Librairie Hachette et Cie (p. 173-183).


XIV

AUTRES PENSÉES BIZARRES DU GÉNÉRAL.


Quand on se réunit pour dîner, l’œil malin du général attira l’attention d’Elfy. Elle s’attendait à quelque malice, mais pas à celle qu’il méditait. À la fin du repas, qui fut animé par les réflexions des enfants sur les événements passés et futurs, le général dit avec un grand soupir :

« Demain sera un triste jour pour vous, ma pauvre enfant.

— Pourquoi cela ? répliqua Elfy avec quelque frayeur.

LE GÉNÉRAL.

Parce que nous serons partis, Moutier et moi.

ELFY.

Partis ! demain ? Pourquoi si vite ?

LE GÉNÉRAL.

Parce que, ma déposition étant faite, grâce à vous, ma pauvre Elfy, nous n’avons plus que faire ici, et nous allons prendre nos eaux.

ELFY.

Votre déposition !… C’est pourtant vrai, Joseph, c’est moi qui vous fais partir.

MOUTIER.

Eh bien ! ne faut-il pas que nous achevions notre guérison ? En partant plus tôt, nous reviendrons plus tôt, et nous nous marierons plus tôt, c’est tout bénéfice.

ELFY.

C’est vrai, mais…

LE GÉNÉRAL.

Mais vous voudriez peut-être nous accompagner pour me soigner là-bas. Je ne demande pas mieux, moi, je vous emmène.

ELFY.

Quelle folie, général ! Vous avez toujours des idées… des idées…

LE GÉNÉRAL.

Biscornues, absurdes. Dites, dites, ne vous gênez pas.

ELFY.

Pas du tout, général ; je n’ai dans la tête aucune pensée malhonnête pour vous ; je voulais dire… des idées drôles.

LE GÉNÉRAL.

C’est ça, comme je le disais ! Absurdes et drôles, c’est la même chose. Donc, j’ai des idées absurdes… Merci, mademoiselle Elfy.

ELFY.

C’est très-mal ce que vous dites là, général… (le général rit), oui, très-mal ; vous me faites dire des sottises que je n’ai pas dites ; vous vous moquez de moi. Je vous croyais meilleur que ça.

Elfy quitta la table et sortit un peu en colère ; le général, qui riait, dit à Moutier :

« Allez vite la chercher, mon ami ; dites-lui qu’elle est une petite folle, et que je ne suis pas pressé de partir, qu’elle fixera elle-même le jour de notre départ, que ce que j’ai dit est ma vengeance pour la déposition qu’elle m’a chipée au profit du juge d’instruction. Voilà tout. »

Moutier partit en riant, et ne fut pas longtemps sans revenir avec Elfy, qui apportait le café et l’eau-de-vie, qu’elle posa sur la table.

« Ah ! vous aimez la vengeance, général, dit Elfy en rentrant avec un visage joyeux. Je tâcherai de vous payer le tour que vous m’avez joué, mais à ma manière, en rendant le bien pour le mal. »

Et, se baissant vers le général, elle lui prit une main qu’elle baisa respectueusement.

ELFY.

Mon bon, mon cher général, pardonnez-moi ma familiarité, mais mon cœur déborde de reconnaissance. Je vous dois le bonheur de ma vie ; comment pourrais-je avoir pour vous d’autres sentiments que ceux d’une respectueuse tendresse ?

— Ma pauvre petite, ma chère enfant, balbutia le général ému en la serrant dans ses bras et en l’embrassant affectueusement. Pauvre enfant ! excellent cœur ! »

Le général, s’attendrissant de plus en plus, se leva de table à son tour et s’en alla dans sa chambre ; Elfy souriait, Moutier aussi, madame Blidot riait, Jacques et Paul étaient surpris.

« Pourquoi il pleure, dit Paul, il veut son café, pauvre général ; tante Elfy, donnez-lui son café, vous voyez bien qu’il pleurait.

JACQUES.
Ce n’est pas pour ça qu’il pleure, Paul ; je crois que c’est parce qu’il voudrait rester toujours avec nous, ne jamais s’en aller.
PAUL.

Eh bien ! maman, gardez-le ce pauvre homme, il sera si content !

MADAME BLIDOT.

Il ne voudra pas, mon enfant ; il s’ennuierait beaucoup. »

Le général rentra, le visage rouge, les cheveux ébouriffés, Paul s’élança au-devant de lui.

« Général, restez avec nous toujours ; vous serez content, vous ne pleurerez plus ! »

Le général sourit, et, passant sa main sur la tête de Paul :

« Je ne peux pas rester, mon garçon, mais je vous emmènerai tous les deux avec moi si vous voulez.

PAUL.

Je ne veux pas m’en aller ; je veux rester avec maman et tante Elfy.

LE GÉNÉRAL.

Et toi, Jacques, veux-tu ?

JACQUES.

Je ne veux pas quitter Paul, maman et tante Elfy. »

Jacques prit la main de Paul et l’emmena dans le coin le plus éloigné de la salle où ils se rencognèrent contre le mur.

Le général regardait ces deux jolis enfants, dont les cheveux bruns bouclés faisaient ressortir leurs charmants visages, leurs teints frais et leurs physionomies à la fois douces et décidées.

« Charmants enfants ! dit le général à mi-voix. En vérité, je voudrais avoir ces enfants-là. Je les adopterais : ils n’ont ni père ni mère. Voyons, enfants, continua-t-il tout haut, venez avec moi, je serai votre petit papa ; je vous aimerai bien ; je vous donnerai tout mon argent ; vous mangerez toute la journée tout ce que vous voudrez ; vous serez heureux comme des rois. Voulez-vous ?

JACQUES, avec fermeté.

Non, je ne veux pas ! J’aime maman, j’aime ma tante, j’aime mon bon ami Moutier, j’aime tout ici ; je n’ai pas besoin d’argent ; je n’ai pas besoin de manger ; je ne veux pas plus que ce que j’ai.

PAUL.

Et moi je ne veux pas d’un papa si vieux, si gros, si rouge. J’aime mieux mon bon ami Moutier, qui n’est jamais en colère, qui ne crie jamais.

LE GÉNÉRAL, se promenant les mains derrière le dos.

Bien, bien, mes enfants, assez comme ça… C’est dommage ! Ces enfants me plaisent… Je les aurais aimés… Je n’ai rien à aimer, moi. Tout le monde est mort chez moi !… C’est ennuyeux pourtant ! et qu’est-ce que je ferai de mon argent ? Puisque je n’aime personne chez moi ! Et ceux que j’aime ici ne veulent pas de moi. Pauvre Dourakine ! Je parais être heureux, et je suis très-malheureux ! Oh oui, mon pauvre Moutier, ma bonne madame Blidot, ma chère Elfy, je suis un pauvre homme bien à plaindre ! Personne ne m’aime, personne ne m’aimera. Pauvre, pauvre que je suis ! »


Personne ne m’aime, personne ne m’aimera.

Et le général se jeta sur une chaise, appuya sa tête et son bras sur la table, et se mit à gémir tout haut. Ses trois amis, inquiets de cet accès de désespoir, s’approchèrent de lui pour essayer de quelques consolations. Tout à coup il se leva brusquement de dessus sa chaise et frappa la table de son poing. Madame Blidot, Elfy sautèrent en arrière, Jacques et Paul poussèrent un cri de frayeur ; Moutier lui-même fit un mouvement de surprise. Le général les regarda tous d’un air calme.

« Suis-je bête, dit-il, on n’est pas plus sot que je ne suis. Moi, malheureux ! et pourquoi malheureux ? Parce que je n’ai pas de famille ? Eh ! parbleu, je me ferai une famille ; ce n’est pas difficile. Je prendrai Torchonnet. Moutier, allez me chercher Torchonnet, dites au curé que je veux l’emmener, l’adopter, lui donne six cent mille roubles de revenu. Allez donc, mon ami.

— Mais, général, dit Moutier en souriant, je ne sais pas si M. le curé voudra…

LE GÉNÉRAL.

Comment, s’il voudra ? Six cent mille roubles de revenu à un meurt-de-faim, à un Torchonnet ? Nous allons voir ça ! J’y vais moi-même. »

Et le général courut à la porte, sortit sans même prendre son chapeau, traversa la rue précipitamment et entra chez le curé.

Moutier resta ébahi ; madame Blidot et Elfy se regardaient avec surprise ; elles finirent par rire. « Il est un peu fou, » dit madame Blidot.

ELFY.

C’est dommage ! il est bon.

MOUTIER.

Oh oui ! bien bon, Elfy ! Si vous saviez avec quelle patience il écoutait tous mes récits, avec quelle bonté et quelle délicatesse il me faisait accepter ce dont je manquais, et ce que mes moyens ne me permettaient pas de me donner ! Et comme il a été bon et prévoyant pour notre mariage ! il n’est pas fou, non ; il a toute sa raison mais il est bizarre et il se laisse aller à tous ses premiers mouvements. Le voilà qui revient déjà. La conférence n’a pas été longue. »

Le général rentra aussi précipitamment qu’il était sorti.

« A-t-on idée d’un ours pareil ! dit-il en rentrant. Il ne veut pas… Et savez-vous pourquoi ? Parce que je suis schismatique ! Oui, mes amis ; c’est pour cela. Je suis schis… ma… tique ; il ne me trouve pas assez bon pour élever un Torchonnet. C’est incroyable ! Il est fou ce curé ! Et puis, quel droit a-t-il sur cet enfant ? il l’a volé à ces gueux de Bournier. De quel droit refuse-t-il la fortune de cet enfant ? Ah ! il croit pouvoir faire le maître ? Mais je plaiderai, moi ! J’irai me plaindre à mon ami le juge d’instruction ! Je ferai fourrer ce curé en prison ; et son Torchonnet avec lui, si celui-là aussi refuse de venir chez moi. Moutier, nous irons demain porter notre plainte au juge d’instruction.

MOUTIER.

Mais, mon général…

LE GÉNÉRAL.

Il n’y a pas de mais… Je veux mon Torchonnet.

MOUTIER.

Mon général, permettez-moi de vous faire observer que Torchonnet est un garçon mal élevé, qui vous ferait peut-être honte dans votre pays. Peut-être même est-il vicieux, ayant vécu avec des brigands.

LE GÉNÉRAL.
C’est vrai ça. Au fait, il doit jurer, voler, comme les coquins qu’il a servis. Ce serait joli ! Un comte Dourakine jurant comme un charretier ; volant dans les poches des voisins ! Et moi qui n’avais pas songé à cela ! Merci, mon brave Moutier : vous m’avez empêché de faire une fière sottise.
MOUTIER.

Vous ne l’auriez pas faite, mon général ! vous auriez eu le temps de la réflexion. En France, les adoptions ne sont pas faciles, et le petit est Français.


Le curé rit de bon cœur. (Page 183.)

LE GÉNÉRAL.

Tant mieux, mon ami, tant mieux. Je vais retourner chez le curé pour lui dire que je renonce à Torchonnet.

MOUTIER.

J’irai le lui dire, si vous voulez, mon général ; car c’est toujours ennuyeux de se dédire.

LE GÉNÉRAL.

Je le veux bien, mon ami ; mais ne me ménagez pas ; dites-lui que je suis un triple sot, que je lui fais mes excuses des sottises que je lui ai lâchées, que j’irai demain lui en demander pardon moi-même.

MOUTIER.

Je ne dirai pas tout cela, général, mais je dirai, pour vous excuser, que vous êtes le meilleur des hommes. »

Moutier prit son képi et alla chez le curé. Il n’eut pas de peine à faire accepter les excuses du général ; le curé rit de bon cœur avec Moutier de l’idée bizarre de l’adoption de Torchonnet, que du reste ils n’avaient pas prise au sérieux et à laquelle le général avait renoncé sans même la discuter.