L’Avaleur de sabres/Partie 1/Chapitre 09

Laffont (p. 243-250).
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Première partie


IX

Bureau de police


À la tête du pont d’Austerlitz, la Gloriette s’arrêta brusquement. Elle se dégagea des deux bras à la fois et essuya ses yeux. Là le terrain se relève ; en se retournant elle put voir le Jardin des Plantes par-dessus le flot de têtes qui l’en séparait. Elle murmura, perdant une idée qu’elle avait :

— Tous ceux-là sont ici pour elle. On l’aimait bien. S’ils cherchaient tous, comme je chercherai, le jour, la nuit…

— Moi, je chercherai, prononça une voix à son oreille, le jour, la nuit…

Elle regarda celui qui parlait. La pauvre figure de Médor était toute bouffie de larmes.

— Demain, dit-elle, tous ceux-là auront oublié…

— Moi, interrompit résolument Médor, je n’oublierai jamais !

Lily, au lieu de remercier, haussa les épaules comme un enfant à qui on promet une chose impossible.

— Vous verrez, dit Médor avec simplicité.

Mais l’idée de la Gloriette lui revenait.

— Je veux retourner ! je veux retourner s’écria-t-elle, on n’a pas cherché, le jardin est grand, et elle est si petite. Pour la cacher, il suffit d’une touffe de fleurs. Aujourd’hui, tout le monde est avec moi, personne ne refusera de chercher pour l’amour de moi, mais demain…

« Et puis, s’interrompit-elle, résistant à ceux qui la soutenaient, j’ai oublié quelque chose là-bas… Vous ne me croyez pas, mais je vous assure que j’ai oublié quelque chose… Écoutez ! mère Noblet me montrera l’endroit où elle l’a vue pour la dernière fois… et je retrouverai la place de son petit pied chéri… et j’emporterai la terre… et je l’aurai… et je la garderai…

Un sanglot la suffoqua.

— Voyons ! voyons ! dit le sergent, dont la paupière battit.

Et comme Médor faisait mine de se révolter, il ajouta :

— Bonhomme, j’approuve ta sensibilité, mais le temps presse. Monsieur Picard et monsieur Rioux me font signe là-bas… J’ai idée qu’ils veulent battre la foire au pain d’épice, dont c’est le dernier jour, place du Trône. En avant !

Médor comprit et enleva la pauvre Gloriette qui ne résistait plus.

Monsieur Picard et monsieur Rioux, les deux agents, avaient disparu.

La procession continua sa marche. À mesure qu’on approchait de la rue Lacuée, l’intérêt des passants augmentait. Sur la place Mazas, le convoi se recruta de tous les badauds rassemblés autour de la danseuse de corde qui est là en permanence et dont Petite-Reine était une cliente assidue. La danseuse de corde vint elle-même avec ses trois petites filles et des deux petits garçons qui ne se ressemblaient point entre eux.

La Gloriette sembla frappée ; elle regarda attentivement la famille de la saltimbanque et murmura :

— Sont-ils bien à elle, tous ces enfants ?

— Les mamans sont sorcières, dit le sergent. On va éplucher le Trône. En avant ! en avant !

Mais c’étaient maintenant des voisins qui se présentaient sur la route, des gens que Lily voyait tous les jours, et qui tous les jours arrêtaient Petite-Reine pour avoir un baiser ou un sourire.

— Est-ce bien vrai ? est-ce bien vrai ? Elle était si mignonne ce matin, en partant pour la promenade ! Elle se tenait si droite ! elle tournait si bien ses jolis pieds en dehors.

— Elle m’a dit bonjour en passant…

— Elle riait, elle chantait…

— Ils me l’ont prise ! répondait la Gloriette. Je suis toute seule, je n’ai plus rien, c’est bien vrai, c’est bien vrai !

— Et il faut que ce soit celle-là pour la première fois que ça m’arrive ! ajoutait la Bergère qui pleurait aussi sous son grand chapeau de paille : une enfant si connue ! mon commerce est flambé, je n’ai plus que l’hôpital !

Par le fait, mère Noblet n’eut pas besoin, ce soir-là, de reconduire ses brebis à domicile.

Tout le long du chemin, on put voir les parents qui venaient l’un après l’autre reprendre leurs enfants sans mot dire, et les emportaient comme une proie.

Quand on arriva devant la maison du commissaire de police, la Bergère n’avait plus de troupeau.

Elle croisa ses mains sous son vieux châle, et lança à Lily un regard plein de rancune en disant :

— Et c’est elle qu’ils plaignent !

On la fit entrer au bureau de police sur les pas de la Gloriette, qui gardait maintenant le silence, affaissée dans sa douleur. Une douzaine de témoins, choisis un peu au hasard, furent introduits, et la grande masse de l’attroupement resta dehors.

Le milord, comme on persistait à appeler dans la foule cet étranger qui avait le teint d’un sang-mêlé, était déjà dans le cabinet du commissaire, avec les deux agents et un des sergents de ville.

Dans la pièce d’entrée, où se tenait le secrétaire, on donna une chaise à Lily, près de qui Médor restait comme une sentinelle.

— Ça fait pis qu’une émeute, dit le second sergent de ville au secrétaire. Depuis douze ans que je suis dans la partie, jamais je n’ai rien vu de pareil. Cette bichette-là, c’est comme si on avait enlevé une princesse.

Le secrétaire, attentif, ayant mis la plume à l’oreille, il fallut, pour la centième fois, entamer le récit détaillé de ce qui avait eu lieu. Lily pleurait silencieusement ; la Bergère ponctuait les phrases, en disant :

— Et c’est moi qui en pâtirai ! moi toute seule ! vous verrez !

Dans le cabinet voisin il n’y avait plus personne que le milord assis auprès du commissaire de police qui l’écoutait avec une respectueuse déférence, gardant à la main une large carte sur laquelle étaient inscrits ses noms et qualités.

« Hernan-Maria Gérés da Guarda, duc de Chaves, grand de Portugal de première classe, envoyé de S. M. l’empereur du Brésil. »

Le duc de Chaves parlait lentement et avec une extrême difficulté, mais vis-à-vis d’un magistrat, il avait repris tout naturellement le ton qui convenait à sa dignité.

— Pour des motifs qui me sont personnels, dit-il, je m’intéresse à l’enfant et à la mère. J’aurais pu tout à l’heure réparer le mal rien qu’en étendant la main, car le hasard m’a placé sur le chemin de la misérable créature qui a détourné l’enfant, mais la peine que j’ai à parler votre langage, mon désir de garder l’incognito et encore une circonstance qu’il me plaît de ne point mentionner : tout cela joint à une certaine timidité produite par mon ignorance de vos usages et de vos mœurs (je suis à Paris seulement depuis un mois) m’a empêché de parler et d’agir. J’ai laissé échapper l’occasion et j’en ai un regret mortel, car les larmes de cette malheureuse jeune mère m’ont percé le cœur. Tout ce que je puis faire, c’est de fournir le portrait exact de la femme qui a enlevé l’enfant.

Le commissaire de police prit la plume et écrivit sous sa dictée le signalement minutieux de Saladin déguisé en femme.

— Monsieur le duc, dit-il quand ce travail fut achevé, m’est-il permis d’interroger Votre Excellence ?

— Cela vous est permis, répondit le duc de Chaves.

— L’homme qui vous a introduit m’a dit que Votre Excellence avait parlé à la voleuse d’enfants.

— C’est la vérité.

— Il me serait utile de connaître les paroles échangées entre cette femme et Votre Excellence.

Le duc réfléchit quelques instants avant de répondre.

— Ce qui a été dit entre cette femme et moi, déclara-t-il enfin, n’a aucun trait à l’affaire présente, sauf ma première question et sa première réponse. Je lui ai demandé : Où menez-vous cette enfant ?

— La petite vous connaissait ?

— Oui, car elle m’a souri… La femme m’a répondu : Je suis gardienne chez mère Noblet, la promeneuse, et je conduis Petite-Reine au logis de son père où sa maman viendra la chercher.

— Est-ce tout ?

— Non… La femme a ajouté quelques mots qui ne regardent que moi… et a fait appel à ma générosité.

Le commissaire de police mit la main devant ses yeux et enveloppa son interlocuteur d’un regard perçant

— Vous lui avez donné ? prononça-t-il tout bas.

— Oui, repartit le duc simplement. Je suis très riche.

— C’était une pure aumône ?

Sous le bronze de sa peau, le duc rougit.

— Monsieur, dit-il au lieu de répondre et avec un visible embarras, dans mon pays, il est possible d’activer les recherches de la police avec de l’argent.

— En France, répliqua simplement le commissaire, les magistrats regardent toute offre d’argent comme la plus grave des insultes.

Le duc s’inclina, puis se leva.

— Je suppose bien pourtant, continua le commissaire, que Votre Excellence n’a point voulu outrager un honnête homme qui ne lui a jamais fait de mal. Je suppose encore, ou plutôt je suis certain, que Votre Excellence a des motifs tout charitables pour s’intéresser à cette affaire.

Peut-être y avait-il ici une toute petite pointe de moquerie, voilée sous la gravité respectueuse du débit. Le duc de Chaves se redressa.

— Je parle ainsi, poursuivit encore le commissaire, pour entrer, autant que cela est possible, dans les idées de Votre Excellence. En France, comme partout, l’administration emploie des subalternes. Ce sont même des subalternes qui cherchent et qui trouvent. Il est certain que l’argent met à leur disposition des moyens de trouver ; il est certain aussi que la perspective d’une récompense les encourage et les stimule.

Le duc de Chaves prit dans son portefeuille deux billets de mille francs qu’il déposa sur le bureau.

— C’est trop, dit le commissaire en souriant. Nous n’avons pas de mines d’or chez nous. Avec la moitié de cette somme je ferai plus que le nécessaire, et il vous sera rendu compte de l’emploi de votre argent.

Il prit un des billets et écrivit quelques lignes sur un papier à tête imprimée qu’il présenta ouvert au noble Portugais.

— J’engage Votre Excellence à se rendre sur-le-champ chez monsieur le chef de la sûreté, à la préfecture, dit-il en se levant à son tour. Ce mot servira d’explication et, là-bas, l’autre billet pourra trouver son emploi.

Il salua respectueusement, et le duc prit congé.

Aussitôt qu’il fut sorti, le commissaire sonna. Picard entra.

— Il y a quelque chose là-dessous, lui dit le commissaire. Est-ce que la jeune femme est jolie ?

— Plus que jolie, répliqua Picard. Elle est à croquer, malgré ses yeux rouges et ses pauvres joues pâles.

— Faites venir Rioux.

Rioux était un assez vilain bourgeois, mais un bel agent. Son profil affectait un peu la forme fuyante des têtes de levrettes, mais, en dépit de l’évangile phrénologique, il ne manquait pas d’intelligence. Il arriva tout soucieux.

— Ce duc avait sa voiture à la grande grille, dit-il ; quoiqu’il soit entré au Jardin des Plantes par la porte de la rue Cuvier. C’est drôle.

— Et la voiture a suivi au pas derrière le monde, par le pont d’Austerlitz, ajouta Picard, elle attend à la porte.

Le commissaire consulta sa montre d’un air égrillard.

— Chacun a ses petites histoires d’amour, fit-il en ramenant les faces de ses cheveux : ce sont des sauvages qui roucoulent comme des tigres, là-bas. Celui-ci n’a pas inventé la poudre. Je l’ai envoyé à la préfecture pour la règle, mais je ne serais pas fâché que le pot aux roses fût découvert par nous. Attention ! il y a une prime.

— Le grand seigneur m’en avait l’air, répondit Picard. Je suis resté pour ça.

Rioux étendit les cinq doigts de sa maigre main.

— Preu ! dit-il comme les enfants au jeu. J’ai un truc.

— Moi aussi, s’écria Picard. Écrivons !

Ils saisirent à la fois leurs carnets, qui ne brillaient pas par la propreté, et tracèrent une ou deux lignes au crayon. Le commissaire lut d’abord le truc du brigadier et dit : Pas mal ! Il jeta les yeux sur celui du sergent de ville et se prit à rire.

— Le même ! fit-il. Ex æquo. Ça doit être bon. Carte blanche et cent francs de mise en train pour les frais. Cinq cents au gagnant. À Dieu vat !

Rioux et Picard se précipitèrent dehors. Le commissaire avait lu sur leurs carnets la même phrase, écrite lisiblement, avec des orthographes diverses, mais également fautives.

« Faire aujourd’hui même l’épluchage de la foire au pain d’épice. »

Rioux et Picard montèrent fraternellement en fiacre place Mazas, car il s’agissait de se hâter.

— Ma vieille, dit Rioux, la prime ne nuit pas, mais j’y mettrais du mien pour retrouver la petiote.

— Rapport à la jeune dame, répliqua Picard, compris, le sentiment, je le partage.

— Et on va y aller comme des tigres pas vrai ?

— À l’œuf ! mêle-t-on ?

— On mêle… Au galop, le cocher !

Saladin ne se doutait guère d’être serré de si près.

Il ne savait pas que l’ennemi allait l’attendre dans ses propres quartiers.

Il avait manœuvré comme un ange, et nous ne pouvons nous dispenser de donner au lecteur les détails de son expédition, en faisant toutefois observer qu’il était bien jeune. On ne peut demander la perfection à la quatorzième année. Plus tard, il devait se comporter mieux encore.

Les enfants sont conduits par de singuliers caprices, et Petite-Reine avait les défauts de ses qualités. À force d’être sociable et « gentille avec le monde », elle arrivait à être un peu banale, toujours prête à prodiguer des caresses, pour faire naître ces sourires d’admiration qui partout l’accueillaient. Elle aimait son succès, il lui fallait sa vogue, et la Gloriette, hélas ! n’avait pas peu contribué à exalter ce besoin d’être adulée.

Ces murmures d’admiration que soulevait le passage de l’enfant-bijou c’était la vie, c’était le bonheur de la pauvre Gloriette.

Au Jardin des Plantes, quand pour la première fois le regard de Petite-Reine était tombé sur madame Saladin, l’impression avait été une vive répugnance et un mouvement de frayeur instinctive. Le voile bleu pendu au béguin, surtout, lui faisait peur.

Sans le hasard qui avait permis à madame Saladin de montrer son talent pour tourner la corde, l’impression aurait eu de la peine à s’effacer, mais Petite-Reine avait été applaudie grâce à cette vieille qui avait mis un voile bleu, et bientôt après cette même vieille lui avait donné un sucre de pomme. Petite-Reine était gourmande presque autant que coquette et amie des bravos. La connaissance fut faite.

Quand arriva la bagarre que nous avons amplement décrite, madame Saladin trouva moyen de placer la foule entre Petite-Reine et le troupeau. Elle lui donna le bonhomme en pain d’épice qui enchanta l’enfant et détourna son attention pendant deux grandes minutes.

C’était plus qu’il n’en fallait. Madame Saladin, qui déjà gagnait au large vers l’extrémité du bosquet, saisit tout à coup Petite-Reine dans ses bras en disant d’une voix étouffée :

— Prends garde ! prends garde ! les lions sont échappés ! Vois comme les demoiselles de la communion se sauvent !

Il y avait en effet un mouvement dans la foule, et les communiantes s’éloignaient. Petite-Reine, épouvantée, regarda et vit les lions. Les enfants voient tout ce qu’ils craignent et tout ce qu’ils désirent. Elle mit sa tête dans le sein de madame Saladin, qui se prit à courir en disant :

— N’aie pas peur ! je les tuerai s’ils veulent te faire du mal.

Petite-Reine se serrait de toutes ses forces contre sa protectrice qui s’arrêta dans l’allée des Robinias, où elle entama un tout autre genre de travail.

— Est-ce que tu ne te souvenais pas de moi ? demanda-t-elle.

Justine découvrit sa jolie petite figure pour la regarder avec étonnement. La prétendue vieille marchait toujours, mais moins vite, pour ne pas éveiller les soupçons. Les communiantes étaient dépassées.

— Et les lions ? fit l’enfant.

— Ils sont enchaînés, on les a repris.

— Retournons à mère Noblet, alors.

— Nous y allons, tu vois bien ! fit madame Saladin qui tourna l’angle de la grande allée du milieu.

— Mais non ! repartit Justine, cherchant à s’orienter, c’est là-bas qu’est mère Noblet, sous les arbres.

— Est-elle drôle ! s’écria la vieille en la mangeant de baisers. Elle veut savoir ça mieux que moi !… alors, tu m’avais tout à fait oubliée, petiote ?

Elle lui fourra un biscuit entre les dents.

— Le joli petit ange ! dit un groupe de dames à la hauteur de la fosse aux ours. Voyez donc cet amour !

Petite-Reine fut aussitôt distraite et envoya aux dames un beau sourire avec un baiser. Saladin la mit à terre et lui dit à l’oreille :

— Fais-leur voir comme tu marches bien !

Et l’enfant, reprenant aussitôt son rôle de petite merveille, marcha en se tenant droit, en balançant sa crinoline bouffante et les pieds bien en dehors.

— Pour ta peine, reprit Saladin qui passa la porte du jardin zoologique, je vais te montrer les gros moutons et les cocottes qui vont dans l’eau… C’est étonnant comme les enfants oublient ! Te souviens-tu de petit père, au moins ?

Justine s’arrêta court, ouvrant ses grands yeux qui interrogeaient.

— Viens, continua la prétendue vieille. C’est moi que tu appelais bobonne, en ce temps-là…

— Quand donc ? interrompit l’enfant dont la curiosité s’éveillait.

— Viens !… au temps où tu étais bien riche. Tu dormais dans un berceau tout plein de dentelles.

— Mère m’a dit cela ! murmura l’enfant.

— Tous les matins et tous les soirs, tu pries le bon Dieu pour petit père, pas vrai ?

— Ah ! je crois bien !… comme tu vas vite !

— Voici les cocottes, annonça madame Saladin, arrivant au parc des oiseaux aquatiques. Est-elle laide, celle-là qui se tient sur un pied, avec son bec pointu ! regarde !… Seras-tu bien contente quand tu vas revoir petit père !

Justine sauta de joie.

— Est-ce que c’est aujourd’hui ? s’écria-t-elle.

Saladin la reprit dans ses bras, car il était sur les épines. Le temps passait. D’une minute à l’autre, on pouvait le poursuivre.

— Écoute, dit-il en baissant la voix, il y a des méchants, des bien méchants, qui empêchent ton petit père de demeurer avec ta petite mère. Tu étais trop petite, on ne pouvait pas t’expliquer ça.

Justine fit un signe d’intelligence ; elle était tout oreilles.

— Alors, continua Saladin qui pressait le pas, petite mère m’a dit : « Bobonne, il faut que le père la voie. Quand il l’aura vue si mignonne, si jolie, avec ses joues roses, ses cheveux blonds et ses yeux bleus… »

— Et mes belles bottines, ajouta Petite-Reine.

— « Et ses belles bottines, et son toquet à plumes… alors, il voudra la voir toujours ! »

— Mais, voulut objecter l’enfant, mère Noblet…

— Attends donc… alors, petite maman a fait mine de s’absenter aujourd’hui…

— Pourquoi ?

— À cause des méchants. Et si nous en rencontrons, des méchants, prends bien garde ! il faut rire et m’embrasser bien fort… On peut en trouver plus d’un avant la maison tout en or où est petit père, dans la ville des nobles et des riches.

Vaguement, Justine avait peur, mais ce n’était rien auprès de l’idée de petit père et de sa maison tout en or.

— Comment sont-ils faits, les méchants ? demanda-t-elle.

— Ils sont noirs… et d’autres couleurs. Alors tu comprends. Petite maman a été en avant…

— Chez papa ! s’écria Justine qui battit des mains dans sa joie.

— Juste ! chez petit papa chéri. Elle nous attend.

Ils avaient traversé tout le jardin zoologique, et sortaient par la petite porte de la rue Cuvier.

Justine ne faisait plus attention à rien, sinon à ce conte de fées où elle jouait un rôle.

Madame Saladin, triomphant à la vue de cette issue qui était pour elle le port, prit dans sa poche son dernier biscuit et le mit entre les lèvres de Petite-Reine.

Mais c’est au port qu’on échoue souvent. Au moment où Saladin venait de dépasser le factionnaire, il se trouva face à face avec une figure de connaissance : l’homme au teint bronzé qui, la veille au soir, était entré sur les pas de la Gloriette, dans la baraque de madame Canada.

Saladin ne s’attendait pas à cela. Au premier instant sa terreur alla jusqu’à l’angoisse.

— Tu trembles ? lui dit Justine effrayée.

— C’est un méchant, balbutia Saladin.

— Alors il faut rire et t’embrasser ?

Et Petite-Reine couvrit de baisers sa fausse bobonne, en ajoutant :

— C’est vrai qu’il est tout noir !

Le duc avait reconnu Petite-Reine du premier coup d’œil. Nous savons qu’un soupçon était né en lui et qu’il avait interrogé madame Saladin, nous savons aussi la réponse de madame Saladin.

Il nous reste à dire le surplus de l’entrevue : ce que monsieur le duc avait refusé de confier au commissaire de police.