ! qui permet à quatre Français sur dix de recevoir des appointements gras ou maigres.

La Gloriette ne connaissait pas bien tout l’étonnant mérite de cette phrase, cependant elle se dit, comme le moissonneur de la fable :

— J’aurai plus tôt fait d’agir par moi-même.

Cela est bien vrai, en principe, mais chercher dans Paris, la nuit, une fillette perdue ! Pauvre Lily !

Il y a des entreprises, folles au premier chef, qui, du moins, sont un soulagement par l’occupation qu’elles donnent au corps et à la pensée. Lily se mit à marcher activement, revenant sur ses pas vers la Seine et travaillant mentalement.

Comme elle traversait le pont d’Austerlitz, Médor se rapprocha d’elle, parce qu’il craignait un malheur.

Jusqu’à ce moment Lily n’avait point vu qu’elle était suivie. Elle reconnut le pauvre bon garçon et lui dit :

— C’est encore vous ?

— Ça n’est pas pour vous gêner, répondit Médor ; mais on peut avoir besoin, pas vrai ?

Il essayait de sourire. Lily se mit à marcher.

— Oui, dit-elle en se rapprochant brusquement du parapet, j’aurai besoin de tout le monde.

Elle se pencha au-dessus de l’eau ; Médor la saisit à bras-le-corps. Elle ne se défendit point et releva sur lui son regard angélique.

— Si je me tuais, murmura-t-elle, qui la chercherait ? qui la trouverait ? qui serait sa mère ?

« Non, non, reprit-elle en marchant plus vite, si je la voyais morte, je ne dis pas… mais elle n’est pas morte.

— Ça, c’est juste ! approuva Médor de tout son cœur. Pourquoi l’auraient-ils tuée ? Et puis, si elle était morte, je le sentirais bien au fond de moi.

Elle traversa d’un pas délibéré la place Valhubert et s’en alla tout droit à la grande grille du Jardin des Plantes, qu’elle s’étonna de trouver fermée.

— Il faut pourtant bien que j’entre, se dit-elle ; comment entrer ?

Elle frappa à la grille comme à une porte et le fer rendit à peine un son sous son doigt.

Médor dit :

— Il n’y a personne ; le concierge est couché, on n’entre pas.

— Ah ! fit la Gloriette, et si elle est là, pourtant ? car on n’a pas cherché partout, on n’a pas cherché du tout !

— C’est vrai, murmura Médor.

— Dans ma chambre, tout à l’heure, reprit Gloriette, j’avais un rêve ; je la voyais couchée et dormant sous un grand buisson tout en fleur. Je sais où est le buisson. Oh ! je voudrais tant y aller voir !

— Dame ! fit Médor, les rêves, c’est quelquefois des avertissements.

Lily frissonna.

— Et les bêtes ! s’écria-t-elle, les lions, les tigres…

— Quant à ça, interrompit le bon garçon, les animaux restent dans leurs cages.

Mais Lily continuait, emportée par la fièvre qui la tenait :

— Et les serpents ! elle a si grand-peur des serpents ! Et les ours. Si elle allait tomber dans la fosse aux ours !

Médor se grattait l’oreille tant qu’il pouvait.

Lily prit sa course à toutes jambes, suivant la grille qui longe le quai.

— Il y a d’autres portes, dit-elle, je veux entrer, j’entrerai !

Puis une pensée l’arrêta ; elle rebroussa chemin toujours courant, et gagna la rue Buffon en faisant tout le tour des grilles.

Il y avait un beau ciel étoilé, où la lune à son second quartier nageait dans l’azur sans nuages. Sous l’ombre des tilleuls, de rares échappées de lumière pénétraient, tigrant le sol noir de taches blanches capricieusement dessinées.

— C’est ici ! ah ! c’est ici ! s’écria la Gloriette en secouant la grille avant tant de force que les hampes oscillèrent sous sa main, délicate comme la main d’un enfant. Voilà l’endroit où les petits jouaient. Elle ne peut pas être loin, allez, c’est certain. Dites ! dites ! comment voulez-vous qu’elle soit bien loin ?

— Dame ! fit pour la seconde fois Médor.

Son oreille saignait, tant il la tourmentait.

— Est-ce qu’il n’y avait pas trop de monde ? continuait Lily avec exaltation et volubilité. On ne pouvait pas voir derrière chaque arbre. Elle est là quelque part, j’en suis sûre, sûre ! Elle aura mis sa tête sur son petit bras, comme elle faisait toujours dans son berceau, et si vous saviez combien j’ai passé d’heures à la regarder dormir ! les belles, les chères heures ! Le bon petit sourire ! Les longs cils plus doux que de la soie ! Et ses cheveux blonds qui s’échappaient du serre-tête pour boucler sur l’oreiller ! Et sa petite haleine tranquille ! Et ses lèvres : deux fleurs unies que je baisais si doucement pour ne pas l’éveiller ! Vous pleurez ! pourquoi pleurez-vous ? Est-ce que vous la croyez morte ?

Médor se fourrait les poings dans les yeux.

Lily haletante et se pendant à la grille poursuivait :

— Moi je vous dis qu’elle n’est pas morte ! Elle fut une fois bien malade, il y eut un instant où le médecin me dit : j’ai peur. Mais moi, je regardai tout au fond de mon âme et j’espérai. Je la retirai de son lit, je la pris dans mes bras et je collai son petit cœur contre le mien, en pensant : il faut que toute ma vie aille en elle, toute la chaleur de mon sang, tout ce que j’ai ! C’était à Dieu que je disais cela, et c’était une si ardente prière ! Elle était froide, je la sentis se réchauffer petit à petit. Elle s’endormit sur mon sein où je la gardai douze heures… Écoutez ! n’a-t-elle pas appelé ?

Elle se fit mal en essayant de passer sa tête entre les barreaux, mais elle ne sentait pas son mal.

Médor, obéissant, écouta de toutes ses oreilles. Il n’entendit rien.

Mais Lily entendait. Une petite voix suave comme un chant venait à elle et lui pénétrait l’âme. La petite voix disait :

— Maman, maman chérie, ne me vois-tu pas ? Je suis là ; viens me chercher !

Lily répéta ces paroles une à une et Médor finit par entendre.

Et Lily regarda tant qu’elle finit par voir.

— Là, dit-elle d’une voix brève et saccadée, au pied de l’arbre ! Sa tête est renversée dans ses cheveux blonds, et ce point plus blanc, c’est sa toque… et sa robe… Ah ! je vois tout, jusqu’à ses jambes bien-aimées et ses bottines qui brillent… Là… je vous dis là… là… !

Son doigt tendu convulsivement tremblait.

Médor écarquillait ses pauvres yeux.

— Alors, cria la Gloriette frappant du pied avec colère, vous ne voulez pas voir !

— Eh bien, si ! dit Médor avec sa crédulité sublime, je veux voir… et je vois ! parole d’honneur !

La Gloriette poussa un long cri de joie et se lança contre la grille pour la briser.

Médor sauta sur la murette, saisit deux hampes et se hissa à la force des poignets. Il était robuste, il put arriver au sommet de la grille et redescendre de l’autre côté. Lily suivait ce travail, haletante et balbutiait des paroles inarticulées.

Quand Médor sauta sur le sol du jardin, elle lui envoya des baisers, pleurant, riant tout ensemble et disant :

— Ah ! ah ! Dieu vous récompensera. Vous êtes heureux, vous ! vous allez l’embrasser le premier !