L’Avaleur de sabres/Partie 1/Chapitre 07

Laffont (p. 229-236).
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Première partie


VII

La voleuse d’enfants


Le Petit Chaperon rouge devait être bien jeune quand il prit le loup pour sa mère-grand. Saladin avait toute sorte d’avantages sur le loup ; sa figure de gamin, déjà usée, se prêtait merveilleusement au rôle qu’il avait choisi. Petite-Reine l’embrassa du meilleur de son cœur et lui fit une belle révérence.

Mais, d’un autre côté, compère le loup était tout seul dans la cabane avec le petit chaperon rouge, tandis que Saladin avait ici des centaines de témoins qui le gênaient.

La corde à sauter l’avait, il est vrai, rapproché de Justine ; mais le bosquet était désormais encombré.

C’était de l’enthousiasme que Justine excitait. Tout le monde la regardait, tout le monde voulait lui donner une caresse. Les difficultés de l’entreprise augmentaient au lieu de diminuer.

Saladin se retira discrètement au second rang. Deux heures sonnaient à l’horloge du Muséum.

— Veux-tu te reposer, trésor ? demanda la Bergère à Petite-Reine.

— Non, répondit l’enfant insatiable, je veux jouer aux quatre coins.

Elle était toujours obéie. Le jeu des quatre coins commença. Madame Saladin, appuyée contre un arbre, se disait :

— C’est la lune à prendre avec les dents, quoi, mauvaise affaire ! On ne peut pas escamoter ça en plein jour comme une muscade. J’avais compté sur les animaux, sur le labyrinthe et le tremblement. Rien de tout ça ! Pas même un embarras d’omnibus à espérer. Rasé ! chou blanc ! cent quatorze sous de perdus ! Va bien ! je renonce au commerce !

Je ne crois pas qu’il y ait une providence pour les loups, et pourtant, vous allez voir.

Au moment où madame Saladin, perdant courage, allait peut-être jeter le manche après la cognée, un grand mouvement se fit du côté de la grille de la rue Buffon : c’était une pension du voisinage qui venait promener ses premières communiantes. En même temps, par la place Valhubert, un collègue entra. Ce n’est pas tout : le théâtre des bêtes en cage fermait ; le flot des curieux établit son cours par l’allée des néfliers du Japon et descendit vers les bosquets, tandis que les visiteurs du Muséum revenaient par l’allée Buffon.

On causait de l’ours dans les groupes faubouriens ; l’ours est la gloire la plus populaire qu’il y ait à Paris. On racontait l’aventure du chat, imprudent et gourmand, qui s’était lancé dans la fosse à la poursuite d’un oiseau blessé ; Martin avait mangé l’oiseau et le chat d’une seule bouchée, en se dandinant horriblement.

Tant que Paris vivra, il radotera cette palpitante histoire.

La famille anglaise était là : sept demoiselles, sept tartans roses et bleus, sept voiles verts, quatorze longues jambes qui sautillent en marchant comme des pattes d’ibis d’Égypte, — la mamma sentimentale et maigre ; la governess, humble plus qu’un chien battu, et le lord couleur d’apoplexie, qui est coutelier de son état dans le Strand.

La « société » de province était là aussi : une douzaine de parapluies, hommes et femmes, parlant haut, avec l’accent de ces pays-là, exaltant Marseille ou Landerneau, au détriment de Paris qui, au total, n’a qu’une chose bonne, curieuse, succulente et profitable : les dîners à 32 sous.

C’était déjà la foule, et c’était la foule particulière au Jardin des Plantes, où l’on trouve des paysans comme aux foires du Calvados, des gamins, ainsi que partout, des hommes d’État en quantité, des guerriers par compagnies, des pachas, des odalisques et même des savants égarés.

Saladin ouvrit ses yeux ronds tout grands, et un vent d’espoir enfla ses narines. Il ne fallait désormais qu’un hasard gros comme le doigt pour transformer la foule en cohue.

Les pêcheurs troublent l’eau. Quand le hasard ne vient pas de lui-même, on peut le faire naître.

Saladin balaya l’horizon d’un regard d’aigle, cherchant l’embryon de hasard. Il aperçut un marchand de nougat de Constantine qui allait seul, les mains derrière le dos, portant sous son turban la mélancolie de Mignon regrettant la patrie. Il aperçut aussi, à la grille qui mène au chemin de fer d’Orléans, une vaste tapissière pleine de coiffes.

Il remercia le dieu des loups au fond de son âme, car les zouaves abondaient et flairaient déjà ce chargement de nourrices.

En tournant la corde pour Petite-Reine, Saladin — la brave femme —, s’était concilié la bienveillance générale. Il se pencha à l’oreille de son voisin, qui était empailleur de reptiles rue Geoffroy-Saint-Hilaire, et lui dit en désignant le marchand de nougat :

— Voulez-vous voir l’émir Abd el-Kader ?

Il fut entendu de six personnes qui dirent aussi : Abd el-Kader.

— Abd el-Kader ! crièrent aussitôt cent voix de proche en proche.

Et le marchand de nougat lui-même, ému à l’idée de rencontrer son illustre compatriote, chercha tout autour de lui Abd el-Kader.

Un tumultueux mouvement s’était fait. La famille anglaise, la « société » de province, les gamins, les paysans, les armées en disponibilité, les collégiens, les communiantes se ruèrent tous ensemble et impétueusement pour voir l’héroïque bédouin qui tint si longtemps en échec les armées de la France.

— En rang, les enfants ! cria madame Noblet effrayée.

Médor se mit à rassembler le troupeau.

Mais le chargement de nourrices arrivait semblable à un triomphant bouquet de pivoines écarlates. En marchant, les luronnes riaient et causaient toutes à la fois. Elles étaient une douzaine, elles avaient bu en route comme un demi-cent de sapeurs.

Les zouaves et autres prestiges de l’uniforme, cavaliers ou fantassins, prisonniers de la cohue, les entendaient et les respiraient. Vîtes-vous jamais le superbe étalon briser l’obstacle qui barre le chemin de la prairie où sont les cavales ? Tous les prestiges hennissant, frémissant, bondissant, humant à pleins naseaux le vent qui venait des nourrices, attaquèrent la cohue en sens divers, la percèrent, la criblèrent, et chaque pivoine détachée du bouquet fut bientôt entourée d’une guirlande d’uniformes.

Cela ne s’était pas fait sans une mémorable poussée. Il y eut des cris d’Anglaises, les plus déchirants de tous les cris connus, des huées de gamins, des jurons de campagnards. Madame Noblet tricotant et Médor mangeant couraient comme deux âmes en peine au milieu de ce tapage au-dessus duquel s’éleva la clameur inhumaine du fossile dont le pied goutteux venait d’être écrasé par un professeur d’histoire naturelle errant.

Tout a une fin, cependant. La foule, moitié riant, moitié grondant, s’aperçut qu’on l’avait mystifiée. Au moment où le tumulte allait s’apaisant, la Gloriette passa en courant la grande grille, tout heureuse qu’elle était d’avoir gagné dix minutes sur le temps de son absence.

Il faut peu de chose pour inquiéter les mères ; la Gloriette eut peur de ce rassemblement qui encombrait le bosquet et hâta le pas en perdant son sourire.

Mais elle fut rassurée tout d’abord par la vue de la Bergère et de Médor qui tenaient le troupeau en bon ordre comme une phalange compacte.

Petite-Reine était sans doute au milieu, puisque c’était la place la plus sûre : la place d’honneur. D’ailleurs, le visage de madame Noblet était si tranquille que toute crainte devait disparaître.

— Nous avons eu une alerte, dit-elle. Dieu merci, le gouvernement fait ce qu’il veut. Il laisse entrer maintenant un tas de fainéants et de vagabonds, mais avec mon organisation les accidents sont impossibles… Justine ! Voici maman.

— Elle se cache, la coquette, dit madame Lily en s’asseyant. A-t-elle été bien sage ?

— Comme une image ! Et nous avons sauté à la corde, il fallait voir !… Voici maman, Justine.

Madame Lily se mit à rire, et comme Justine ne venait pas :

— Il paraît qu’on veut me faire une grosse niche ! murmura-t-elle.

La foule s’écoulait lentement. Le troupeau ne demandait qu’à se débander pour reprendre ses jeux. Médor, inflexible, maintenait la discipline, mais il y avait une chose singulière : Médor avait lâché son pain et ne faisait pas sa randonnée habituelle comme un bon chien de berger ; il restait derrière le groupe d’enfants, allant de l’un à l’autre, les dérangeant même pour voir l’intérieur de la phalange.

Il avait l’air de compter ; il était tout pâle, et, sous ses cheveux crépus, de larges gouttes de sueur perlaient.

— Allons ! ordonna madame Noblet, rompez les rangs pour qu’on voie Petite-Reine ! c’est assez se cacher, maman a peur.

La Gloriette écoutait d’avance le rire argentin de l’enfant qui allait crier « coucou » avant d’être découverte, puis courir et se précipiter dans ses bras.

Mais ce ne fut pas cela qu’elle entendit.

Une voix s’éleva derrière le troupeau, disant :

— Il manque quelqu’un !

Cette voix était sourde et rauque.

Elle parlait si bas, que madame Noblet n’avait point saisi le sens des mots prononcés.

Mais Lily frissonna de la tête aux pieds, et la teinte rose que la course avait amenée à ses joues tourna subitement au livide.

— M’obéit-on, à la fin ! s’écria la Bergère avec impatience. Ici, Petite-Reine ! mademoiselle !

Les rangs s’ouvrirent, Médor passa au travers en chancelant. Ses gros yeux battaient, et il faillit s’étrangler de l’effort qu’il fit pour prononcer ces mots :

— C’est elle qui manque !

Lily se leva toute droite et porta ses deux mains à son cœur. La Bergère ne comprenait point encore, ou ne voulait point comprendre.

— Qui manque ! répéta-t-elle.

Puis elle ajouta :

— Avec mon organisation c’est impossible !

Lily marchait vers les enfants qui reculèrent à l’aspect de son visage déconcerté. Médor se mit à la suivre pas à pas, tandis que madame Noblet, retrouvant un peu de présence d’esprit dans le sentiment de sa fonction, s’écriait :

— Messieurs, allez aux grilles, pour l’amour de Dieu ! Prévenez les gardiens et les factionnaires et tout le monde ! Il y a un enfant de volé !

— Justine ! Justine ! appela en ce moment la Gloriette d’une voix caressante et douce.

Elle ne donnait aucune attention au grand mouvement qui se faisait autour d’elle. La foule s’était reformée avec une rapidité extraordinaire. La nouvelle du malheur arrivé courait comme le vent. Quelques braves gens, moins pressés de bavarder que de bien faire, se hâtaient de courir aux grilles.

La Gloriette disait :

— Justine ! ne te cache plus, je t’en prie ! je sais bien que tu es là, mais je ne veux plus jouer. C’est un jeu cruel. Réponds-moi, où es-tu ?

Elle dérangeait chaque enfant l’un après l’autre, et ceux-ci la regardaient, ébahis, avec des larmes dans les yeux.

Ils avaient compassion instinctivement, parce qu’elle les suppliait à mains jointes.

— Mes petits, mes petits, priait-elle avec un sourire qui mendiait une consolation, laissez-moi voir ma chérie. Je sais bien qu’elle n’est pas perdue, mais… mais voyez-vous, je n’ai plus la force de jouer !

Il y eut un enfant qui répondit :

— Cherchons !

Et le troupeau s’éparpilla, tournant autour des arbres, quêtant, furetant, appelant :

— Petite-Reine ! Petite-Reine !

Médor laissait faire, il semblait anéanti.

Madame Noblet, au milieu du groupe, détaillait le signalement de Justine, mais chacun répondait :

— Nous connaissons bien Petite-Reine !

Et beaucoup partaient, les bonnes âmes, pour fouiller le jardin de bout en bout.

D’autres arrivaient ; le bosquet était plein, l’allée aussi. Le nom de Petite-Reine allait et venait par la foule.

Tous l’aimaient et disaient à ceux qui ne l’avaient jamais vue, sa gentillesse, sa grâce et la mignonne vivacité de ses reparties. Tout à l’heure encore on l’avait applaudie, sautant à la corde, comme si on eût été au théâtre.

Et sa mère qui en était si fière ! si folle ! sa mère qui, à cause d’elle, s’appelait la Gloriette !

On se la montrait de partout. Elle ne pleurait pas. On devinait bien qu’elle avait un coup au cerveau.

Je ne sais comment dire cela : elle était belle, à l’adoration, là-bas, tout isolée au milieu des groupes qui semblaient craindre son approche, tant il y avait de douleur terrible, navrante, prête à faire explosion sous l’apparente sérénité produite en elle par l’engourdissement moral.

Elle avait l’air d’une dame ; on n’avait jamais si bien remarqué cela qu’aujourd’hui, et pourtant ce n’était qu’une pauvre ouvrière. Sa fille était tout son bien, tout son cœur : elle n’avait au monde que sa fille.

Elle ne parlait plus. Elle regardait la foule avec une sorte d’indifférence ; seulement ses doigts tremblants touchaient son front et dénouaient peu à peu ses cheveux, qui tombèrent bientôt en boucles mêlées sur ses épaules.

Il y avait un homme au visage bronzé, encadré dans une barbe noire épaisse, qui se tenait à l’écart et suivait d’un œil fixe tous ses mouvements. Cet homme semblait de marbre, tant son immobilité était complète. Nous l’avons vu déjà par deux fois, au théâtre forain et dans le coupé qui stationnait au coin du boulevard Mazas lors du départ de la Gloriette — et quand la Gloriette était montée en omnibus, c’était lui qui avait dit au cocher : Suivez.

Depuis le départ de Justin, la Gloriette n’en était plus à compter ceux qui avaient essayé en vain de s’approcher d’elle. À supposer que celui-ci fût un amoureux, il ne ressemblait point aux autres qui parlent, qui s’insinuent, qui osent. Il était muet.

La Gloriette rencontrait souvent sur son chemin sa figure régulière et sombre, mais elle ne connaissait pas le son de sa voix.

Elle se tourna enfin vers madame Noblet qui lui dit au hasard :

— On la retrouvera ! jamais rien de pareil ne m’est arrivé.

— Oui, oui, fit Médor, qui secoua ses cheveux hérissés, comme s’il se fût éveillé tout à coup, je promets bien qu’on la retrouvera !

Lily revint sur le banc et s’y assit, les mains croisées sur ses genoux. De toutes les parties du Jardin des Plantes, les curieux affluaient maintenant. La perte d’un enfant est malheureusement chose peu rare dans les promenades parisiennes ; il n’y a pas toujours vol : l’incurie proverbiale des bonnes et les distractions que leur apportent leurs galants civils et militaires causent des alertes fréquentes.

Il n’est guère de semaines sans qu’on rencontre aux Tuileries quelque rougeaude, essoufflée à force de courir et qui demande aux gens si l’on n’a pas vu Alfred ou Emma, qui s’est perdu.

Le public est très sévère en ces circonstances, et il a raison. La faute de la bonne est invariablement mise sur le compte de « son soldat ». Ce n’est pas toujours juste, mais c’est juste beaucoup trop souvent.

On nous a dit que des mesures disciplinaires avaient été prises pour modérer la fougue de ces vaillants cœurs à qui la paix laisse trop de loisirs. Si les mesures n’ont pas été prises, il faudrait les prendre.

La liberté d’action de chacun est chose sacrée ; mais d’autre part, certains jeux sont défendus au nom de la morale ou dans l’intérêt de la sécurité générale. Au nom de la sécurité et de la morale, il faut dénoncer ce jeu qui met de si vilains tableaux sous nos marronniers et qui constitue un danger permanent pour les familles.

Ici, rien de semblable ne s’était produit ; madame Noblet, par son âge, était au-dessus des séductions, et pourtant, d’un bout à l’autre du bosquet, les groupes répétaient la légende de la Picarde, amusée par son voltigeur, pendant que l’enfant confié à ses soins est entraîné Dieu sait où. La caricature a essayé de provoquer le rire à l’aide de cette terrible histoire de Mars, changé en chenille et infestant nos jardins.

Paris ne demande jamais mieux que de rire, mais il n’est pas désarmé pour cela.

Soyez sûrs que la rancune inexplicable contre l’armée qui apparaît chez nous à de certains moments n’est pas sans connexion avec ces misères. Le bouillon du sapeur, grenadier déclarant sa flamme pendant que le marmot crie et pleure à plat ventre sur le sable, ce ne sont pas là des plaies bien profondes, n’est-ce pas ? c’est du moins une irritante démangeaison qui s’attaque justement à des épidermes très susceptibles. Les mères de famille et les maîtresses de maison n’aiment pas jouer des rôles de Prussiennes dans cette parodie de la comédie du pays conquis.

Ceux qui professent pour l’armée affection et respect voudraient voir l’armée elle-même appliquer un remède quelconque à de si burlesques maladies.

Il y avait cependant un fait bizarre : de tous les gens directement intéressés à retrouver Petite-Reine, personne ne bougeait, madame Noblet mettait en rang le troupeau consterné, Médor restait immobile à regarder la Gloriette, et celle-ci, courbée en deux, l’œil à demi fermé, semblait incapable d’agir et même de penser.

Les gardiens arrivaient, et ceux qui s’étaient chargés d’aller aux grilles revenaient l’un après l’autre. Les factionnaires n’avaient rien remarqué.

Lily leva les yeux, parce que le nom de Petite-Reine fut prononcé près d’elle par ceux qui donnaient des renseignements aux gardiens.

— Elle est cachée, dit-elle doucement, elle se met comme cela derrière les arbres pour me faire des niches.

Le fossile se leva et s’en alla. On le vit tirer son mouchoir pour s’essuyer les yeux.

C’était poignant. Médor dit avec un sanglot :

— Si on ne retrouve pas la petite ce soir, celle-là sera morte demain.

— Quelqu’un connaissait-il la femme qui a tourné la corde ? demanda tout à coup une voix dans la foule.

Madame Noblet frémit et Médor sauta sur ses pieds.

— Après ? fit-on de toutes parts.

Celui qui avait parlé sortit des rangs, mais il n’ajouta rien, sinon ceci :

— Elle avait méchante mine, c’est sûr !

Un des enfants dit :

— Elle a donné un sucre de pomme à Petite-Reine.

Et un autre :

— Quand les soldats ont foncé pour aller aux paysannes, la femme a embrassé Petite-Reine et lui a encore donné un bonhomme de pain d’épice. Petite-Reine était bien contente ; elle a dit à la femme : mène-moi voir les communiantes.

En trois coups de coude, Médor perça le cercle formé par la foule. On le vit courir lourdement mais de toute sa force dans l’allée Buffon.

Un des gardiens prit par écrit le signalement de Petite-Reine et celui de la femme qui avait tourné la corde, puis il indiqua à madame Noblet la série de démarches à faire pour mettre la police sur les traces de l’enfant.

— Mais, ajouta-t-il, ce n’est pas en restant comme ça, les bras croisés, que vous la retrouverez, non !

— Parbleu ! firent vingt voix, et c’est de drôle de monde tout de même !

— J’ai mes autres petits… balbutia madame Noblet pour s’excuser.

— Mais la mère ! que diable ! quand on a perdu son enfant…

Les yeux de Lily tombèrent par hasard sur celui qui allait parler. Il eut froid dans les veines et se tut, en reculant de plusieurs pas.

— Moi d’abord, dit une grosse femme qui portait un chien dans ses bras, je n’ai jamais eu d’enfants, mais je ne les aurais pas donnés à garder à une promeneuse !

— Ah ! s’écria madame Noblet avec désespoir, je sais quel tort cette histoire-là va faire à mon commerce !

Elle jeta à Lily un regard où il y avait de la rancune et ajouta :

— Voyons, ma bonne dame, remuons-nous un peu ! Vous devriez être déjà chez le commissaire.

Lily ne bougea pas. De ses deux mains qui étaient blêmes comme des mains de morte, elle rejeta ses cheveux en arrière et dit tout bas :

— Tout ce monde lui fait peur et m’empêche de la voir… Je sais bien qu’elle n’est pas perdue.

Un travail mental se faisait en elle pourtant, car le cercle bleuâtre qui entourait ses yeux devenait plus profond, et par intervalles, une sorte de grelottement agitait tout son corps.

Au bout d’une minute, elle se mit sur ses pieds avec effort et marcha droit devant elle, toute chancelante. Les gens s’écartaient pour la laisser passer, et je ne sais pourquoi sa merveilleuse beauté, prenant un caractère enfantin par le voile qui était sur son intelligence, rappela plus énergiquement à tous, en ce moment, Petite-Reine perdue.

— Comme elle lui ressemble ! balbutia madame Noblet, au milieu d’un murmure composé de cent voix qui échangeaient des paroles à voix basse.

Tout est spectacle à Paris. C’était ici un spectacle étrange et qui ne rappelait en rien les scènes analogues. Il n’y avait ni grand mouvement, ni pleurs, ni cris, mais toutes les poitrines étaient oppressées. Et depuis que Lily avait quitté son banc, une douloureuse curiosité se peignait dans tous les regards.

Ceux qui connaissaient Petite-Reine redisaient à satiété comme elle était belle et douce, et riante, quel enchantement c’était que de la voir jouer sous les arbres, entourée d’enfants qui semblaient ses sujets et ses courtisans.

Certes, Lily n’entendait pas. Elle allait comme si elle eût essayé d’étouffer le faible bruit de ses pas pour surprendre quelqu’un. Un sourire où il y avait de l’espièglerie entrouvrait ses lèvres décolorées.

Je l’ai dit et je le répète : c’était navrant, mais d’une autre façon que l’angoisse ordinaire.

Elle n’alla pas bien loin. Elle s’arrêta au premier arbre qui se trouva sur son chemin et s’y appuya.

Puis, ainsi soutenue, elle en fit le tour vivement.

Ce n’était pas de l’espoir qui éclairait son visage, c’était comme une certitude de voir derrière l’arbre ce qu’elle cherchait.

Quand elle vit que, derrière l’arbre, il n’y avait rien, elle secoua la tête lentement et reprit sa marche vers l’arbre suivant.

Le silence s’était fait. On voyait des gens qui pleuraient.

Rien encore derrière le second arbre. Lily toucha son front et appela d’une voix chevrotante :

— Justine, ma petite fille !

Mais elle ne se découragea point et continua sa route vers le troisième arbre.

En marchant, elle dit avec des pleurs dans la voix :

— Je t’assure que je ne veux plus jouer, Justine… quand je souffre tu m’obéis toujours.

Au pied du troisième arbre, l’homme au visage bronzé était debout. Ceux qui suivaient Lily le remarquèrent, plus pâle qu’elle et le regard cloué sur elle comme s’il eût subi une fascination.

À l’approche de la jeune femme, il se retira pas à pas, à reculons, sans cesser de la regarder.

Elle atteignit l’arbre, elle chercha derrière ; elle se laissa aller, accroupie et disant :

— Je ne veux plus jouer, je ne veux plus jouer… ah ! que je souffre !

À ce moment, Médor, lancé comme un boulet de canon, perça la foule de nouveau. Il était baigné de sueur.

Il se rua sur l’homme au tient de bistre qui regardait Lily d’un œil égaré, et le saisit au collet avec violence, en criant :

— C’est lui ! le factionnaire l’a reconnu ! Il a parlé à la voleuse d’enfants ! Si personne ne m’aide à l’arrêter je l’arrêterai tout seul !