L’Avaleur de sabres/Partie 1/Chapitre 10

Laffont (p. 250-258).
Première partie


X

Odyssée de madame Saladin


Il y avait en ce Saladin, si remarquable dès son jeune âge, de la femme, de la vieille femme.

Notre siècle, du reste, est extraordinairement fécond en adolescents ratatinés. Nous voyons cela dans les lettres, dans les arts, partout, même dans l’amour. Chérubin a toujours quinze ans, mais il fait ses farces avec un lorgnon dans l’œil : il a mal aux dents, il craint les courants d’air, et porte de la flanelle sur la peau, en se moquant de ses illusions perdues.

Une vieille femme, sachant l’enfance sur le bout du doigt, n’aurait pas pris de meilleures précautions que Saladin, et sa conduite adroite mérite d’autant plus l’approbation des connaisseurs qu’en définitive il n’avait pu donner aux études de mœurs qu’une portion très minime de son temps, occupé qu’il était, depuis sa plus tendre jeunesse, à perfectionner son talent d’avaleur de sabres.

Il les avalait très bien au figuré comme au réel, et nous le verrons travailler sur un théâtre bien autrement important que celui de madame Canada.

Le trouble produit en lui par la rencontre de monsieur le duc de Chaves ne dura qu’un instant. Il ne savait point son nom ; il le connaissait seulement pour l’avoir vu la veille dans cette position fâcheuse d’un homme du monde suivant une femme appartenant à la classe populaire.

L’idée lui vint tout à coup d’exploiter cette situation.

Faisant appel à son effronterie native, il intervertit les rôles résolument et attaqua au lieu de se défendre.

— Si vous vous dépêchez bien vite, mon prince, dit-il, vous allez peut-être encore la rencontrer là-bas… N’ayez pas peur : le factionnaire ne peut pas nous entendre, et d’ailleurs il s’en bat l’œil, ce brave militaire.

Le duc avait le rouge au front. Pour riposter à de pareilles attaques, même quand on est grand de Portugal de première classe et qu’on a affaire à la plus misérable des créatures, il faut avoir le mot net et précis qui remet chacun à sa place.

Le duc parlait français avec difficulté.

Il garda le silence et fit mine de s’éloigner. Saladin l’arrêta sans façon, il prétendait pousser plus loin sa victoire.

— Tu vois si je m’embarrasse des méchants ! dit-il à Petite-Reine. Si je veux, il va me donner de l’argent, regarde !

Et barrant le passage à son adversaire, il ajouta insolemment :

— Les femmes d’âge comme moi ça voit tout, possédant un coup d’œil d’Amérique. Je m’ai aperçu de la chose dès la première fois que vous avez rôdé autour de chez nous et je me suis dit : voilà un beau brun qui perdra son temps et sa peine, si je ne m’en mêle pas un petit peu, car la personne est vertueuse comme l’or pur…

« Voyons voir ! s’interrompit-il, parce que le duc faisait le geste de l’écarter pour passer son chemin, ne méprisez pas le monde. Êtes-vous généreux ? Payez quelque chose à la minette et on glissera un ou deux mots avantageux pour vous dans l’oreille de vous savez bien qui.

Il tendit la main vaillamment.

Le duc de Chaves hésita, puis y déposa une pièce d’or, après avoir baisé le bout des doigts de l’enfant.

Il dit ensuite :

— Je vous défends de parler de moi à la mère de cette fillette.

Et il s’éloigna.

Un fiacre passait. Saladin eut envie de lancer Petite-Reine en l’air, comme il en agissait avec sa casquette aux heures de triomphe, pour la rattraper à la volée, mais il se contint, bornant sa joie à crier tout bas :

— Sauvés ! sauvés, mon Dieu ! Merci, la Providence ! les jambes n’y étaient déjà plus, et on nous aurait rattrapés au demi-cercle… As-tu vu, bichette, comme j’arrange les méchants ! Nous allons arriver chez petit père en carrosse.

Il arrêta le fiacre et y monta sous les yeux du factionnaire qui avait suivi toute cette scène d’un regard curieux et qui reprit sa promenade en disant à part lui :

— Elle est cocasse, la bonne sœur, et le basané a eu un rude coup de soleil. C’est peut-être le père de la moutarde, au moyen de l’adultère ou autre inceste…, on y voit des choses qui sont farces dans Paris.

Le fiacre trottait déjà vers la place Saint-Victor ; Saladin avait dit au cocher :

— Place du Panthéon.

Il avait son plan arrêté désormais. Il voulait prévenir toute possibilité de poursuite.

Justine adorait aller en voiture, elle s’assit bien sage, sur la banquette de devant, faisant bouffer sa robe comme une petite dame et demanda :

— Est-ce bien loin, chez papa ?

— Non, répondit Saladin, qui pensait à part lui : cette barbe noire de mulâtre paierait peut-être des mille et des cents pour ravoir la minette et l’offrir à la mère comme un bouquet. Moi, en reprenant ma figure naturelle de joli garçon, je pourrais me présenter comme sauveteur… mais s’il me reconnaissait ! Il doit avoir une poigne d’enragé, ce particulier-là… Je préfère les cent francs de maman Canada. C’est plus modeste, mais moins dangereux.

— Je m’ennuie ! dit Petite-Reine, c’est trop loin.

Saladin la mit sur ses genoux.

— Combien y a-t-il encore de chemin ? demanda-t-elle.

— Nous allons changer de voiture pour aller plus vite, répondit Saladin qui se pencha à la portière et commanda : Vous arrêterez rue de l’Estrapade.

« Dans la maison tout en or, ajouta-t-il, en faisant sauter Petite-Reine, tu auras une voiture en rubis, traînée par quatre chèvres qui ont les cornes rose et bleu de ciel.

— Tu as pourtant l’air bien pauvre, dit Petite-Reine sans trop de défiance.

— C’est pour tromper les méchants, répondit Saladin.

Le fiacre s’arrêta. Saladin regarda par l’une et l’autre portière, puis il paya avec l’argent de monsieur le duc et il fit descendre Justine.

Il la prit par la main, il entra chez un pâtissier pour renouveler sa provision de friandises ; rien ne lui coûtait.

Mais il réfléchissait laborieusement et se disait :

— Tout ça n’est rien. Si on avait sa chambre en ville, on irait tout uniment changer de hardes et faire un peu la toilette à la petiote. Car je ne veux pas que papa Échalot et madame Canada devinent mon truc, et je ne veux pas non plus qu’ils reconnaissent la minette d’hier. Ils seraient capables de s’attendrir ! Mais je n’ai pas de pied-à-terre et il faudra aller chercher ma défroque chez Languedoc, à La Pie voleuse. En plus que je ne sais pas vers quels rivages vogue présentement le Théâtre Français et Hydraulique… Je n’ai pas encore fait la moitié du chemin. Il y a de l’ouvrage !

— Dis donc, demanda-t-il brusquement en sortant de chez le pâtissier, comment t’appelles-tu, amour ?

— Tu sais bien : Justine.

— Justine qui ?

Petite-Reine le regarda bouche béante.

— Tu sais bien, répéta-t-elle.

— Certes, certes, je sais bien. C’est pour voir comme tu es avancée, trésor. Où demeures-tu ?

— Chez nous, tu sais bien !

Saladin remercia encore le dieu des loups qui lui faisait la partie si belle.

— Où est-ce, chez toi, ma chérie ?

— Au-dessus de la danseuse de corde, pardi ! fit l’enfant avec impatience.

— Comme quoi les petits sont analogues aux chiens, pensa l’heureux Saladin. Quand on néglige de leur mettre au cou un collier avec plaque de cuivre, bernique !

Il insista pourtant :

— Je parie que tu sais le nom de ta mère ? interrogea-t-il bien doucement.

— C’est maman, repartit Justine qui ajouta : ils l’appellent aussi la Gloriette… pourquoi ?

— En route pour la maison tout en or ! s’écria Saladin. Il n’y a pas d’ange pareil à toi dans le paradis ! viens que je te recoiffe.

Il poussa la porte d’une allée noire, et d’un tour de main escamota le toquet de Petite-Reine qu’il remplaça par un mouchoir à carreaux. L’enfant voulut se fâcher, pour le coup, mais le rusé drôle se mit à la regarder avec admiration et battit des mains, en disant :

— Ah ! comme te voilà belle ! Si tu pouvais seulement te regarder un peu dans un miroir ! Ton papa va te manger de caresses.

Il la reprit dans ses bras, un peu étonnée et craintive. Son plan était que le second cocher, en cas d’accident, ne pût donner le signalement de l’enfant, dont il couvrait maintenant le corps avec les pans de son vieux châle.

En marchant, il redoublait de gaieté, promettant monts et merveilles et dépensant des trésors d’éloquence à décrire les miracles de la maison tout en or.

Petite-Reine, étourdie, ne souriait plus, mais elle ne pleurait pas.

Ils arrivèrent ainsi à une place de fiacres, où Saladin choisit une paire de forts chevaux.

— À l’heure, dit-il en montant. 17, rue Saint-Paul, au Marais. N’allez pas trop vite, rapport à l’enfant qui est malade en voiture.

Petite-Reine, qui était déjà sur les coussins, entendit et dit :

— Mais non, je ne suis pas malade en voiture !

Saladin monta à son tour.

— Tais-toi donc, minette ! fit-il en clignant de l’œil, c’est pour lui jouer une niche, tu vois bien !

— Je ne veux pas lui jouer de niche ! s’écria Justine entrant en révolte avec la soudaineté des enfants idoles. Je ne suis pas malade, et tu es une menteuse !

Saladin entonna une chanson, pensant à part lui :

— Un peu plus tôt, un peu plus tard, il aurait toujours bien fallu l’endormir pour faire ma visite à Languedoc. Va, trésor, on connaît son affaire. Tu vas bientôt commencer ton petit somme !

Il ne cessa de chanter qu’au moment où le fiacre s’ébranla. Petite-Reine le regardait d’un air boudeur. Il arracha d’un geste brusque son voile et son béguin du même coup, fixant sur l’enfant ses yeux ronds qu’il faisait à dessein terribles.

Petite-Reine ouvrit la bouche pour s’écrier, mais elle ne put. L’étonnement et la frayeur l’étouffaient.

Saladin se remit à chanter. En chantant, il ferma les portières et abaissa tous les stores l’un après l’autre, de sorte que l’intérieur du fiacre s’emplit d’une obscurité rougeâtre.

— Me reconnais-tu bien ? dit-il en grossissant sa voix. Je suis un grand enchanteur. C’est moi qui avale des sabres, des couteaux, des poignards, des rasoirs et des serpents. Tu as dit que j’étais laid, et je te mène à l’ogre.

Il fit en même temps deux ou trois contorsions accompagnées de grimaces.

Petite-Reine, qui tremblait de tous ses membres, mit ses mains sur ses yeux.

— Et l’ogre va te manger ! acheva Saladin terriblement.

Les mains de Petite-Reine glissèrent sur ses joues et tombèrent. Elle avait les paupières baissées. Elle sanglotait silencieusement.

C’est une science.

Certains procès qui effrayent de plus en plus souvent la conscience publique ont révélé ce hideux secret : il est plus facile et plus court d’endormir un enfant par les larmes que par le sourire. Les créatures dénaturées qui n’ont pas le temps de bercer leurs petits les font pleurer.

Il y a dans les larmes du premier âge un soporifique puissant qui jamais ne manque son effet. Les bêtes féroces qui viennent de temps en temps devant nos tribunaux répondre du dépérissement de leurs fils et de leurs filles savent cela ; les voleuses d’enfants savent cela.

C’est une science comme celle qui consiste à dompter les chevaux sauvages par la faim et la douleur.

Mais on dit, et voilà ce qui oppresse bien autrement le cœur, on dit que la simple misère sait aussi cela. Pour gagner le pain qui nourrit l’enfant, il faut travailler sans trêve ni relâche. On n’a pas le loisir de bercer. Ce sont les pleurs de l’enfant qui gagnent sa vie.

Saladin savait tout. Pendant quelques minutes il regarda pleurer Petite-Reine dont la poitrine se soulevait par soubresauts convulsifs. Elle n’essayait plus de crier et ses yeux ne s’ouvraient pas.

Saladin n’était pas ému le moins du monde. Il avait la dureté froide du caillou, ce petit gaillard-là ; il devait assurément faire son chemin dans les affaires.

En examinant le travail mystérieux des larmes qui peu à peu amenait le sommeil, il songeait, il combinait.

— Quant à être une jolie bestiole, se disait-il, jamais on n’aura vu sa pareille en foire. C’est bâti dans la perfection ! Des épaules d’amour, quoi ! et des mollets. C’est ça qui serait drôle, si elle devenait madame Saladin avec le temps. Eh ! là-bas ? madame la marquise de Saladin, peut-être, car je ferai mon trou, c’est sûr, comme un fer de pioche !

Il haussa les épaules en éclatant de rire.

— Il en passera de l’eau, sous le pont, d’ici là, murmura-t-il, mais ce n’est pas si bête que ça en a l’air. Y a manière d’avaler des sabres qui ne sont pas de la vieille ferraille, en gilet de satin et cravate de batiste, dans les salons des premières sociétés, pour soutirer des billets de mille, au lieu d’arracher des gros sous. Papa Similor, avant d’être une ganache, a connu le fil, fréquentant des banquiers et des colonels. Je lui tirerai bien quelque jour le fin mot de sa grande mécanique du Fera-t-il jour demain. C’est mort ou ce n’est pas mort, cette chose des Habits Noirs. Si ce n’est pas mort, on s’y fourre ; si c’est mort, on peut la ressusciter.

Une plainte s’exhala des lèvres de Petite-Reine.

— La paix ! fit-il rudement.

— Oh ! mère ! gémit l’enfant, viens, viens, je t’en prie !

— La paix ! répéta Saladin.

Justine eut comme une faible convulsion, puis elle ne bougea plus.

Saladin releva un des stores pour la regarder mieux.

— Partie ! dit-il, bonsoir les voisins ! Ça va se réveiller artiste et première élève de mademoiselle Freluche, seule héritière de madame Saqui.

— N’empêche, s’interrompit-il pour reprendre le cours de ses méditations, que tout dépend de la position qu’on occupe. Il y en a qui raflent des boisseaux d’or sans risquer le quart de ce que j’affronte, moi, pour grappiller cent francs. Seulement, ça vous fait la main, et il faut commencer par le commencement.

Le fiacre s’arrêtait devant le numéro 17 de la rue Saint-Paul.

— Cocher, dit-il, mon petit malade s’est endormi sur mes genoux, je ne veux pas le réveiller pour rien ; voyez donc voir si c’est ici que demeure madame Guérinet, rentière.

Le cocher quitta son siège et revint au bout d’un instant. Quand il mit la tête à la portière, Saladin avait repris sa coiffure de béguine et tenait Justine dans ses bras.

Madame Guérinet, rentière, était, bien entendu, inconnue dans la maison. Saladin parut vivement contrarié et dit avec un gros soupir :

— Que voulez-vous, il y a des personnes qui ne sont pas honnêtes. C’est une fausse adresse, quoi, qu’on m’a donnée. Conduisez-nous au coin du boulevard de Montreuil et de l’avenue des Triomphes… Voyez si c’est pâlot, ce pauvre trésor !

— Une jolie petite fille, dit le cocher.

— C’est un garçon, mais c’est si mièvre ! tout le monde le prend pour une fille.

Il embrassa l’enfant qui était entortillé dans le vieux châle, et le cocher reprit son siège.

La route entre la rue Saint-Paul et le boulevard de Montreuil qui touche à la barrière du Trône fut employée par Saladin à défaire complètement la toilette de Petite-Reine. Il ne lui laissa que sa jupe de dessous, sans crinoline. Dans le courant de cette opération, il aperçut le signe que l’enfant portait au côté droit de sa poitrine auprès de l’épaule droite.

— Tiens ! tiens ! dit-il en le considérant curieusement : une cerise ! et une belle, ma foi ! Il paraît que la maman est portée sur sa bouche. Voilà une marque qui serait bien gênante si elle était sur la figure. Heureusement que ça ne se voit pas, à moins d’être fièrement décolletée !

Tout en causant ainsi avec lui-même, de bonne amitié, il laissa de côté la cerise, pur objet de curiosité qui ne se pouvait point vendre, pour détacher une chaînette d’or à laquelle pendait une croix du même métal.

— Je ne donnerais pas ça pour vingt francs, dit-il, au poids.

Puis, s’interrompant :

— Tiens ! tiens ! fit-il encore, je parlais de colliers qu’il faudrait mettre autour du cou des bébés, comme on fait aux petits épagneuls. La Gloriette avait eu la même idée !

Il venait de lire, au revers de la croix, ces mots, gravés lisiblement : « Justine Justin, rue Lacuée, numéro 5. Madame Lily. »

— Ça, grommela-t-il en prenant au fond de sa poche un méchant couteau usé jusqu’au dos de la lame, c’est connu. J’en ai vu les dangers de ces croix de ma mère, au cinquième acte de plusieurs pièces de l’Ambigu. Je vas d’abord gratter la croix, et puis on verra peut-être à gratter la cerise.

En deux tours de main, la pointe du mauvais couteau eut effacé les mots gravés sur le métal, et Saladin, content de sa prudence, fourra le bijou dans sa poche, en se disant :

— Il n’y a pas de petites précautions ; maintenant, au coup de feu ! Si je peux ravoir mes effets chez Languedoc, l’affaire est dans le sac !

Le cocher arrêtait ses chevaux. Saladin descendit, bien embéguiné, et vint jusque sous le siège.

— Je ne peux pas emporter l’enfant, crainte de l’éveiller, dit-il. C’est des factures que j’ai à recouvrer en foire et je resterai bien un gros quart d’heure. Vous avez l’air d’un brave homme, d’ailleurs, j’emporte votre numéro. Gardez-moi bien mon minet et vous aurez un joli pourboire. S’il s’éveillait, dites donc, empêchez-le de parler, car ça lui casse sa petite poitrine. Il a déjà quelque chose comme du délire. Si jeune, ça fait pitié, pas vrai ? Il veut voir sa maman, qu’est morte, pauvre femme… Ah ! Dieu de Dieu !

Ici, Saladin s’essuya les yeux sous son voile et poursuivit :

— Moi, je suis la grand-mère, et Dieu sait que si j’ai repris à vendre en foire c’est pour qu’il ait du pain et des soins, le pauvre mignon trésor !

Il descendit l’allée des Triomphes en trottinant et tourna l’angle de la place du Trône.

La journée avançait. Il pouvait être alors cinq heures de l’après-midi.

Depuis le matin, la foire avait complètement changé d’aspect. De larges vides s’étaient produits entre les baraques, et celles qui restaient debout s’entouraient de tous les symptômes d’un prochain départ.

Saladin s’attendait à cela ; néanmoins, comme il avait au plus haut degré l’astuce du sauvage, il avança avec beaucoup de précaution.

Le truc inventé par Rioux et Picard était tout à fait à la portée de son imagination. Les choses de police sont merveilleusement connues en foire. Sans préciser ses craintes, Saladin avait un vague serrement de poitrine qui pouvait se traduire ainsi :

— L’ennemi est peut-être ici.

D’un coup d’œil, il vit d’abord que la baraque de maman Canada avait disparu. La Pie voleuse, au contraire, retraite de Languedoc, était encore debout au milieu des débris de deux établissements voisins.

C’était bien. Mais ces débris restaient solitaires, personne ne se montrait parmi les banquettes amoncelées et les autres pièces du mobilier industriel. Au contraire, vers le centre de la place, des groupes affairés s’étaient formés et bavardaient activement. C’était mauvais signe.

À l’heure du départ, il faut quelque chose de bien grave pour suspendre les préparatifs, surtout quand on est si près de la nuit tombante.

Il y avait quelque chose. Saladin eut un frisson dans les mollets. L’idée lui vint de prendre ses jambes à son cou et de « se déguiser en cerf », comme ils disent, bornant ses bénéfices au petit collier d’or et à la croix.

Mais si c’était vraiment la police, mise en chasse déjà pour l’affaire du Jardin des Plantes, Languedoc, interrogé, parlerait. Au premier mot du signalement de la voleuse d’enfants, Languedoc reconnaîtrait son propre ouvrage : la tête, faite avec tant d’art. Puis il y avait le vieux châle, le béguin, le voile bleu.

Saladin s’était, en vérité, travesti comme pour jouer une farce au théâtre. Il avait, l’imprudent, attaché un écriteau à son propre dos ! Hélas ! hélas ! on est jeune. Si précoce que soit l’intelligence, il y a la fougue du premier âge. Citerez-vous le grand Condé ? à Rocroy il avait déjà quatre ans de plus que Saladin.

Ce sont d’ailleurs ces imprudences qui mûrissent et qui forment les âmes exceptionnellement trempées.

Ce jour-là, Saladin devait vieillir d’un lustre.

Il fit comme aurait fait Condé ou même Henri IV : il dompta sa colique et entra résolument à La Pie voleuse par la porte de derrière, affectée à messieurs les artistes.

Languedoc était justement dans son trou, occupé à arrimer son bagage.

— C’est toi, blanc-bec, dit-il en regardant son ouvrage du coin de l’œil. La peinture a bien tenu, hein ? Je pensais à toi tout à l’heure. Il y a eu un enfant de volé.

— Bah ! fit Saladin. Un des vôtres ?

— Non, non. Ni un des nôtres, ni un des autres. Un enfant de la ville.

— Bah !

Saladin faisait de son mieux pour assurer sa voix, et tout en parlant il dépouillait son costume de vieille femme.

— Ça arrive, reprit-il, et c’est malheureux pour les parents. À quelle heure les Canada ont-ils démarré ?

— À trois heures.

— Ont-ils dit où ils allaient ?

— À Melun, pour la fête.

— Route de Lyon, fit Saladin assez crânement, c’est bon, merci.

Il emplit d’eau une cuvette ébréchée et y plongea sa tête.

— La petite drogue a le fil décidément ! pensait Languedoc, qui s’approcha et lui toucha l’épaule par-derrière.

Saladin tressaillit aussi violemment que si on l’eût poignardé.

— À la bonne heure, dit Languedoc, qui eut un rire pacifique. Qu’as-tu fait toute la journée, blanc-bec ?

— Je me suis donné de l’agrément, balbutia Saladin, avec la personne…

— Tu en as bien l’air… Dépêche-toi à reprendre tes nippes.

— Pourquoi ? demanda Saladin de plus en plus troublé.

— Parce que nous avons des agents et quarts-d’œil qui visitent les divers établissements de fond en comble.

— Ils sont venus ici ?

— Ils vont y venir !… écoute !

Saladin retint son souffle. On entendait marcher et causer à l’intérieur de la baraque.

Languedoc regarda Saladin en face et dit :

— Les voilà ! Tiens-toi bien !