L’Aubergiste du village
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 305-322).
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IX


Quand un âne se trouve sur un terrain ferme, il n’a rien de plus pressé que de se risquer sur la glace, où il se casse la jambe.



À peine baes Gansendonck eut-il fini de dîner que, suivant le conseil de son domestique, il se mit en route pour aller interroger le baron sur ses projets. Ne voulant pas passer devant la forge, il sortit par la porte de derrière de l’auberge, et prit un sentier qui devait le conduire, à travers des sapinières et des champs déserts, au pavillon de chasse de monsieur Van Bruinkasteel.

La physionomie de baes Gansendonck n’exprimait nullement la tristesse, bien que depuis le matin sa fille fût au lit en proie à une violente fièvre nerveuse ; au contraire, une certaine satisfaction rayonnait sur son visage, et de temps en temps il souriait d’un sourire aussi ouvert et aussi triomphant que s’il se fût réjoui d’une victoire remportée. À la mobilité de ses traits et aux expressions diverses qui s’y succédaient, on pouvait s’apercevoir que tout en marchant, il se berçait de rêves agréables et s’abandonnait complaisamment au cours des espérances et des illusions. Depuis quelque temps déjà il murmurait en lui-même, et des gestes trahissaient seuls la préoccupation de son âme. Mais peu à peu les séduisantes contemplations auxquelles il s’abandonnait l’entraînèrent si loin que sa voix s’éleva de plus en plus, et bientôt il dit tout haut :

— Ah ! ils se liguent tous contre moi et ils s’imaginent que je reculerai d’un pas devant leurs stupides criailleries ? Baes Gansendonck saura montrer ce qu’il est et ce qu’il peut ! Un autre dirait : mieux vaut des amis que des ennemis, mais je dis, moi : mieux vaut être envié que plaint, et celui qui compte trop d’amis est le jouet de tout le monde. Le baron n’épouserait pas Lisa ?… Et aujourd’hui même il a envoyé deux fois son domestique prendre des nouvelles de ma santé ! Quand j’y réfléchis bien il n’y a pas à en douter. Ne » m’a-t-il pas dit lui-même que Lisa est beaucoup trop bonne et trop instruite pour devenir la femme d’un grossier brasseur ? N’a-t-il pas ajouté : Elle fera un meilleur mariage et rendra heureux quelqu’un qui saura la comprendre. Il me semble que c’est suffisamment clair. Ces insolents paysans croient-ils qu’un baron y va comme eux, et dit tout net : Trine, voulons-nous nous marier ? Non, cela ne se passe pas ainsi. Ah ! monsieur Van Bruinkasteel refuserait d’épouser Lisa ? Je gage cinq bonniers de terre qu’il me saute au cou dès que j’en ouvre la bouche. Monsieur Van Bruinkasteel n’épouserait pas Lisa ? Ne pas l’épouser ? Comme si je n’avais pas remarqué pourquoi il me témoignait toujours tant d’amitié et me frottait la manche tellement que tout le monde pouvait s’en apercevoir. C’était monsieur Gansendonck par-ci, monsieur Gansendonck par-là ; des lièvres qu’il envoyait, les perdreaux qu’il apportait lui-même. Et Lisa ne mange pas de gibier… Ainsi, c’est à moi qu’il voulait faire plaisir. Pourquoi ? Assurément ce n’est pas pour mes beaux yeux. Non, non, il nettoyait le chemin parce qu’il voulait risquer le grand pas. Je lui faciliterai la chose ; il n’en sera pas peu satisfait…

Baes Gansendonck se frotta les mains avec une joyeuse satisfaction et se tut quelques instants pour mieux savourer sans doute la douceur des séduisantes convictions auxquelles il s’arrêtait. Un peu plus loin, il éclata de rire tout à coup, et reprit :

— Ah ! ah ! il me semble les voir tous au village avec des nez aussi longs que ma fourche. Voilà le baron qui s’en va donnant le bras à Lisa ; ils sont si bien habillés que les paysans en sont forcés de fermer leurs yeux éblouis ; quatre domestiques, avec des galons d’or et d’argent au chapeau, les suivent ; la voiture à quatre chevaux suit ; moi, Pierre Gansendonck, je marche à côté de monsieur Van Bruinkasteel, je porte la tête haute, et je regarde ces langues de vipère et ces envieux, comme le beau-père d’un baron peut et doit regarder cette stupide canaille de paysans. Nous arrivons à l’église ; là il y a des tapis et des coussins ; on sème des fleurs sous nos pas ; l’orgue joue que les vitres en tremblent ; le oui est prononcé devant l’autel… et Lisa part en poste avec son mari, à travers le village, tellement que les pavés font feu, tout droit pour Paris… Le lendemain, vingt paysans au moins sont au lit, malades de dépit et d’envie. Entre temps je vends ou je loue le Saint-Sébastien, et lorsque mon gendre et ma fille viennent, je pars avec eux pour un grand château ! Baes Gansendonck, c’est-à-dire, monsieur Gansendonck a mis ses moutons à sec ; il ne fait plus que donner des ordres, manger, chasser, monter à cheval… Mais en songeant à toutes ces belles choses, j’ai manqué me cogner le nez contre la porte du pavillon…

Ce disant, le baes tira le cordon de la sonnette :

Après un instant d’attente, un domestique ouvrit la porte :

— Ah ! bonjour, baes ; vous venez sans doute rendre visite à monsieur le baron ?

— En effet, gaillard, répondit le baes d’un air hautain.

— Il n’est pas à la maison.

— Comment, il n’est pas à la maison ?

— C’est-à-dire il n’est pas visible.

— Pas visible pour moi ? Ce serait du beau ! Il est au lit peut-être ?

— Non, mais il ne veut recevoir personne : vous pensez bien pourquoi. Un œil bleu et le visage plein d’égratignures…

— Cela ne fait rien. Il ne faut pas qu’il cache son visage pour moi ; je suis avec monsieur le baron sur un pied de familiarité telle que je pourrais lui parler, quand même il serait au lit… Et j’entre, parbleu ; sa défense ne me regarde pas.

— Entrez donc ! dit le domestique avec un malin sourire ; suivez-moi ; j’annoncerai votre visite.

— Ce n’est pas nécessaire, grommela le baes ; entre nous les compliments sont de trop.

Mais le domestique le conduisit dans une petite antichambre et le força, malgré sa résistance, à s’asseoir pour attendre la réponse du baron.

Déjà plus d’une demi-heure s’était écoulée, et le domestique n’était pas de retour. Le baes commença à s’ennuyer terriblement, et il murmura à part lui :

— Ce domestique s’imagine aussi se moquer de moi. C’est bon ; je le noterai sur mon calepin. Il ne gagnera pas de cheveux gris à notre service. Il faut qu’il décampe ! Ça lui apprendra… Mais j’écoute à me rendre sourd, et je n’entends pas bouger un brin de paille dans le pavillon. Le domestique aurait-il oublié qu’il m’a fait attendre ici ? Non, il n’oserait cependant pousser aussi loin l’impudence. En tout cas, je ne puis rester assis ici jusqu’à demain. Allons, je vais un peu voir… Ah ! j’entends le maraud, il rit ! De qui donc peut-il rire ?

— Baes Gansendonck, dit le domestique, veuillez me suivre : monsieur le baron a la bonté de vous recevoir ; mais ce n’est pas sans peine. Sans mon intervention, vous retourneriez chez vous comme vous en êtes venu.

— Eh, eh, que me radotes-tu là, insolent ? s’écria le baes en colère ; sache à qui tu parles : je suis monsieur Gansendonck !

— Et moi je suis Jacques Miermans pour vous servir, répondit le domestique avec un sang-froid bouffon.

— Je te retrouverai, maraud, dit le baes en montant l’escalier ; tu sauras ce qu’il t’en coûtera pour m’avoir fait attendre toute une demi-heure dans ce cabinet. Fais bien vite ton paquet ; tu ne te moqueras plus longtemps ici de gens comme moi.

Le domestique, sans répondre à cette menace, ouvrit la porte d’un salon et annonça à haute voix :

— Le baes du Saint-Sébastien ! après quoi il planta là le baes Gansendonck irrité, et redescendit rapidement les escaliers.

Monsieur Van Bruinkasteel était assis au fond du salon, le coude appuyé sur une table. Son œil gauche était couvert d’un bandeau ; son front et ses joues portaient les marques de sa lutte avec le brasseur.

Mais ce qui attira bien plus que cela l’attention de baes Gansendonck à son entrée ; ce fut la magnifique robe de chambre turque du baron. Les couleurs vives et bigarrées de ce vêtement éblouirent ses yeux, et ce fut avec un sourire d’admiration qu’il s’écria, même avant d’avoir salué le baron :

— Vertudieu, monsieur le baron, quelle belle robe de chambre vous avez là !

— Bonjour, monsieur Gansendonck, dit le baron sans faire attention à l’exclamation ; vous venez sans doute vous informer comment je vais ? Je vous remercie de cette amicale attention.

— Ne le prenez pas en mauvaise part, monsieur le baron ; mais avant de vous demander des nouvelles de votre santé, je voudrais bien savoir où vous avez fait faire cette robe de chambre ? Elle me donne vraiment dans l’œil !

— Ne me faites pas rire, monsieur Gansendonck, cela me fait mal aux joues.

— Ce n’est pas pour rire ; non, non, c’est sérieusement que je parle.

— Singulière demande ! j’ai acheté cette robe de chambre à Paris.

— À Paris ! c’est dommage, baron.

— Pourquoi donc ?

— Je m’en serais volontiers fait faire une pareille.

— Elle coûte près de deux cents francs !

— Ah ! je ne regarde pas à cela.

— Elle ne vous irait pas, monsieur Gansendonck.

— Elle ne m’irait pas ? Si je puis la payer, elle doit bien m’aller ? Mais laissons cela. Franchement, comment va la santé, monsieur Van Bruinkasteel ?

— Vous voyez : un œil bleu et le corps couvert de contusions.

— Le coquin a tout de même été empoigné par les gendarmes et conduit à la ville. Vous lui ferez sans doute payer comme il faut son impudente brutalité ?

— Assurément, il faut qu’il soit puni ; il m’a attendu avec préméditation et assailli dans ma propre demeure. La loi traite sévèrement de pareils actes. Pourtant je n’aimerais pas qu’on jugeât l’affaire d’après la lettre de la loi, car dans ce cas il en aurait pour cinq ans au moins. Sa vieille mère est venue ce matin me prier et me supplier ; j’ai pitié de la pauvre femme…

— Pitié ! s’écria le baes avec colère et surprise : pitié de ces coquins-là ?

— Si le fils est un vaurien, qu’est-ce que la malheureuse mère y peut ?

— Elle n’avait qu’à mieux élever son fils. Cette brute canaille n’aura que ce qu’elle mérite. Et que s’aviseraient de penser les paysans s’ils pouvaient traiter des gens tels que nous comme si nous étions leurs égaux ? Non, non, il faut maintenir la crainte, le respect, la soumission : ils portent déjà la tête beaucoup trop haut. Si j’étais à votre place, je ne regarderais pas à l’argent pour donner une rude leçon au brasseur et à tout le village avec lui.

— C’est là mon affaire.

— Sans doute, je le sais bien, baron ; chacun est maître de ce qui le regarde.

La tournure de l’entretien déplaisait apparemment au baron, car il détourna la tête et demeura quelques instants sans mot dire. Le baes qui, de son côté, ne savait que dire non plus, parcourait la chambre d’un œil distrait et s’efforçait de trouver un moyen d’aborder la question du mariage de sa fille. Il remuait les pieds, toussait de temps en temps, mais son esprit ne lui fournissait rien.

— Et notre pauvre Lisa ? dit enfin le baron ; le spectacle de l’arrestation du brasseur a dû lui causer une terrible émotion. Je conçois cela ; elle l’aime depuis son enfance.

Le baes parut s’éveiller brusquement aussitôt que le nom de Lisa, prononcé par le baron, vint frapper son oreille. Voilà, pensa-t-il, le chemin singulièrement préparé. Pour en venir à son but, il répondit en souriant :

— Elle l’aime, croyez-vous, baron ? Non, non ! C’était autrefois une amourette, comme on dit ; mais c’est fini depuis longtemps ; j’y ai mis le holà, et j’ai mis le brasseur à la porte. Pensez un peu, baron, ce lourd tonneau de bière eût volontiers épousé ma Lisa !

— Il en est d’autres, baes, qui pourraient bien avoir le même goût.

Un éclair de joie brilla dans l’œil du baes ; il bondit sur son fauteuil, et dit avec un rire qui avait la prétention d’être malin :

— Ah ! ah ! Je sais cela depuis longtemps ; l’homme d’esprit devine où est la vache dès qu’il en voit la queue.

— La comparaison est jolie.

— N’est-ce pas ? Aussi y a-t-il longtemps que nous y voyons clair, baron. Mais prenons le taureau par les cornes ; aussi bien les détours ne sont plus nécessaires entre nous.

Le baron regarda le baes avec un sourire aussitôt réprimé.

— Ainsi, monsieur le baron pense sérieusement au mariage ? demanda Gansendonck triomphant.

— Comment savez-vous cela ? Je l’ai caché même à mes amis.

— Je sais tout, baron ; j’ai plus de ressources dans mon bissac que vous ne croyez.

— En effet, vous devez être devin, ou vous avez du bonheur dans vos suppositions. Quoi qu’il en soit, vous frappez sur la tête du clou.

— Abrégeons quant au reste alors, dit le baes en se frottant les mains ; allons, je fais un sacrifice : je donne à ma Lisa trente mille francs de dot en argent et biens fonds. Elle en aura trente mille autres à ma mort. Nous vendrons l’auberge pour ne plus avoir de rapports avec ces grossiers paysans… et je viendrai demeurer avec vous dans votre château. De cette manière, vous recevrez les soixante mille francs dès le premier jour.

En disant ces mots, il se leva, tendit la main au baron et s’écria :

— Vous voyez que je ne fais pas beaucoup de difficultés. Allons, monsieur Van Bruinkasteel, topez sur ce mariage… Pourquoi donc retirez-vous votre main ?

— Sur ce mariage ? sur quel mariage ? demanda le baron.

— Allons, allons, serrez la main de votre beau-père, et dans quinze jours le premier ban sera publié… Pas de timidité, baron ; nous ne sommes plus des enfants : la main ! la main !

Le baron partit d’un long éclat de rire ; la surprise et l’anxiété se peignirent sur le visage de baes Gansendonck.

— Pourquoi riez-vous, monsieur Van Bruinkasteel ? demanda-t-il tout interdit ; est-ce de joie par hasard ?

— Ah ça ! monsieur Gansendonck, s’écria le baron dès qu’il fut maître de son rite, avez-vous perdu le sens commun, ou qu’est-ce qui vous prend ?

— N’avez-vous pas dit vous-même que vous alliez vous marier ?

— Sans doute, avec une jeune demoiselle dé Paris. Elle n’est pas aussi jolie que votre Lisa ; mais elle est comtesse et porte un nom antique et renommé.

Un frisson fit tressaillir le baes des pieds à la tête ; il dit avec une figure suppliante :

— Monsieur le baron, mettons toute plaisanterie à part, s’il vous plaît. C’est bien ma Lisa que vous voulez épouser, n’est-ce pas ? Je sais que vous aimez à rire, et je n’ai rien à y redire si cela peut vous faire plaisir ; mais songez-y un peu bien, baron : des filles comme notre Lisa il n’y en a pas par douzaines ; belle comme une fleur des champs, instruite, bien élevée, d’une famille respectable, trente mille francs dans la main et autant à attendre ! Ce n’est pas là une affaire pour rire et je ne sais si une comtesse offre toujours autant d’avantages. Une bonne occasion s’envole comme les cigognes sur la mer, et Dieu sait quand elle revient.

— Pauvre Gansendonck, dit le baron, je vous plains ; vous n’avez vraiment pas vos cinq sens ; il y a quelque chose de détraqué dans votre cerveau.

— Comment ? comment ? s’écria le baes avec irritation. Mais je me contiendrai ; c’est peut-être pour rire. Il faut cependant que notre malentendu ait une fin. Je pose nettement la question, monsieur Van Bruinkasteel : voulez-vous épouser ma fille, oui ou non ? Je vous en prie, donnez-moi une réponse claire et nette.

— Il m’est aussi possible d’épouser Lisa, baes, qu’à vous d’épouser l’étoile du berger.

— Et pourquoi cela ? s’écria le baes en colère ; seriez-vous donc trop fier pour vouloir de nous ? Les Gansendonck sont des gens honorables, monsieur, et ils ont mainte belle pièce de terre sous le ciel bleu ! Bref, épousez-vous ma fille, oui ou non ?

— Votre demande est ridicule : cependant je veux bien y répondre. Non, je n’épouserai pas Lisa, ni aujourd’hui, ni demain, ni jamais ! Et laissez-moi en paix avec vos folles lubies.

Tremblant de rage et rouge comme un coq, de honte et de dépit, le baes frappa violemment du pied sur le tapis ; et s’éprit :

— Ah ! ma demande est ridicule ! je suis un fou ! vous ne voulez pas épouser Lisa ! Nous verrons ça ! La loi est là pour tout le monde, aussi bien pour moi que pour un baron. Dussé-je dépenser la moitié de mon bien, je saurai bien vous y contraindre. Quoi ! vous pénétrerez chez moi grâce à une foule de ruses hypocrites, vous ferez accroire à ma fille un tas de faussetés, vous compromettrez sa bonne renommée, vous vous moquerez de moi… et puis vous oserez dire : Je ne m’en soucie pas, je vais épouser une comtesse ! Les choses ne vont pas ainsi ; baron… On n’y va pas si légèrement avec baes Gansendonck. Après ce qui est arrivé hier, vous ne pouvez plus refuser ; vous devez réparer l’honneur de ma fille, ou je vous fais paraître devant le tribunal, et je vous poursuivrai jusqu’à Bruxelles. Vous épouserez ! Et si vous ne me donnez pas dès maintenant votre consentement, je vous défends de mettre encore le pied chez moi, entendez-vous !

Pendant cette sortie, le baron avait regardé le baes avec un tranquille sourire de pitié et avec un grand sang-froid ; seulement, à la fin de la tirade menaçante, une certaine rougeur parut sur son visage, indice que l’indignation ou la colère cherchaient à le faire sortir de son calme.

— Monsieur Gansendonck, pour me respecter moi-même, je devrais tirer ce cordon de sonnette et vous faire conduire hors du château par mes domestiques ; mais j’ai vraiment pitié de votre démence. Puisque vous le voulez, je vais une fois pour toutes répondre clairement et nettement à tout ce que vous avez dit et à tout ce que vous pourriez dire encore. Il y a en ceci une leçon pour vous et une pour moi. Nous ferions bien de la mettre à profit tous deux.

— Je veux savoir, s’écria le baes, si vous épousez Lisa, oui ou non ?

— N’avez-vous pas d’oreilles, que vous me demandez si souvent la même chose ! Écoutez, monsieur Gansendonck, ce que je vais vous dire, et ne m’interrompez pas, sinon mes valets viendront mettre fin à notre ridicule entretien.

— J’écoute, j’écoute, grommela le baes en grinçant des dents ; quand je devrais en mourir, je me tairai, pourvu que j’aie mon tour après.

Le baron commença.

— Vous me reprochez de m’être introduit chez vous, et cependant vous savez bien vous-même que c’est vous qui m’avez engagé à y venir, et qui m’avez excité à faire la connaissance de votre fille. Qu’ai-je donc fait chez vous qui ne l’ait été avec votre assentiment ? Rien. Au contraire, vous trouviez toujours que je n’étais pas assez familier avec votre fille. Et maintenant vous venez prétendre que je dois l’épouser ! Ainsi c’était un piège que vous me tendiez, et vous m’attiriez avec des vues cachées. Jugez vous-même si je dois oui ou non condamner de semblables moyens et d’aussi présomptueux projets. Je venais auprès de Lisa parce que sa société m’était agréable, et qu’un loyal sentiment d’amitié m’attirait vers elle. Si cette liaison, par laquelle je pensais vous honorer, a eu pour nous tous un triste résultat, cela vient uniquement de ce que nous n’avons pas pris garde au proverbe : Hante qui te ressemble. Nous avons tous deux agi sans consulter la raison, et tous deux nous en sommes punis. J’ai été, à ma grande honte, presque assommé par un paysan ; vous êtes devenu la risée de tout le village, et voyez d’un seul coup s’écrouler tous les châteaux que vous aviez bâtis en l’air. Mieux vaut se repentir tard que jamais. J’avoue que j’ai mal fait en fréquentant familièrement une auberge de village, en y venant et y agissant comme si j’étais l’égal de votre fille ; et je sens maintenant que si Lisa n’eût pas été de sa nature très-vertueuse, mes paroles et mes manières pussent pu corrompre sa belle âme.

— Qu’osez-vous dire ? s’écria le baes en éclatant ; avez-vous parlé à ma fille d’une façon déshonnête, séducteur que vous êtes ?

— Je me ris de votre folie, poursuivit le baron ; je veux oublier, pour un instant encore, quel est celui qui ose me parler ainsi… Je n’ai rien dit à votre fille que ce qu’on regarde dans le grand monde comme des compliments de tous les jours ; des choses propres à la langue française, et qui peut-être font peu de mal aux jeunes personnes qui n’entendent pas autre chose depuis leur enfance, mais qui, dans les rangs inférieurs, corrompent le cœur et dépravent les mœurs parce qu’on les y prend pour des vérités, et qu’elles y excitent ainsi les passions, comme si ce n’étaient pas de vains compliments. En cela, j’ai eu tort : c’est le seul crime ou plutôt la seule erreur que chacun puisse me reprocher, à l’exception de vous, qui m’avez fait faire et dire plus que je ne le voulais moi-même. Vous m’avez menacé tout à l’heure de m’interdire l’entrée de votre maison ; c’est inutile ; j’avais déjà pris la résolution de profiter de la leçon que j’ai reçue, et non-seulement de ne plus aller chez vous en ami, mais encore de ne plus me comporter vis-à-vis des autres paysans autrement qu’il ne convient à mon rang.

— Des paysans ! s’écria le baes avec impatience. Je ne suis pas un paysan ! Je m’appelle Gansendonck. Quelle ressemblance prouvez-vous entre un paysan et moi, dites ?

— Malheureusement pour vous, il y en a peu en effet, répondit le baron. Votre vanité vous a jeté hors de la bonne voie ; maintenant vous n’êtes ni chair ni poisson, ni paysan ni monsieur : vous ne rencontrerez toute votre vie qu’hostilité et raillerie d’un côté, dédain et pitié de l’autre. Vous devriez avoir honte de mépriser si inconsidérément votre condition. Le paysan est l’homme le plus utile sur la terre ; et quand il est probe, qu’il a bon cœur et qu’il remplit ses devoirs, il mérite mieux que qui ce soit d’être estimé et aimé. Mais savez-vous qui livre souvent les paysans à la risée du monde ? Ce sont les hommes qui, comme vous, s’imaginent qu’on s’élève en dédaignant ses frères, qui se figurent qu’on cesse d’être paysan du moment qu’on parle des paysans avec mépris, et qu’il suffit de s’attifer de quelques plumes d’aigle pour être aigle soi-même.

— Vous ai-je écouté assez longtemps ? s’écria le baes en bondissant ; croyez-vous, monsieur le baron, que je sois venu chez vous pour me laisser traîner dans la boue sans mot dire ?

— Encore un mot, ajouta le baron. Faut-il vous donner un bon conseil, monsieur Gansendonck ? Écrivez sur la porte de votre chambre à coucher : Cordonnier, restez à vos formes ! Habillez-vous comme les autres paysans, parlez et agissez comme les gens de votre condition, cherchez à votre fille un brave fils de laboureur pour mari, fumez votre pipe et buvez votre pinte de bière amicalement avec les gens du village, et ne vous efforcez plus de paraître ce que vous n’êtes pas. Songez que lorsque l’âne porte la peau du lion, ses oreilles dépassent toujours, et qu’on ne manquera jamais de s’apercevoir à votre plumage et à votre ramage que votre père n’était pas un rossignol. Et maintenant allez en paix avec cette leçon ; vous m’en remercierez plus tard ! Pensez-vous avoir encore quelque chose à dire ? parlez, je vous écouterai à mon tour.

Le baes bondit de nouveau de sa chaise, croisa comme un furieux les bras sur sa poitrine, et s’écria :

— Ah ! vous croyez me tromper par votre feinte modération et vos singeries ? Non, non, ça ne se passera pas ainsi ; nous verrons s’il n’y a pas de loi pour vous contraindre, monsieur le baron ! J’irai trouver votre père à la ville, et lui exposer comment vous avez souillé l’honneur de ma maison ! Et dussé-je faire écrire à Paris à la comtesse dont vous me cachez le nom par crainte, je le ferai ; — j’empêcherai votre mariage, et de plus, je ferai connaître à tout le monde quel faux trompeur vous êtes !

— Est-ce tout ce que vous avez à dire ? demanda le baron avec une colère contenue.

— Épousez-vous Lisa, oui ou non ? vociféra le baes en le menaçant du poing.

Le baron étendit la main et tira deux fois violemment le cordon de la sonnette. On entendit aussitôt des pas précipités dans l’escalier. Baes Gansendonck frémissait de dépit et de honte. La porte s’ouvrit ; trois domestiques apparurent dans le salon.

— Monsieur le baron a sonné ? demandèrent-ils tous ensemble avec empressement.

— Conduisez monsieur Gansendonck jusqu’à la porte du château ! dit le baron avec autant de calme que cela lui était possible.

— Comment, vous me faites mettre à la porte ! s’écria le baes avec une colère concentrée. Vous me le paierez, tyran, imposteur, séducteur…

Le baron fit un signé de la main aux domestiques, se leva, et quitta le salon par une porte latérale.

Baes Gansendonck était comme foudroyé, et ne savait s’il devait invectiver ou pleurer. Les domestiques le poussèrent poliment, mais irrésistiblement jusqu’à la porte, sans s’inquiéter de ses imprécations.

Avant de savoir au juste ce dont il s’agissait, le baes se trouva dans la campagne et vit la porte du pavillon se refermer derrière lui.

Il marcha pendant quelques instants tout droit devant lui, comme un aveugle qui ne sait où il se trouve, jusqu’à ce qu’il courût se heurter la tête contre un arbre, dont le choc parût le réveiller. Alors il se mit à suivre à grands pas le chemin en tempêtant et en proférant injures sur injures contre le baron pour donner issue à sa tristesse et à son dépit.

Il s’arrêta pensif au coin d’un taillis. Après être demeuré là un demi-quart d’heure plongé dans les plus douloureuses réflexions, il se mit à se frapper lui-même du poing et à frapper son front de la main, en s’apostrophant lui-même à chaque coup :

— Âne stupide ! oseras-tu encore rentrer à la maison, imbécile que tu es ? Tu mériterais le fouet, sot lourdaud ! Cela t’apprendra ce que sont les barons et les messieurs ! Mets encore maintenant un gilet blanc et des gants jaunes ; mieux eût valu mettre un bonnet de fou ! Tu es assez niais, assez bête pour te noyer dans un moulin à vent ! Cache-toi, rentre sous terre de honte, rustre de paysan ! rustre de paysan !…

Enfin, après avoir épuisé contre lui-même toute sa colère, les larmes jaillirent de ses yeux ; pleurant et soupirant, plein de honte et de tristesse, il se traîna vers sa maison.

Tout à coup il vit de loin son domestique accourir au-devant de lui en poussant des cris qu’il ne put comprendre autrement que comme une pressante invitation de se hâter.

— Baes, baes, oh, venez vite ! s’écria Kobe dès qu’il fut plus près de son maître, notre pauvre Lisa est dans une convulsion mortelle !

— Mon Dieu ! mon Dieu ! soupira baes Gansendonck, tout m’accable à la fois ! et tout le monde m’abandonne. Toi aussi Kobe !

— C’est oublié, baes, dit le domestique avec une douce pitié ; vous êtes malheureux, je resterai près de vous aussi longtemps que je pourrai vous être bon à quelque chose… Mais allons, allons !

Tous deux se dirigèrent vers le village en accélérant le pas et en poussant de tristes exclamations.