Librairie Hachette et Cie (p. 147-158).


XII

LA DOT ET LES MONTRES.


Le général et Moutier partirent tous deux pour l’auberge Bournier ; ils n’y trouvèrent personne que le greffier de la mairie qui écrivait dans la salle. Moutier lui expliqua pourquoi venait le général. Le greffier fit quelques difficultés, disant qu’il ne connaissait pas le général, etc.

LE GÉNÉRAL.

Est-ce que vous me prenez pour un voleur, par hasard ? Puisque c’est moi que ces gueux de Bournier voulaient assassiner, pour me voler plus à leur aise et sans que je pusse réclamer ! J’ai bien le droit de reprendre ce qui m’appartient, je pense.

LE GREFFIER.

Mais, Monsieur, je suis chargé de la garde de cette maison jusqu’à ce que l’affaire soit décidée, et je ne connais pas les objets qui sont à vous. Je ne veux pas risquer de voir enlever des effets dont je suis responsable et qui appartiennent à ces gens-là. »

Le général lui fit la liste de ses effets et indiqua la place où on les trouverait. Le greffier alla dans la chambre désignée, y trouva les objets demandés et les apporta ; le général lui donna comme récompense une pièce de vingt francs. Le greffier refusa d’abord vivement, puis mollement, puis accepta, tout en témoignant une grande répugnance à donner à ses services une apparence intéressée. Moutier se chargea des effets, du nécessaire et de la lourde cassette ; et ils rentrèrent à l’Ange-Gardien.

Jacques et Paul virent ce que contenait la cassette.


Le général appela Jacques et Paul, qui le suivirent dans sa chambre ; il leur fit voir ce que contenait sa cassette et son nécessaire de voyage ; dans la cassette il y avait une demi-douzaine de montres d’or avec leurs chaînes, de beauté et de valeur différentes ; toutes ses décorations en diamants et en pierres précieuses, un portefeuille bourré de billets de banque et une sacoche pleine de pièces d’or. C’était tout cela que le général avait imprudemment laissé voir à Bournier et qui avait enflammé la cupidité de ce dernier. Le nécessaire était en vermeil et contenait tout ce qui pouvait être utile pour la toilette et les repas.

Jacques et Paul étaient dans le ravissement et poussaient des cris de joie à chaque nouvel objet que leur faisait voir le général. Les montres surtout excitaient leur admiration. Le général en prit une de moyenne grandeur, y attacha la belle chaîne d’or qui était faite pour elle, mit le tout dans un écrin ou boîte en maroquin rouge et dit à Jacques :

« Celle-là, c’est celle que ton bon ami donnera à tante Elfy. Et puis, ces deux-là, dit-il en retirant de la cassette deux montres avec des chaînes moins belles et moins élégantes, ce sont les vôtres que vous donne votre bon ami. Mais ne dites pas que je vous les ai fait voir ; il me gronderait.

JACQUES.

C’est vous, mon bon général, qui nous les donnez.

LE GÉNÉRAL.

Non, vrai, c’est Moutier ; c’est son présent de noces.

JACQUES.

Mais quand donc les a-t-il achetées ? Et avec quoi ? Il disait tantôt qu’il était pauvre, qu’il n’avait pas d’argent.

LE GÉNÉRAL.

Précisément ! Il n’a pas d’argent, parce qu’il a tout dépensé.

JACQUES.

Mais pourquoi a-t-il dépensé tout son argent en présents de noces, puisqu’il ne voulait pas se marier, et que, sans vous, il ne se serait pas marié ?

LE GÉNÉRAL.
Précisément ! C’est pour cela. Et quand je te dis quelque chose, c’est très-impoli de ne pas me croire.
JACQUES.

Oui, mon bon général, mais quand vous nous donnez quelque chose, et de si belles choses, nous serions bien ingrats de ne pas vous remercier.

LE GÉNÉRAL.

Petit insolent ! Puisque je te dis… »

Il ne put continuer parce que Jacques et Paul se saisirent chacun d’une de ses mains qu’ils baisaient et qu’ils ne voulaient pas lâcher malgré les évolutions du général qui tirait à droite, à gauche, en avant, en arrière : il commençait à se fâcher, à jurer, à menacer d’appeler au secours et de les faire mettre à la salle de police. Il parvint enfin à se dégager et rentra tout rouge et tout suant dans la salle où se trouvaient Moutier, Elfy et sa sœur.

« Moutier, dit-il d’une voix formidable, entrez chez moi ; j’ai à vous parler. »

Moutier le regarda avec surprise ; sa voix indiquait la colère ; et, au lieu de rentrer chez lui, il se promenait en long et en large, les mains derrière le dos, soufflant et s’essuyant le front.

MOUTIER.

Que vous est-il arrivé, mon général ? Vous avez l’air…

LE GÉNÉRAL.

J’ai l’air d’un sot, d’un imbécile, qui a moins de force d’esprit et de corps qu’un gamin de neuf ans et un autre de six. Quand je parle, on ne me croit pas, et quand je veux m’en aller, on me retient de force. Trouvez-vous ça bien agréable ?

MOUTIER.

Mais, mon général, je ne comprends pas… Que vous est-il donc arrivé ?

LE GÉNÉRAL.

Demandez à ces gamins qui grillent de parler ; ils vont vous faire un tas de contes.

JACQUES, riant.

Mon bon ami Moutier, je vous remercie des belles montres d’or que vous nous donnerez, à Paul et à moi, comme cadeau de noces.

MOUTIER, très surpris.

Montres d’or ! Cadeau de noces ! Tu es fou, mon garçon ! Où et avec quoi veux-tu que j’achète des montres d’or ? Et à deux gamins comme vous encore, quand je n’en ai pas moi-même ! Et quel cadeau de noces, puisque je ne songeais pas à me marier ?

JACQUES.

Voyez-vous, mon bon général ? Je vous le disais bien. C’est vous…

LE GÉNÉRAL.

Tais-toi, gamin, bavard ! Je te défends de parler. Moutier, je vous défends de les écouter. Vous n’êtes que sergent, je suis général. Suivez-moi ; j’ai à vous parler. »

Moutier, au comble de la surprise, obéit ; il disparut avec le général, qui ferma la porte avec violence.

LE GÉNÉRAL, rudement.

Tenez, voilà votre dot. (Il met de force dans les mains de Moutier un portefeuille bien garni.) J’y ai ajouté les frais de noces et d’entrée en ménage. Voilà la montre et la chaîne d’Elfy ; voilà la vôtre. (Moutier veut les repousser.) Sapristi ! ne faut-il pas que vous ayez une montre ? Lorsque vous voudrez savoir l’heure, faudra-t-il pas que vous couriez la demander à votre femme ? Ces jeunes gens, ça n’a pas plus de tête, de prévoyance que des linottes, parole d’honneur !… Tenez, vous voyez bien ces deux montres que voilà ? ce sont celles de vos enfants ! C’est vous qui les leur donnez. Ce n’est pas moi, entendez-vous bien ?… Non, ce n’est pas moi ! Quand je vous le dis ! Pourquoi leur donnerais-je des montres ? Est-ce moi qui me marie ? Est-ce moi qui les ai trouvés, qui les ai sauvés, qui ai fait leur bonheur en les plaçant chez ces excellentes femmes ? Oui, excellentes femmes, toutes deux. Vous serez heureux, mon bon Moutier ; je m’y connais et je vous dis, moi, que vous auriez couru le monde entier, pendant cent ans, que vous n’auriez pas trouvé le pareil de ces femmes. Et je suis bien fâché d’être général, d’être comte Dourakine, d’avoir soixante-quatre ans, d’être Russe, parce que, si j’avais trente ans, si j’étais Français, si j’étais sergent, je serais votre beau-frère ; j’aurais épousé madame Blidot. »

L’idée d’avoir pour beau-frère ce vieux général à cheveux blancs, à face rouge, à gros ventre, à carrure d’Hercule, parut si plaisante à Moutier qu’il ne put s’empêcher de rire. Le général, déridé par la gaieté de Moutier, la partagea si bien que tous deux riaient aux éclats quand madame Blidot, Elfy et les enfants, attirés par le bruit, entrèrent dans la chambre ; ils restèrent stupéfaits devant l’aspect bizarre du général à moitié tombé sur un canapé où il se roulait à force de rire, et de Moutier partageant sa gaieté et s’appuyant contre la table sur laquelle étaient étalés l’or et les bijoux de la cassette et du nécessaire.

Le général se souleva à demi.

LE GÉNÉRAL.

Nous rions, parce que… Ha ! ha ! ha !… Ma bonne madame Blidot… Ha ! ha ! ha ! Je voudrais être le beau-frère de Moutier… en vous épousant… Ha ! ha ! ha !

MADAME BLIDOT.

M’épouser, moi ! Ha ! ha ! ha ! Voilà qui serait drôle, en effet ! Ha ! ha ! ha ! La bonne bêtise ! Ha ! ha ! ha ! »


Le vieux général.

Elfy n’avait pas attendu la fin du discours du général pour partir aussi d’un éclat de rire. Les enfants, voyant rire tout le monde, se mirent de la partie : ils sautaient de joie et riaient de tout leur cœur. Pendant quelques instants, on n’entendit que des : Ha ! ha ! ha ! sur tous les tons. Le général fut le premier à reprendre un peu de calme ; Moutier et Elfy riaient de plus belle dès qu’ils portaient les yeux sur le général. Ce dernier commençait à trouver mauvais qu’on s’amusât autant de la pensée de son mariage.

« Au fond, dit-il, je ne sais pas pourquoi nous rions. Il y a bien des Russes qui épousent des Françaises, bien des gens de soixante-quatre ans qui se marient, bien des comtes qui épousent des bourgeoises. Ainsi, je ne vois rien de si drôle à ce que j’ai dit. Suis-je donc si vieux, si ridicule, si laid, si sot, si méchant, que personne ne puisse m’épouser ? Voyons, Moutier, vous qui me connaissez, est-ce que je ne puis pas me marier tout comme vous ?

— Parfaitement, mon général, parfaitement, dit Moutier en se mordant les lèvres pour ne pas rire ; seulement, vous êtes tellement au-dessus de nous, que cela nous a semblé drôle d’avoir pour beau-frère un général, un comte, un homme aussi riche ! Voilà tout.

— C’est vrai, reprit le général ; aussi n’était-ce qu’une plaisanterie. D’ailleurs, madame Blidot n’aurait jamais donné son consentement.

MADAME BLIDOT, riant.

Certainement non, général ; jamais. Mais pourquoi cet étalage d’or et de bijoux ? Et toutes ces montres ? Que faites-vous de tout cela ?

LE GÉNÉRAL.

Ce que j’en fais ? Vous allez voir. Elfy, voici la vôtre ! Moutier, prenez celle-ci ; Jacques et Paul, mes enfants, voilà celles que vous donne votre bon ami. Ma chère madame Blidot, vous prendrez celle qui vous est destinée, et qui ne peut aller à personne, ajouta-t-il, voyant qu’elle faisait le geste de refuser, parce que le chiffre de chacun est gravé sur toutes les montres.

ELFY.

Oh ! général ! que vous êtes bon et aimable ! Vous faites les choses avec tant de grâce qu’il est impossible de vous refuser.

MOUTIER.

Merci, mon général ! je dis, comme Elfy, que vous êtes bon, réellement bon. Mais comment avez-vous eu l’idée de toutes ces emplettes ?

LE GÉNÉRAL.

Mon ami, vous savez que je ne suis pas né d’hier, comme je vous l’ai dit. Quand vous êtes parti pour venir ici, j’ai pensé : « L’affaire s’arrangera ; le manque d’argent le retient ; je ferai la dot, je bâclerai l’affaire et les présents de noces seront tout prêts. » Je les avais déjà achetés par précaution. Je suis parti le même jour que vous, pour avoir de l’avance et faire connaissance avec la future, avec la sœur et avec les enfants. J’ai été coffré par ce scélérat d’aubergiste ; j’avais apporté la dot en billets de banque, plus trois mille francs pour les frais de noces : ce coquin a vu tout ça et ma sacoche de dix mille francs en or et tout le reste. Et voilà comment j’ai les montres avec les chiffres toutes prêtes d’avance. Comprenez-vous maintenant ?

MOUTIER.

Parfaitement ; je comprends parce que je vous connais ; de la part de tout autre ce serait à ne pas le croire ; Elfy et moi nous n’oublierons jamais…

LE GÉNÉRAL.

Prrr ! Assez, assez, mes amis. Soupons, causons et dormons ensuite. Bonne journée que nous aurons passée ! J’ai joliment travaillé, moi, pour ma part ; et vrai, j’ai besoin de nourriture et de repos. »

Madame Blidot courut aux casseroles qu’elle avait abandonnées, Elfy et Moutier au couvert, Jacques et Paul à la cave pour tirer du cidre et du vin ; le général restait debout au milieu de la salle, les mains derrière le dos ; il les regardait en riant :

« Bien ça ! Moutier. Vous ne serez pas longtemps à vous y faire. Bon, voilà le couvert mis ! Je prends ma place. Un verre de vin, Jacques, pour boire à la prospérité de l’Ange-Gardien. »

Jacques déboucha la bouteille et versa.

« Hourra pour l’Ange-Gardien ! et pour ses habitants ! cria le général en élevant son verre et en le vidant d’un seul trait… Eh mais vraiment, elle est très-bien fournie la cave de l’Ange-Gardien ! Voilà de bon vin, Moutier. Ça fait plaisir de boire des santés avec un vin comme ça ! »

On se mit à table, on soupa de bon appétit ; on causa un peu et on se coucha, comme l’avait dit le général. Chacun dormit sans bouger jusqu’au lendemain. Jacques et Paul mirent leurs montres sous leur oreiller ; il faut même avouer que non-seulement Elfy resta longtemps à contempler la sienne, à l’écouter marcher, mais qu’elle ne voulut pas non plus s’en séparer et qu’elle s’endormit en la tenant dans ses mains. Bien plus, madame Blidot et Moutier firent comme Jacques et Paul ; et, à leur réveil, leur premier mouvement fut de reprendre la montre et de voir si elle marchait bien.