L’Avaleur de sabres/Partie 1/Chapitre 08

Laffont (p. 236-243).
Première partie


VIII

La foule


Médor s’appelait de son nom Claude Morin. Il n’en était pas plus fier, attendu que cette étiquette lui avait été fournie par l’administration de l’hospice des Enfants trouvés.

Il était bon chien de berger ; peut-être n’aurait-il point su faire autre chose. On lui donnait chez mère Noblet quinze sous par jour et le déjeuner. Le soir, il travaillait en chambre et gagnait encore cinq sous à piquer des bretelles. C’était juste son loyer. Sa chambre lui appartenait en propre ; il louait seulement le terrain, au sixième étage d’une maison de la rue Moreau, entre deux toits, dans les plombs.

Sa chambre était une ancienne stalle d’écurie des Arènes nationales, où il avait été balayeur. Il l’avait eue à bon compte, lors de la vente ; il l’avait montée, couverte, installée, meublée, cramponnée ; il y tenait, ainsi qu’à son ménage, comme tout homme établi tient à son avoir.

Quand on parlait devant lui d’embellir la ville et d’exproprier des immeubles, il devenait sombre ; il avait peur d’être démoli.

On ne lui connaissait d’amitié que pour sa chambre, et il ne souriait jamais qu’à Petite-Reine.

Lorsqu’on avait fait allusion, tout à l’heure, à la femme inconnue qui s’était offerte si obligeamment pour tourner la corde, Médor avait été frappé d’un trait de lumière. Ce n’était pas assurément un observateur, mais il avait l’instinct, et au moment où il prit sa course à travers la foule, il était sûr de tenir la piste de la voleuse d’enfants.

La figure de cette femme se représentait à lui de plus en plus suspecte, à mesure qu’il interrogeait sa mémoire. Médor ne savait même pas qu’on pût « se faire une tête », mais les tons bizarres et violents de ce teint, les rides farineuses, tout ce que le voile du béguin laissait entrevoir lui sauta aux yeux par souvenir, bien mieux que dans la réalité même.

Il avait son idée. Les factionnaires avaient pu ne pas remarquer l’enfant, mais cette caricature n’avait pu passer inaperçue.

Il fit le tour des grilles à toute course, demandant sur son chemin si on n’avait point vu une fillette, jolie comme les amours avec de grands cheveux bouclés sous un petit toquet à plumes et conduite par une manière de folle qui portait un bonnet de béguine, auquel pendait un voile bleu.

Ses questions restèrent longtemps sans réponse, mais enfin, à la petite porte donnant sur la rue Cuvier, derrière les bâtiments de l’administration, un brave soldat du centre se mit à rire dès les premiers mots de la phrase, répétée déjà tant de fois.

— En plus, qu’elle est cocasse, la bonne sœur, répondit-il, et qu’elle bourrait la petite de biscuits.

Médor s’était arrêté haletant.

— Par où a-t-elle pris ? interrogea-t-il.

— Par un fiacre qui passait et qui a remonté au grand trot vers la place Saint-Victor… et qu’il y a eu quelque chose de rigolo par un particulier bien mis et beau linge avec une peau de basane mulâtre, approchant, et une barbe noire comme du cigare qui a fait mine de lui barrer la route. Il a regardé l’enfant, mais la vieille lui a rivé son clou en deux temps, et puis elle a tendu la main, qu’elle avait l’air de se moquer de lui, disant : payez-moi mon dû. Il a tiré sa bourse : comme quoi ça me paraît que c’est lui qui a soldé le fiacre avec son or.

Le soldat continua de rire et tourna le dos, se disant à lui-même :

— Il y a des personnes farces tout de même !

Médor resta un instant pensif. Suivre le fiacre n’offrait aucune chance. Comment savoir la route qu’il avait prise en arrivant au bout de la rue Cuvier ? Médor se remit à courir et revint au bosquet pour chercher conseil.

En arrivant, la première personne qu’il vit fut l’homme à la peau bronzée, dont le regard était fixé sur la Gloriette par une sorte de fascination.

Toute la personne de cet homme se rapportait d’un façon si frappante au signalement donné par le soldat que Médor n’arrêta même pas son élan et tomba sur lui comme on s’empare d’une proie.

L’homme n’essaya pas de résister. Le rouge lui monta au visage et ses yeux, qui exprimaient l’étonnement de quelqu’un qu’on eût éveillé en sursaut, interrogèrent la foule avec une sorte de timidité sauvage.

La foule, Dieu merci, répondit à ce regard. L’incident lui plaisait au suprême degré. C’était une péripétie nouvelle apportée au drame et qui poussait la curiosité de tous jusqu’à la fièvre.

Notez que cette curiosité endémique de nos Parisiens n’empêche ni la compassion, ni aucun bon sentiment. En nul autre pays du monde les chagrins d’un héros de mélodrame ne font couler tant de larmes qu’à Paris.

Seulement, en place publique comme au théâtre, l’émotion a son côté amusant qu’il est permis de cueillir.

Chacun regardait l’inconnu et s’étonnait de ne l’avoir pas encore remarqué. C’était bien vraiment une figure fatale comme disaient volontiers les romans de cette époque. Sa tête ne ressemblait point à celles qu’on rencontre du matin au soir dans la rue.

Mère Noblet dit la première.

— Il a l’air méchant, c’est un étranger.

— Et surtout calé ! ajouta une dame sans cavalier, dont l’accent n’avait rien de malveillant.

— Un beau mâle, oui-da ! fit observer une autre personne du sexe qui avait dépassé la quarantaine.

— Ses yeux font peur ! murmura une jeune ouvrière.

Une bonne d’enfant ajouta :

— Dire qu’on rencontre de cela à Paris !

Les petits n’étaient pas éloignés de le prendre pour l’ogre et le regardaient avec de grands yeux épouvantés.

Il n’y avait pour ne le point voir que Lily, la pauvre créature. Elle restait affaissée sur elle-même au pied de son arbre, les yeux fixes et sans lumière. Sur ses lèvres qui remuaient lentement, sans produire aucun son, un nom se devinait, toujours le même, le nom de sa fille : Justine.

Le cercle s’était resserré autour de l’inconnu qui venait d’abaisser les deux mains de Médor, en disant avec un fort accent étranger que personne n’avait jamais entendu :

— Laissez-moi, je ne m’échapperai pas.

Sa voix était sourde et grave.

— Pas de danger qu’il s’échappe ! cria un gamin, moins haut qu’une botte, on veille au grain par ici !

— Son affaire est bonne, ajouta mère Noblet. Il donnera des dommages et intérêts.

— Mais que voulait-il faire de l’enfant ! demanda un naïf au second rang.

— On en a besoin quelquefois comme ça, dans les grandes familles, répondit d’un air important la jeune ouvrière, pour la chose des successions.

— Ou perpétuer le nom des nobles, fit sa voisine, c’est connu.

— Sans compter, insinua la dame sans cavalier, que la petite mère est jolie comme un cœur, et qu’on a pu subtiliser l’enfant pour faire suivre la mère.

Cette idée eut un succès. Elle produisit un mouvement dans la foule qui eut envie d’applaudir. Désormais, l’étranger qui avait la barbe trop noire, atteint et convaincu d’être un traître de mélodrame, était percé à jour.

Dans la foule, on cria :

— Ici les gardiens !

Et d’autres :

— Voilà les sergents de ville !

Il était temps d’arrêter ce coupable, et, contre l’ordinaire, les sergents de ville avaient aussi du succès.

L’opinion publique est sujette à de singulières erreurs ; elle accuse volontiers de brutalité ce corps utile des sergents de ville dont le costume sert de modèle aux tailleurs de l’École polytechnique. Je parie qu’en prenant au hasard un sergent de ville et en mettant un œuf dans sa poche, vous retrouverez l’œuf intact au bout de huit jours.

C’est l’état paisible par excellence, pratiquant avec religion la philosophie péripatéticienne et dévot à la maxime festina lente.

Ils arrivent toujours quand la roue a passé sur la jambe de la vieille dame renversée ; jamais on ne les voit qu’au moment où la rixe s’apaise, et je sais beaucoup de fâcheux esprits qui demanderaient leur suppression, s’il n’était bien doux de les contempler, arpentant le trottoir, causant deux par deux, trois par trois, de choses honorables, et présentant l’image consolante de ce suprême farniente qui est la récompense des justes aux Champs-Élysées.

Les sergents de ville arrivaient, fidèles à leur devise : « Mieux vaut tard que jamais. » Ils ne se pressaient pas, de peur de casser l’œuf. Derrière eux venaient deux hommes qui n’avaient pas d’uniforme, mais que personne n’eût pris pour vous ou moi.

Une partie de la foule courut à eux et les entoura pour les mettre au fait de l’affaire.

Elle était bien simple ; il y avait là un malfaiteur, anglais, russe ou de quelque autre pays suspect qu’on venait de prendre en flagrant délit de vol d’enfant, c’est-à-dire, non pas lui, mais sa complice, une femme déguisée en sœur grise, à qui il avait donné devant témoins, une bourse pleine d’or.

Peut-être est-ce ici la raison qui pousse la prudence des sergents de ville jusqu’à l’immobilité. Ils savent de quelle manière Paris s’y prend pour raconter une histoire.

D’un air sérieux, mais sceptique, les deux fonctionnaires abordèrent l’attroupement.

Ils avaient les mains derrière le dos, ce qui fait partie du fourniment.

À leur suite marchaient toujours les deux hommes en bourgeois.

Vingt voix dirent avec colère :

— C’est ça, ne vous pressez pas !

— L’enfant voyage pendant ce temps-là !

— Allons, pas de faiblesse parce qu’il s’agit d’un milord !

— Et qui gagnera mon pain, si je n’ai plus la confiance des familles ? ajouta mère Noblet. Le voilà ; empoignez-le !

Médor étendit sa main crispée en disant :

— Devant Dieu ! je jure que c’est lui !

Les deux sergents de ville écartèrent un peu trop sans façon ceux qui gênaient leur passage. Dans ces choses accessoires, il est permis de leur conseiller plus de moelleux.

Quand ils furent en face de l’inconnu, l’un d’eux lui dit tranquillement :

— Vos papiers, s’il vous plaît.

— Qu’est-ce que ça fait les papiers ! cria-t-on de toutes parts. Ils en ont tous des papiers. L’enfant ! l’enfant !

Celui des deux sergents de ville qui n’avait pas parlé répondit :

— Donnez-nous la paix et au large ! circulez !

Il y eut un grand murmure, mais le sergent fit un pas en avant et la foule recula.

Ce mouvement mit à découvert la Gloriette, toujours accroupie et n’ayant aucune conscience de ce qui se passait autour d’elle. Médor, qui n’avait plus à garder l’accusé, vint à elle et essaya de la relever. Elle lui sourit sans rien dire, faisant signe qu’elle voulait rester ainsi. Médor s’agenouilla auprès d’elle.

La foule ne donna point attention à cela.

Tous les yeux étaient sur le milord, tiré ainsi par l’animadversion publique, au grand mépris de toutes les notions acceptées sur la couleur du teint et du poil des Anglais. La foule espérait qu’il n’avait point de papiers, car au lieu d’atteindre son portefeuille, le milord, d’un air embarrassé, semblait chercher des paroles d’explication.

Le sergent de ville, défiant par devoir, mais poli à cause du « beau linge », tendait la main d’un air calme et fier.

— C’est un faux milord ! suggéra le gamin. Il n’a pas sur lui la preuve de sa naissance !

— Il n’en manque pas, soupira la dame isolée, qui font de la poussière et qui n’ont rien sur eux !

— Voilà plus de vingt ans que je fais les promenades avec succès, disait cependant mère Noblet au second sergent de ville. Un temps qui fut, on aurait serré les pouces de ce polisson-là dans un étau de taillandier jusqu’à ce qu’il ait dit où est la petite et payé gros pour la mère, qui me devrait bien quelque chose en ce cas-là…

— Oh ! oh ! fit l’assistance en resserrant le cercle, attention ! Le voilà qui met la main à la poche ! Il a son passeport !

L’étranger, en effet, déboutonnait lentement le revers de sa redingote noire. Il prit dans la poche de côté un portefeuille où il choisit, parmi plusieurs papiers, une simple carte de visite qu’il tendit au sergent de ville.

— En voilà une belle preuve ! grondèrent quelques voix.

Mais à la vue du nom gravé sur la carte, le sergent de ville ôta son tricorne comme si c’eût été un simple chapeau bourgeois.

Les deux hommes sans uniforme qui se tenaient à quelques pas échangèrent un regard.

— C’est sûr qu’il a l’air de quelqu’un comme il faut, murmura la dame sans cavalier.

— Avez-vous jamais vu ! gronda la Bergère au comble de l’indignation ; il ne manquerait plus que de lui faire des excuses !

— Monsieur le duc, dit en ce moment le premier sergent de ville d’une voix basse mais distincte, je vous demande pardon, j’ai dû accomplir mon devoir.

— Voilà, conclut amèrement la mère Noblet. Ni vu ni connu ! Et moi mon commerce est flambé ! Ah ! les riches !

Une huée bruyante s’éleva de la foule.

— L’enfant ! l’enfant ! l’enfant ! criait-on.

La Gloriette mit sa main sur l’épaule de Médor et lui demanda :

— Quel enfant ?

On eût dit qu’un travail se faisait en elle et que son intelligence allait s’éveiller. Médor ferma ses gros poings et sa voix domina tous les autres bruits.

— Je n’ai pas menti, dit-il, l’homme a causé avec la voleuse d’enfants. Si on le laisse s’en aller, je le suivrai… et je l’aurai !

La Gloriette répéta en regardant le vague :

— La voleuse d’enfants…

Puis elle devint attentive, et sa pauvre jolie tête se redressa dans une pose inquiète.

Les groupes s’agitaient en colère ; on se montrait au doigt l’étranger qui reboutonnait sa redingote paisiblement. Madame Noblet ordonna à son troupeau de se mettre en rangs et dit à Médor avec rudesse :

— À ton ouvrage, toi !

— Non, repartit Médor, celle-là est trop malheureuse, je reste avec elle.

— Ah ! fit la Gloriette qui l’interrogea d’un regard éperdu, est-ce moi ?… est-ce moi qui suis trop malheureuse !

La Bergère s’élança vers les sergents de ville pour faire respecter son autorité, mais ceux-ci, qui jugeaient l’affaire finie et bien finie, se mirent dos à dos pour prononcer le commandement sacramentel :

— Circulez !

— Mais l’enfant ! l’enfant ! répéta l’assistance.

Médor ajouta :

— Et la mère !

— Où est la mère ? demanda un des sergents.

Personne ne répondit, parce que la Gloriette venait de se mettre sur ses pieds. Elle semblait attendre que quelqu’un parlât. Le sergent la devina et marcha vers elle.

— Vous allez suivre ces messieurs au bureau de police de votre quartier, lui dit-il avec douceur, en montrant les deux agents. C’est heureux qu’ils se soient trouvés là à la gare, vous ferez votre déclaration. S’il y a des témoins, ils déposeront.

La Gloriette avait ses grands yeux fixés sur lui.

— C’est donc moi ! murmura-t-elle. Tout ce monde-là est ici pour moi ! Et on m’a volé ma Petite-Reine !

Médor la prit dans ses bras pour l’empêcher de tomber à la renverse.

Tous les bruits étaient morts comme par enchantement. Un silence profond entourait cette scène. L’angoisse des mères est contagieuse entre toutes. On voyait un large cercle de figures attristées, dont l’expression avait quelque chose de respectueux.

— Je l’ai quittée ce matin, poursuivit la Gloriette ; chaque fois que je la quittais, j’avais peur. Il me semblait que j’étais trop heureuse, et qu’on me prendrait mon bonheur. J’ai pensé à elle tout le long du chemin, à elle, rien qu’à elle. Jamais je ne pense qu’à elle… Êtes-vous bien sûr qu’on me l’ait volée ? Pourquoi me l’aurait-on volée ? À quoi peut-elle leur servir, puisqu’ils ne sont pas sa mère !

Elle disait tout cela lentement et presque à voix basse, mais chacun l’entendait, même aux derniers rangs de la foule.

Deux grosses larmes, les premières qu’elle eût versées, coulaient sur sa joue pâle.

— On la retrouvera, insinuèrent quelques voix compatissantes.

La Gloriette se raidit dans les bras de Médor et ses yeux lancèrent un grand éclair, mais sa voix resta faible et brisée, tandis qu’elle disait :

— Que veut-on pour la retrouver ? Je donnerai tout ce qu’on voudra, mon sang, ma chair… Ah ! les ongles de mes doigts, et mes cheveux et mes yeux, et mon âme !

— En route, ordonna un des deux hommes sans uniforme, qui ajouta entre ses dents : Ça vous retourne, parole d’honneur !

Ils se dirigèrent, lui et son compagnon, vers la sortie. On ne les regarda pas. Le sergent de ville dit :

— Celles qui crient, ce n’est rien, mais de l’entendre plaindre si doucement, j’en ai le cœur étouffé.

Et c’était l’impression de tout le monde. Désormais ce n’était plus l’émotion théâtrale, la curiosité elle-même tombait devant cette déchirante douleur. La foule était comme la jeune mère, elle avait le cœur étouffé.

L’étranger que le sergent de ville avait appelé monsieur le duc et qui avait excité un instant les violents soupçons de la cohue n’avait point profité de la liberté qui lui était donnée. Il restait toujours à la même place et toujours regardant.

Au moment où l’on se mettait en marche, il fit quelques pas vers le groupe principal et aborda les représentants de l’autorité.

— Ce jeune homme a dit vrai, prononça-t-il avec une extrême difficulté en désignant du doigt Médor. J’ai vu la voleuse d’enfants, je lui ai parlé. Conduisez-moi chez le magistrat.

— Vous êtes donc un brave homme, vous ! s’écria Médor chaudement.

Il traduisait ainsi avec tant de naïveté la surprise qui était sur tous les visages que l’étranger eut un grave sourire.

— Oui, répondit-il, je suis un brave homme.

Quand il souriait, sa physionomie était remarquablement belle. Il prit avec les sergents de ville la tête de la nombreuse colonne qui descendait vers la place Valhubert.

Les opinions de la foule sont changeantes : elle est femme. La foule n’était pas éloignée maintenant de voir en cet homme, atteint et convaincu naguère de vampirisme, un héros de roman ou même un ange sauveur.

Le premier sergent de ville aidait Lily à droite, pendant que Médor la soutenait à gauche, puis venait la Bergère avec son troupeau, puis la masse du public qui n’avait pas sensiblement diminué.

La Bergère faisait remarquer, autant qu’elle le pouvait, le bon ordre de son petit bataillon.

Comme on dépassait la grande grille, Lily, qui, en apparence, était restée insensible depuis ses dernières paroles, étendit ses bras vers la marchande de jouets et de gâteaux, établie à droite de l’entrée, et un profond sanglot souleva son sein.

— Est-ce vrai, vraiment, ce qu’on dit ? demanda la marchande. A-t-on détourné ce joli bijou de Petite-Reine ?

— C’est vrai, balbutia Lily, vrai, vrai !… Hier elle s’est arrêtée ici, elle a voulu une bouteille de dragées…

— Et tout ce qu’elle voulait, elle l’avait, dit la marchande. Quand vous n’aviez pas d’argent, je vous faisais crédit de si bon cœur !

— Je l’ai quittée, toute la moitié d’un jour… et on me l’a volée !… Ah ! c’est vrai, vrai, vrai !

Ses larmes coulaient avec plus d’abondance, et sa parole prenait plus de volubilité. La fièvre venait.

— Allons, du courage ! dit le sergent.

— Toute la moitié d’un jour, répéta la Gloriette. Chaque minute peut apporter un malheur. Ah ! celles qui sont riches ! celles qui n’ont pas besoin de donner leurs petits à garder !

— C’est ça ! gronda mère Noblet en passant à son tour devant la marchande. C’est à moi la faute ! elle va me demander une rente. Je connais mon affaire… Et la maison est abîmée !… parce qu’on laisse entrer des communiantes, et des collèges, et des tourlourous, la misère ! et des nourrices, la grêle ! Il sera bientôt permis d’amener des chiens enragés, va comme je te pousse ! Ce n’est pas moi qui défendrai le gouvernement, si on fait des barricades !

On marchait. De tous côtés les gens accouraient sur la place pour voir. Voir ! la passion des grands et des petits ! Et ils voyaient Lily aller, échevelée, admirablement belle dans ses larmes.

Et dès qu’on avait prononcé le nom de Petite-Reine, ils comprenaient. C’était le quartier. La plupart connaissaient Petite-Reine. Vous eussiez dit un deuil public. Il y en avait qui pleuraient, des femmes, des hommes aussi, quand Lily les regardait de ses grands yeux baignés, et en gémissant :

— Je ne l’ai plus ! ils me l’ont volée ! c’est vrai ! c’est vrai ! c’est vrai !