L’Avaleur de sabres/Partie 1/Chapitre 14

Laffont (p. 280-288).
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Première partie


XIV

Justin


Le château de Monceaux était une riante demeure, bâtie à mi-côte entre une belle futaie et des prairies qui descendaient à la Loire. Tout ce pays est un jardin où les aspects heureux se déroulent en un tableau serein et riche.

Des fenêtres du château, on voyait dix autres domaines en deçà et au-delà du fleuve, large nappe d’argent que rayait la sombre verdure des peupliers. Les grands chalands allaient et venaient tout le jour, tendant au vent paresseux leurs immenses voiles carrées. Au loin, Tours montrait, comme en un mirage, ses dômes et ses clochers.

C’était là que vivait Justin de Vibray, l’ancien roi des étudiants, auprès de sa mère excellente qui l’adorait et voulait le marier.

La chose était aisée. Les héritières abondaient aux alentours et les Tourangelles méritent assurément la réputation de beauté, de bonté, de vertu spirituelle et de charme que leur ont faite les Tourangeaux amoureux.

La mère de Justin était veuve ; elle jouissait d’une fortune honorable, et notre étudiant, fils unique, pouvait passer pour un fort bon parti. Nous savons qu’il était très beau, très intelligent, et presque savant ; nous savons aussi qu’il avait la tête chaude, le cœur sensible et un grain d’esprit aventureux.

Ce n’est pas précisément l’ordinaire en Touraine où les gens sont tranquilles comme le paysage.

Justin lui-même, du reste, croyait de bonne foi qu’il avait jeté le meilleur de son feu à Paris dans les petites bamboches de l’hôtel Corneille ; il était rassasié des pauvres romans de la Chaumière et du Prado, et quant à ce poème dont Lily était l’héroïne, nous ne savons trop ce qu’en dire. Les débuts extravagants de l’aventure dépassaient de beaucoup les bornes de l’élément romanesque, contenu dans l’imagination de Justin. Il avait été pris, évidemment, à une heure de fièvre.

Ou bien, c’était sa destinée, comme disaient les livres d’autrefois.

Mais étant acceptée l’aventure, et il fallait bien l’accepter, puisque c’était de l’histoire, ce qui sortait tout à fait et violemment du caractère loyal de Justin, c’était sa conduite à l’égard de la jeune fille-mère.

Il l’avait abandonnée auprès d’un berceau, celle que naguère il parait comme une idole, celle qu’il aimait à genoux, et il avait abandonné aussi, du même coup, l’enfant, gentil trésor que, la veille, il adorait follement.

Il était honnête, pourtant, il était brave et généreux.

Mais vous souvenez-vous de la première lettre écrite par lui à Lily, de cette lettre qui avait fait pâlir et trembler la pauvre fille avant même que l’enveloppe fût déchirée ?

« Ma mère est venue me chercher. À bientôt. Je ne pourrais pas vivre sans toi. »

C’était vrai et c’était tout.

Il n’y avait pas autre chose que cela.

La mère de Justin avait appris ce qui se passait. Comment ? En vérité, je l’ignore, mais les mères savent tout. Elle était venue, elle avait dit à Justin : « Je suis veuve, je n’ai que toi, veux-tu me faire mourir de chagrin ? »

Il n’y avait point là d’exagération. La mère de Justin avait bâti son château en Espagne, celui qu’elles bâtissent toutes : le cher fils marié, la bru mieux aimée qu’une fille et les petits-enfants gâtés à outrance.

La bru, quelquefois n’est possible que de loin, elle met souvent un grain de fiel dans la réalisation de ce doux rêve, mais restent les petits qui ne se refusent jamais à l’opération du « gâtage ».

Je le dis comme cela est : la mère est capable d’en mourir si on démolit son château, à l’heure où la bru, non encore éprouvée, lui apparaît angélique dans le brouillard de l’inconnu.

Or, notre beau Justin avait peu connu son père. Sa mère, maîtresse et esclave, était tout pour lui dans l’histoire de son enfance. Causer un chagrin à sa mère lui semblait chose impossible et impie. Il la suivit purement et simplement, parce qu’elle le voulait. Quel grand mal de passer huit jours au château, peut-être quinze jours ? Juste le temps de lui parler raison, de la ramener, de lui faire comprendre…

Mais la première fois que Justin voulut prononcer le nom de Lily, sa mère lui prit les deux mains, et dit, les larmes aux yeux :

— Écoute, je ne te ferai jamais de reproches. C’est un malheur qu’il faut cacher. Tu as été fou, n’est-ce pas, eh bien ! pourquoi parler de cela !

Elle se tut, rouge de colère ou de honte et arrêtant évidemment des paroles qui se pressaient sur ses lèvres.

Une vision traversa l’esprit de Justin. Il revit la ruelle souillée, là-bas dans le pays des chiffonniers, il revit le coquin sordide qui avait voulu embrasser Lily — et il revit Lily elle-même si étrangement belle sous ses haillons.

Oh ! cela ne l’empêchait point de l’aimer, mais il n’essaya plus de parler d’elle.

On peut être roi des étudiants sans posséder la fermeté stoïque de Caton l’Ancien.

Ce beau Justin vous eût émerveillés, sur le pré, l’épée au poing ou le pistolet à la main. Il était superbe d’indifférence quand il s’agissait de jouer sa vie.

Mais il avait la faiblesse des forts. Il était poltron contre ceux qu’il aimait. La bru du château en Espagne devait avoir beau jeu, un jour venant.

Et je vais vous dire un secret : si Lily avait pu se défendre, si usant du droit que lui donnait le berceau de Petite-Reine, elle avait attaqué à son tour, je ne sais pas de quel côté la faiblesse de Justin eût versé.

Car il aimait Lily sincèrement. Et Petite-Reine donc ! Certes, certes, Lily aurait eu de quoi se défendre.

Mais elle n’était pas là. Et d’ailleurs, se fût-elle défendue ? il y avait dans le cœur de Lily, une bien autre fierté que dans celui de Justin.

Une fierté exagérée, peut-être, car elle cessa d’écrire, aussitôt qu’une de ses lettres resta sans réponse.

Cela vint au bout de six mois environ. La bru, la fameuse bru, s’était montrée à l’horizon, belle, riche, bien élevée, faisant venir ses toilettes de Paris, enfin choisie avec un soin exquis.

Et je crois que Justin la trouvait assez à son gré.

Les choses allèrent loin. On parla de la corbeille. Seulement, le soir, avant de s’endormir, Justin, soit que vous approuviez sa conduite au point de vue mondain, soit que vous le jugiez coupable, selon le simple sens de l’honneur, Justin avait des moments de terrible tristesse. Il voyait une belle jeune femme portant un enfant dans ses bras.

Et c’était un peu comme dans ce portrait photographié, suspendu au-dessus du berceau de Petite-Reine. Le visage mélancolique et pâle de Lily apparaissait distinct, mais l’enfant, Justin ne pouvait que la deviner. Il l’avait laissée si petite ! Elle grandissait, et comme elle devait déjà bien sourire !

Le mariage avec la première bru présomptive manqua ; Justin ne put pas se décider. Ainsi arriva-t-il pour la seconde, plus jolie, plus accomplie encore que la première et faisant venir de Paris jusqu’à ses gants et ses chaussures.

La mère, infatigable, entamait les négociations pour une troisième bru qui était un ange, celle-là, ni plus ni moins, quand arriva au château de Monceaux la lettre de Lily.

La lettre fut reçue par la mère qui la lut et la mit dans sa poche.

C’était le jour de la première entrevue entre Justin et sa nouvelle fiancée. Les deux jeunes gens ne se déplurent pas.

Mais quand la mère fut seule, le soir, à son tour, avant de s’endormir, elle eut un grand poids sur le cœur. Elle relut la lettre une fois, deux fois, puis vingt fois. La lettre disait, d’une écriture tremblante qui heurtait l’œil comme un sanglot blesse l’oreille : « Mon cher Justin, notre petite fille est perdue, on me l’a volée, viens à mon secours. »

La mère de Justin essaya de se raidir contre ce cri d’angoisse. Qu’importait cette fille ? Mais elle pleura, parce qu’il y a un lien entre toutes mères.

Et elle songea. Justin était bien changé. Il végétait près d’elle, mélancolique et silencieux. Le matin, il prenait son livre, Horace ou Virgile presque toujours, car c’était un lettré, et, en outre, il craignait ces œuvres où l’art nouveau entasse les émotions de la vie réelle.

Il s’en allait, marchant lentement sous les arbres de l’avenue.

Puis il rentrait plus morne qu’il n’était parti.

Jamais plus il n’avait prononcé le nom de Lily, mais quand sa mère l’interrogeait il répondait souvent avec son douloureux sourire :

— Ne parlons pas de moi. J’ai été fou.

On était bien loin d’être heureux en ce joli château de Monceaux, si riant et si paisible.

Mais la vaillance revient avec le jour, le lendemain matin, la bonne femme s’étonna de sa faiblesse de la veille. Elle reprit même sa besogne de marieuse acharnée et l’affaire de la troisième bru fit un pas.

Puis, le soir venu, il y eut rechute. Le cœur de la mère se serra de nouveau. Il fallut, bon gré mal gré, lire et relire la lettre de « cette fille ». Et cette fois, on pensa à l’enfant.

« Notre petite fille est perdue… »

La mère de Justin, qui était une femme brave et convaincue, résista pendant dix longs jours, mais elle souffrit tant qu’elle céda le onzième jour.

C’était la veille de cet après-midi où se passèrent les événements racontés au précédent chapitre. Justin et sa mère dînaient seuls. Justin était distrait et morne, selon sa coutume. On avait échangé, à de longs intervalles, quelques rares paroles.

— Eh bien ! dit la comtesse, quand on eut servi le dessert. Saurons-nous enfin ton avis sur Louise ?

C’était le nom de la troisième fiancée.

— Elle est charmante, répondit Justin. Tout à fait charmante.

— Alors tu l’aimeras ?

— Je ne crois pas, ma mère.

La comtesse ne cacha pas un vif mouvement d’impatience.

— Ne te fâche pas, bonne mère, reprit Justin qui eut un sourire découragé. Tu sais bien que j’ai été fou. Cela me revient encore quelquefois.

Il se leva et sortit.

Deux larmes jaillirent des yeux de la comtesse qui rentra dans son appartement.

Vers huit heures du soir, elle en ressortit et vint demander à l’office si Justin était rentré. Sur la réponse négative des domestiques, elle passa au salon et donna l’ordre suivant :

— Vous direz à monsieur le comte qu’il ne se couche pas avant de m’avoir vue. J’attends ici son retour.

Quand Justin rentra, il était tard. On l’introduisit au salon où sa mère était debout près du seuil. Elle lui dit :

— Embrasse-moi.

C’était un grand amour que Justin avait pour sa mère.

— Il est arrivé malheur ! balbutia-t-il en la soutenant, chancelante dans ses bras.

Puis il ajouta, l’entendant sangloter :

— Qu’as-tu, mère, au nom de Dieu que veux-tu de moi ?

Enfant, il avait eu d’elle, avec des larmes, tout ce qu’il avait voulu. Et depuis qu’il était homme, on le faisait obéir, à Son tour, avec des larmes.

— Embrasse-moi, répéta la comtesse, embrasse-moi de tout ton cœur. Il est arrivé malheur, un grand malheur, et ce que j’ai fait, tu ne pourras peut-être pas me le pardonner !

Justin sourit d’un air incrédule.

Elle lui tendit la lettre ouverte.

Justin y jeta les yeux et tomba brisé sur un siège.

La comtesse se mit à genoux près de lui.

— Tu l’aimes encore, murmura-t-elle, tu l’aimes mieux que moi ! Tu vois bien, tu vois bien ! Jamais tu ne pourras me pardonner !

Justin l’attira vers lui et la baisa au front.

— Je vous pardonne, ma mère, dit-il.

Mais son regard ne quittait pas la pauvre écriture tremblée qui criait à l’aide.

— Dix jours ! pensa-t-il tout haut.

— Je n’ai que toi, répliqua la comtesse comme si on l’eût accablée de reproches. Si tu savais ce que tu es pour moi !

— Ma mère, je vous pardonne, répéta Justin.

Mais il était si pâle que la comtesse, navrée, se couvrit le visage de ses mains en criant :

— Ah ! tu l’aimes ! tu l’aimes !

Justin répondit, portant à ses lèvres, sans le savoir peut-être, le papier où était l’écriture de Lily.

— Vous m’aviez dit : « Veux-tu me faire mourir de chagrin ?… » Ah ! je vous aime bien, ma mère ! Je l’ai abandonnée pour vous !

La comtesse répéta avec une sorte de folie :

— Je n’avais que toi !

— Elle avait l’enfant, c’est vrai, prononça tout bas Justin. Et quand j’ai été parti, l’enfant l’a consolée. À présent, elle est seule…

— Veux-tu que j’y aille ? s’écria la comtesse qui se leva. Justin secoua la tête.

— Vous n’avez pas de torts envers moi, ma mère, dit-il, ni envers elle. Vous êtes du monde et vous avez agi selon la loi du monde. Moi je suis un lâche esprit et un misérable cœur. Le monde n’est rien pour moi, et j’ai fait comme si j’eusse été l’esclave du monde. Ah ! je vous aime bien !

La comtesse prit sa tête à pleines mains et le baisa passionnément.

— Mon Justin ! balbutia-t-elle. Mon fils ! mon cœur !

Mais Justin disait sous ses caresses :

— La petite fille est perdue ! Elle m’attend depuis dix jours ! Elle est peut-être morte !

Il essaya de se lever à son tour.

— Tu vas partir ! s’écria la comtesse épouvantée. Tu ne reviendras pas !

Justin, qui faisait son premier pas vers la porte, toucha son front de ses deux mains et s’affaissa sur lui-même.

La comtesse le releva, forte comme un homme !

— Je te dis que j’irai, fit-elle avec une émotion désordonnée. Je l’aimerai s’il le faut ; ah ! l’aimer ! mon Dieu ! je mourrai folle !

Mais Justin ne l’entendait pas. Un spasme le tint inanimé pendant une partie de la nuit.

Au matin, on attela ; Justin et sa mère partirent pour Tours.

La route fut silencieuse.

À la gare du chemin de fer, au moment de la séparation, la comtesse dit :

— Mon fils, je vous remercie des jours de bonheur que vous m’avez donnés. J’ai pensé toute la nuit et j’ai prié. Il y a des choses impossibles. Entre elle et moi, il vous faudra choisir.

— Je choisirai, ma mère, répondit Justin, dont les yeux étaient sans larmes.

Il y eut un douloureux baiser, puis Justin franchit le seuil.

La comtesse resta un instant immobile.

La veille elle avait dit : « S’il le faut je l’aimerai… »

Elle remonta dans sa voiture, toute seule. Le cocher s’étonna de ne pas l’entendre pleurer. Les domestiques qui la virent rentrer au château dirent entre eux : « Madame a vieilli de vingt ans ! »

Le train roulait vers Paris.

Des fenêtres de sa chambre à coucher, la comtesse put le voir au loin dans la plaine dérouler sa longue chevelure de fumée.

Elle s’agenouilla devant son prie-Dieu, où elle resta longtemps, puis elle se mit au lit, quoique le soleil n’eût pas fourni encore la moitié de sa course.

Justin n’aurait point su dire, quand il arriva en gare, à Paris, s’il avait eu des compagnons de voyage. Il s’était absorbé en lui-même — pour choisir.

Son choix était fait au moment où il donna l’adresse de Lily au cocher de fiacre, rue Lacuée, numéro 5.

Il avait le cœur brisé, c’est vrai, mais ce grand amour de sa jeunesse, cette folie le reprenait, éveillé d’une sorte de sommeil. Il revoyait Lily, son délicieux rêve. Avait-il pu seulement vivre sans elle ? Comment aimait-il donc sa mère !

Si jamais, oh ! si jamais il lui eût été permis d’espérer la réunion de ces deux profondes tendresses qu’un abîme séparait aujourd’hui !

Sa mère avait dit : « Il y a des choses impossibles ! » mais là-bas, derrière le voile de l’avenir, Justin entrevoyait un sourire d’ange : une tête enfantine, auréolée de cheveux blonds.

Sa fille ! Est-ce que sa mère résisterait aux caresses de sa fille !

Nous l’avons vu arriver au logis de la Gloriette absente, s’asseoir près du berceau vide, transformé en autel, et attendre.

En attendant il prit le portrait photographié de Lily et il eut un sourire ému en prononçant ce mot qui vient à la bouche de tout le monde, quand on voit la trace imparfaite de l’enfant dans une épreuve où la mère est « bien venue » : « Elle a bougé ! »

Elle avait bougé beaucoup, car on n’apercevait qu’un flocon blanc, indécis et confus, quelque chose qui n’avait point de forme et qui pourtant était gracieux ; un nuage souriant.

Mais Lily ! le visage de Lily attirait le regard de Justin comme une fascination. Il y avait de la mélancolie sur ses traits, mais elle était splendidement belle.

Je ne sais quoi disait dans l’amoureux pli de ses lèvres, penchées vers le nuage, qu’elle était venue là pour avoir le portrait de l’enfant uniquement.

Je ne sais quoi disait encore que rien n’existait pour elle en dehors de l’enfant qu’on ne voyait pas, mais qu’elle regardait avec un si doux orgueil.

Tout en elle était charmant, mais sans coquetterie. Je dis trop ou trop peu : il y a des femmes qui, naturellement, ne sont pas coquettes, même dans ce sens restreint exprimant le goût innocent de la parure ; il n’y a que les jeunes mères pour s’oublier tout à fait et pour être adorables malgré elles.

Justin regardait Lily ; Justin lisait toute une belle et chère histoire dans la jeune gravité de ces traits. Les cheveux magnifiques avaient je ne sais quel tour austère, et il fallait la grâce enchantée de la taille pour faire valoir les plis presque maladroits de la pauvre petite robe.

Justin en arriva à deviner et se dit : je ne serai plus que le second dans ce cœur…

Et ce fut de la joie. La place était bonne, à côté de Justine adorée.

Il lui semblait, tant il était heureux, que son premier effort allait retrouver Justine.

La brume était déjà presque tombée que Justin regardait et songeait encore.

Un pas lourd monta l’escalier.

— J’ai été du temps, dit-on dès le carré ; je ne voulais pas revenir sans avoir fait mon possible. Mais rien ! La mère Noblet a perdu la moitié de ses pratiques et dit comme ça que nous en sommes la cause. Les autres, on croirait qu’on leur parle déjà du déluge… Ah !

La voix s’arrêta brusquement sur ce cri. Médor venait d’apercevoir Justin.

— Est-ce que je me suis trompé de porte ? gronda-t-il dans son étonnement. Mais non. V’là le petit berceau. Où est la Gloriette ?

— J’attends madame Lily, lui fut-il répondu.

— Ah ! fit encore Médor, vous avez peut-être des nouvelles ?

— Non, je ne sais rien.

Médor s’approcha et vint regarder l’étranger de tout près. Il faisait presque nuit.

— Alors, dit-il, qui êtes-vous pour l’attendre comme ça, chez elle ?… chez elle, je n’ai jamais vu personne.

Justin hésita. Médor s’était mis entre lui et le jour pour l’examiner mieux.

— Ah ! fit-il pour la troisième fois et sur un ton qui marquait peu de sympathie, vous, je vous reconnais bien ! Vous êtes celui qui… enfin, l’homme du château en Touraine !

Justin fit un signe de tête affirmatif. Médor s’éloigna de lui.

— Et vous, demanda Justin, qui êtes-vous ?

— C’est moi qu’ai perdu l’enfant, répliqua Médor avec rudesse. Alors, je rachète ça comme je peux.

Il sortit sur ces mots et redescendit l’escalier. L’instant d’après Justin le vit revenir tout essoufflé ; il avait à la main un bougeoir allumé qu’il posa sur le guéridon.

Il vint se planter devant Justin et dit avec un grand trouble :

— Si vous n’étiez pas là, je croirais que c’est vous ; mais vous voilà, c’est impossible !

Justin ne comprenait pas.

Il y avait tant d’égarement dans les yeux du pauvre diable que Justin le soupçonna d’être ivre, dans le premier moment.

Mais Médor n’était pas ivre ; il parlait surtout pour lui-même et poursuivit cette argumentation bizarre destinée à éclairer sa propre pensée, ne s’inquiétant nullement de l’effet produit sur son interlocuteur.

— Vous, grommelait-il, je ne vous aime pas, c’est sûr, puisqu’elle vous attendait et que vous ne veniez pas. Vous étiez dans un château, et elle dans une mansarde. Si la petite avait eu son père auprès d’elle, on ne l’aurait pas volée, pas vrai ? c’est sûr. Mais ce n’est pas ça : elle n’a jamais parlé que de vous : Justin, Justin, Justin, le jour et la nuit. Il y a donc que si vous l’aviez emmenée dans une belle voiture, c’était tout simple. Mais l’autre…

— Quel autre ? demanda Justin dont le cœur se serra terriblement. Expliquez-vous, je vous en prie !

Médor avait deux larmes qui mouillaient les coins de ses paupières. Il continua :

— J’aurais pleuré, pas vrai ? parce que je m’étais habitué à la garder et à la servir… Ah ! ah ! Écoutez donc : celle-là a été trop malheureuse ! Mais ce n’est pas ça ! s’interrompit-il en balayant son front de sa large main. Qui donc était dans cette belle voiture où elle est montée, puisque vous voilà ici, vous.

Justin s’était levé. Il balbutia :

— Alors, elle est partie ?

— Après ? fit Médor avec un emportement sans motif. N’était-elle pas libre de partir ?

Sa main lourde pesa sur l’épaule de Justin qui avait la tête courbée.

— Vous voilà libre aussi, dit-il amèrement. Je ne connais pas bien les gens comme vous, mais je les devine. Elle vous a donné un prétexte ; allez-vous-en, cette fois, pour tout de bon. Mais avant de partir, ne soufflez pas un mot contre elle ! pas un ! car je vous casserais la tête contre la muraille, hé ! l’homme du château !

Médor avait la narine gonflée et l’œil brûlant.

Justin, en effet, ne prononça pas un mot, pas un seul, mais il ne s’en alla pas non plus. Médor, qui le sentit chanceler, fut obligé de le soutenir dans ses bras, puis de le soulever, pour le déposer, inerte, sur le lit de la Gloriette.