Librairie Hachette et Cie (p. 159-172).


XIII

LE JUGE D’INSTRUCTION.


Quand tout le monde se réunit le lendemain pour le café, le général examina avec satisfaction les visages radieux qui l’entouraient. Le repas fut gai, mais court ; chacun avait à ranger et à travailler. Moutier se chargea de faire la chambre du général et la salle, pendant que les deux sœurs, aidées de Jacques, nettoyaient la vaisselle de la veille et préparaient tout pour la journée. Le général sortit ; il faisait beau et chaud. En allant et venant dans le village, il vit arriver les gendarmes escortant une charrette où se trouvaient Bournier, étendu sur le dos à cause de sa blessure, son frère et sa femme, assis sur une banquette. Une autre voiture, contenant le juge d’instruction et l’officier de gendarmerie, suivait la charrette. On s’arrêta devant l’auberge ; on fit descendre le frère et la femme Bournier ; deux gendarmes les emmenèrent et les firent entrer dans la salle où se trouvaient déjà les magistrats et l’officier. Deux autres gendarmes apportèrent l’aubergiste, qui criait à chaque secousse qu’il recevait, malgré les précautions et les soins dont on l’entourait. Ils l’étendirent par terre sur un matelas ; le juge d’instruction appela un des gendarmes.


Il vit arriver les gendarmes.

« Allez chercher les témoins et la victime. »

Les gendarmes partirent pour exécuter leurs ordres.

Le général avait accompagné le cortége ; il entra dans la salle presque en même temps que les criminels. Il se plaça en face de Bournier, qui le regardait d’un œil enflammé par la colère.


Deux autres gendarmes apportèrent l’aubergiste.

« Gredin ! gueux, scélérat ! cria le général.

— Qui est cet homme qui injurie le prévenu ? dit le juge d’instruction en se retournant vers lui. Pourquoi est-il entré ? Faites-le sortir.

LE GÉNÉRAL.

Pardon, Monsieur, je suis entré parce que je dois rester. Et si vous me faites sortir, vous serez fort attrapé.

LE JUGE.

Parlez plus poliment à la justice, Monsieur. Des étrangers ne doivent pas assister à l’interrogatoire que j’ai à faire, et je vous réitère l’ordre de sortir.

LE GÉNÉRAL.

L’ordre ! Sachez, Monsieur, que je n’ai d’ordre à recevoir de personne que de mon souverain (qui est très-loin). Sachez, Monsieur, qu’en me forçant à m’en aller, vous faites un acte inique et absurde.

Et sachez enfin que, si vous m’obligez à quitter cette salle, aucune force humaine ne m’y fera rentrer de plein gré et n’obtiendra de moi une parole relative à ces coquins.

LE JUGE.

Eh ! Monsieur, c’est ce que nous vous demandons ; taisez-vous et partez.

LE GÉNÉRAL.

Je sors, Monsieur ! Et je me ris de vous et de l’embarras dans lequel vous allez vous trouver. »

Le général enfonça son chapeau sur sa tête et se dirigea vers la porte. Moutier entrait au même moment ; il se rangea, porta la main à son képi :

« Pardon, général, » dit-il.

Le général sortit.

Le juge d’instruction regarda d’un air surpris.

« Qui êtes-vous, Monsieur ? » dit-il à Moutier.

MOUTIER.

Moutier, le principal témoin de l’affaire, monsieur le juge ; celui qui a cassé la cuisse de ce gredin-là, qui a enfoncé le crâne à celui-ci et causé un étourdissement à cette gueuse de femme.

LE JUGE, souriant.

Tâchez de ménager vos épithètes, Monsieur ; et qui est le gros homme qui vient de sortir ?

MOUTIER.

Le général Dourakine, mon prisonnier, que ces… je ne sais comment les appeler, car enfin ce sont de fieffés coquins ! que ces coquins, car coquins est le mot, que ces coquins auraient égorgé si je n’avais eu la chance de me trouver là.

LE JUGE.

Comment ! ce monsieur est… Courez après lui, monsieur Moutier ; faites-lui bien mes excuses. Ramenez-le : il faut absolument qu’il fasse sa déposition. »

Moutier partit et ne tarda pas à rattraper le général qui rentrait chez lui, le teint allumé, les veines gonflées, le souffle bruyant, avec tous les symptômes d’une colère violente et concentrée.

Lorsqu’il eut entendu la commission du juge, il s’arrêta, tourna vers Moutier ses yeux flamboyants et dit d’une voix sourde :

« Jamais. Dites à ce malappris qu’il se souvienne de mes paroles.

MOUTIER.

Mais, mon général, on ne peut pas se passer de votre déposition.

LE GÉNÉRAL.

Qu’on fasse comme si j’étais mort.

MOUTIER.

Mais vous ne l’êtes pas, mon général, et alors…


Taisez-vous et partez.
LE GÉNÉRAL.

Alors qu’on suppose que je le suis.

MOUTIER.

Mon général, c’est impossible. On ne peut se passer de vous.

LE GÉNÉRAL.

Alors, pourquoi m’ont-ils renvoyé ? Pourquoi ne m’ont-ils pas écouté ? Je les ai prévenus ; ils n’ont pas voulu me croire. Qu’ils s’arrangent sans moi à présent.

MOUTIER.

Mon général, je vous en supplie.

LE GÉNÉRAL.

Non, jamais, jamais et jamais ! Je ne bouge pas de ma chambre jusqu’à ce qu’ils soient tous partis. »

Le général entra chez lui, ferma sa porte à clef, et, calmé par l’idée de l’embarras que causerait son refus, il se mit à rire et à se frotter les mains.

Moutier retourna à l’auberge et rendit compte de son ambassade. Le juge d’instruction, fort contrarié, parlait de forcer la déposition par des menaces.

MOUTIER.

Pardon, monsieur le juge, on n’obtiendra rien de lui par la force ; vous l’avez froissé ; il fera comme il l’a dit ; il se laissera mettre en pièces plutôt que de revenir là-dessus ; mais nous pouvons le prendre par surprise ; laissez-moi faire. Suivez-moi, ne faites pas de bruit, faites ce que je vous dirai, et vous aurez la déposition la plus complète que vous puissiez désirer.

LE JUGE.

Voyons, terminons d’abord ce que nous avons à faire ici ; faites votre déposition, monsieur Moutier ; greffier, écrivez. »

Le juge d’instruction commença l’interrogatoire ; quand ils eurent terminé, le juge accompagna Moutier à l’Ange-Gardien ; Moutier le pria d’attendre dans la salle ; il appela Elfy, lui raconta l’affaire et lui donna ses instructions. Elfy sourit, et alla frapper doucement à la porte du général.

« Qui frappe ? dit-il d’une voix furieuse.

ELFY.

C’est moi, mon bon général ; ouvrez-moi.

— Que voulez-vous ? reprit-il d’une voix radoucie.

ELFY.

Vous voir un instant, vous consulter sur un point relatif à mon mariage, puisque c’est vous qui l’avez décidé.

LE GÉNÉRAL.

Ah ! ah ! je ne demande pas mieux, ma petite Elfy. »

La porte s’ouvrit, et, en s’ouvrant, masqua Moutier et le juge d’instruction.


La porte s’ouvrit.

Le général jeta un coup d’œil dans la salle, ne vit personne, prit un visage riant et laissa la porte ouverte à la demande d’Elfy, qui trouvait qu’il faisait bien chaud dans sa chambre.

« Permettez-moi de vous déranger pendant quelques instants, général, dit Elfy en acceptant le siége que le général lui offrait près de lui ; c’est vous qui avez fait notre mariage ; et quand je pense que, sans Joseph, ces abominables gens vous auraient tué ! car ils voulaient vous tuer, n’est-ce pas ?

LE GÉNÉRAL.

Je crois bien ! m’égorger comme un mouton.

ELFY.

Vous ne nous avez pas raconté encore les détails de cet horrible événement. Je ne comprends pas bien pourquoi ces misérables voulaient vous tuer, et comment ils ont pu faire pour s’emparer de vous qui êtes si fort, si courageux ! »

Le général, flatté de l’intérêt que lui témoignait Elfy et assez content de s’occuper de lui-même, lui fit le récit très-détaillé de tout ce qui s’était passé à l’auberge Bournier, depuis le moment de son arrivée. Quand le récit s’embrouillait, Elfy questionnait et obtenait des réponses claires et détaillées. Lorsqu’il n’y eut plus rien à apprendre, Elfy se frappa le front comme si un souvenir lui traversait la pensée et s’écria :

« Que va dire ma sœur ? J’ai oublié de plumer et de préparer le poulet pour notre dîner. Pardon, général, il faut que je me sauve.

LE GÉNÉRAL.

Et votre mariage dont nous n’avons pas dit un mot ?

ELFY.

Ce sera pour une autre fois, général.

LE GÉNÉRAL.

À la bonne heure ! Nous en causerons à fond. »

Elfy s’échappa leste comme un oiseau. Le général la suivit des yeux et entra dans la salle pour la voir plumer son poulet dans la cuisine. Un léger bruit lui fit tourner la tête, et il vit le juge d’instruction achevant de rédiger ce qu’il venait d’entendre. Le général prit un air digne.

LE GÉNÉRAL.

Venez-vous m’insulter jusque chez moi, Monsieur ?

LE JUGE.

Je viens, au contraire, général, vous faire mes excuses sur l’algarade malheureuse que je me suis permise à votre égard, ignorant votre nom et pensant que vous étiez un curieux, entré pour voir et entendre ce qui doit rester secret jusqu’au jour de la mise en jugement. Je vous réitère mes excuses et j’espère que vous voudrez bien oublier ce qui s’est passé entre nous.

LE GÉNÉRAL.

Très-bien, Monsieur. Je ne vous garde pas rancune, car je suis bon diable, malgré mes airs d’ours ; mais il m’est impossible de revenir sur ma parole, de retourner dans cette auberge pour l’interrogatoire, ni de vous répondre un seul mot sur l’affaire.

LE JUGE.

Quant à cela, Monsieur, je n’ai plus besoin de vous interroger ; votre déposition a été complète, et je n’ai plus rien à apprendre de vous. »

Le général écoutait ébahi ; son air étonné fit sourire le juge d’instruction.

« Je vois, je comprends, s’écria le général. La friponne ! Ce que c’est que les jeunes filles ! C’est pour me faire parler qu’elle est venue me cajoler ! Mais comment a-t-elle su ? Ah ! la petite traîtresse ! Et moi qui m’attendrissais de son désir de tout savoir, de n’omettre aucun détail sur ce qui me concernait ! Et Moutier ? où est-il ? c’est lui qui a tout fait. Moutier ! Moutier ! Ah ! il croit que, parce qu’il m’a fait prisonnier, il peut me mener comme un enfant ! Il se figure que, parce qu’il m’a sauvé deux fois ; car il m’a sauvé deux fois, Monsieur, au péril de sa vie, et je l’aime comme mon fils ! et je l’adopterais s’il voulait. Oui, je l’adopterai ! Qu’est-ce qui m’en empêcherait ? Je n’ai ni femme ni enfant, ni frère ni sœur. Et je l’adopterai si je veux. Et je le ferai comte Dourakine, et Elfy sera comtesse Dourakine. Et il n’y a pas à rire, Monsieur ; je suis maître de ma fortune ; j’ai six cent mille roubles de revenu, et je veux les donner à mon sauveur. Moutier, venez vite, mon ami ! »

Moutier entra l’air un peu penaud ; il s’attendait à être grondé.

LE GÉNÉRAL.

Viens, mon ami, viens, mon enfant ; oui, tu es mon fils, Elfy est ma fille ; je vous adopte ; je vous fais comte et comtesse Dourakine, et je vous donne six cent mille roubles de rente. »

Elfy était entrée en entendant appeler Moutier ; elle s’apprêtait à le défendre contre la colère du général. À cette proposition si ridicule et si imprévue, elle éclata de rire, et, saluant profondément Moutier :

« Monsieur le comte Dourakine, j’ai bien l’honneur de vous saluer. »

Puis, courant au général, elle lui prit les mains, les baisa affectueusement.

« Mon bon général, c’est une plaisanterie ; c’est impossible ! c’est ridicule ! Voyez la belle figure que nous ferions dans un beau salon, Moutier et moi. »

Le général regarda Moutier qui riait, le juge d’instruction qui étouffait d’envie de rire, Elfy qui éclatait en rires joyeux, et il comprit que sa proposition était impossible.

« C’est vrai ! c’est vrai ! Il m’arrive sans cesse de dire des sottises. Mettez que je n’ai rien dit.



J’ai bien l’honneur de vous saluer. (Page 171.)

MOUTIER.

Ce que vous avez dit, mon général, prouve votre bonté et votre bon vouloir à mon égard, et je vous en suis bien sincèrement reconnaissant. »

Le juge d’instruction salua le général et s’en alla riant et marmottant : « Drôle d’original ! »