Librairie Hachette et Cie (p. 137-146).


XI

QUERELLE POUR RIRE.


Le général finit par consentir au voyage aux eaux avant la noce, mais il exigea qu’aussitôt après le retour on fixât le jour pour qu’il pût commander son dîner. Il voulut faire la liste de tous les plats qu’il demanderait, mais personne ne l’écoutait, et il se mit à les raconter, dans un coin, à Jacques et à Paul, qui étaient rentrés depuis un instant ; ils se léchaient les lèvres en l’écoutant et ouvraient de grands yeux.

PAUL.

Qu’est-ce que c’est qu’un baba ?

LE GÉNÉRAL.

C’est un gâteau excellent, avec des petits raisins noirs excellents et une croûte excellente.

JACQUES.

Ah oui ! comme les chaussons aux pommes que fait tante Elfy.

LE GÉNÉRAL.

Nigaud, va ! C’est cent fois meilleur ! »

Le général continua le détail du dîner.

PAUL.

Qu’est-ce que c’est qu’un nougat ?

LE GÉNÉRAL.

Un délicieux gâteau fait avec des amandes hachées et du sucre.

PAUL.

Comme les amandes que nous pilons, Jacques et moi, pour faire du lait d’amandes ?

LE GÉNÉRAL.

Ah ça ! mais !… Dites donc, maman Blidot, vos enfants sont ignorants comme des cruches ! L’un me demande si un baba est comme les chaussons aux pommes de tante Elfy ; l’autre, si un nougat c’est comme le lait d’amandes qu’il pile. Ils ne connaissent rien, mais rien du tout.

LE CURÉ.

Prenez garde, mon général ! il y a bien des choses qu’ils connaissent et sur lesquelles ils pourraient vous prendre en défaut.

LE GÉNÉRAL.

Je vous crois sur parole, monsieur le Curé, et je continue mon dîner… Eh bien ! eh bien ! dites donc, petits, je n’ai pas fini.

JACQUES.

Monsieur le général, c’est que… cela n’amuse pas beaucoup Paul ; et moi, je n’y comprends pas grand’chose. »

Et Jacques courut rejoindre Paul, qui s’était sauvé dans le jardin.

La journée se passa gaiement pour tout le monde : il vint plusieurs voyageurs demander à dîner ou à se rafraîchir avec du cidre, du pain et du fromage. Jacques, qui avait congé ce jour-là, aida au service avec une activité et une amabilité qui lui valurent les éloges des voyageurs et quelques sous de gratification. Paul suivait tous les pas de Jacques ; le général s’amusait à regarder, à écouter et même à causer avec les allants et venants ; on le prenait pour un marchand de bœufs ou de moutons.


Jacques aida au service.
UN VOYAGEUR.

Comment que s’est vendue la marchandise à la foire de Gacé, M’sieur ?

— Pas bien, M’sieur, répondit avec sang-froid le général.

— Combien la livre sur pied ?

— Deux ou trois francs, dit le général qui ne savait pas de quoi il était question.

LE VOYAGEUR.

Et vous appelez ça pas bien ? P’rlotte ! vous êtes difficile, M’sieur ! Jamais la marchandise n’a monté à ce prix, moi vivant, c’est à ne pas y croire.

LE GÉNÉRAL.

Comme vous voudrez, M’sieur.

LE VOYAGEUR.

Ah ça ! M’sieur, vous moquez-vous de moi, par hasard ?

LE GÉNÉRAL.

Moi, M’sieur, par exemple ! Je vous respecte trop, ainsi que tous les voyageurs, pour me permettre…

LE VOYAGEUR.

Mais, M’sieur !

LE GÉNÉRAL.

Quoi ! M’sieur ?

LE VOYAGEUR.

Rien, M’sieur ; laissez-moi manger mon dîner.

LE GÉNÉRAL.

Très-volontiers, M’sieur. Mangez et buvez. »

Le voyageur le regarda de travers, mais ne dit plus rien ; l’air farouche et narquois qu’avait pris le général l’empêcha de continuer une sotte querelle. Quand il eut fini son dîner, le général appela :


Jamais la marchandise n’a monté à ce prix. (Page 141.)

« Deux tasses de café, s’il vous plaît, pour m’sieur et pour moi, et un carafon d’eau-de-vie, mais de la bonne, de la meilleure. Acceptez-vous, M’sieur, la tasse de réconciliation ?

— Volontiers, M’sieur, dit le voyageur ; je ne pense pas que vous ayez eu l’intention de m’offenser.

LE GÉNÉRAL.

Certainement non, M’sieur ; je ne savais pas de quoi vous parliez, et j’ai répondu au hasard. Voilà la vérité.

LE VOYAGEUR.

Je parlais des bœufs sur pied. Vous n’êtes donc pas marchand de bœufs, M’sieur ?

— Non, M’sieur, reprit le général, riant à se tenir les côtes. Je suis voyageur comme vous et prisonnier de monsieur, en montrant Moutier qui entrait.

LE VOYAGEUR, effrayé.

Prisonnier ? Vous… Vous êtes donc… ?

LE GÉNÉRAL, riant plus fort.

Pas un voleur ni un assassin, M’sieur, quoique j’aie tué ou fait tuer bien du monde. (Le voyageur saute en arrière.) Prisonnier de guerre, M’sieur ; pris à Malakoff par monsieur qui m’a sauvé en sautant au milieu des décombres de Malakoff pendant l’explosion. Il en sautait, il en tombait tout autour de nous. Tout en gémissant de mes blessures, j’admirais ce courage qui bravait la mort pour sauver un ennemi. Et voilà, M’sieur, comment je suis voyageur-prisonnier.

LE VOYAGEUR.

Quel est votre grade, M’sieur ?

LE GÉNÉRAL.

Général, M’sieur. »

Le voyageur bondit de dessus sa chaise, ôta son chapeau et dit avec embarras :

« Faites excuse, M’sieur, je ne savais pas ;… je croyais… comment deviner ?

LE GÉNÉRAL.

Pas de mal, M’sieur, pas de mal ; ce n’est pas la première fois qu’on me prend pour un marchand de… toutes sortes de bêtes ; et ce ne sera pas la dernière. »

Le voyageur, confus, voulut solder sa dépense ; le général insista pour tout payer lui-même avec le café ; le voyageur salua, hésita, remercia et s’en alla.

« Comme c’est amusant de voyager ! dit Jacques.

LE GÉNÉRAL.

Veux-tu que je t’emmène ?

JACQUES.

Je voudrais bien si vous pouviez emmener aussi M. Moutier, Paul, maman et ma tante.


Le voyageur bondit. (Page 143.)

LE GÉNÉRAL.

C’est trop de bonheur et de bagage, mon ami : je n’aurais pas de place pour tout ce monde. À propos de place, où est donc ma voiture ? Et ma cassette, mes bijoux, mon or, mon nécessaire de voyage ?

JACQUES.

Tiens, c’est vrai ! Bournier a emmené la voiture, et on ne l’a pas revue ; tout le monde croyait que vous étiez parti dedans.

LE GÉNÉRAL.

Le coquin ! Moutier, mon ami, nous irons voir ça demain. A-t-on emmené les trois brigands ?

MOUTIER.

J’y ai été voir tout à l’heure, mon général ; les gendarmes les ont emmenés dans une voiture ; et le juge d’instruction doit venir demain matin.

ELFY.

Déjà !

MOUTIER.

Nous reviendrons bientôt, Elfy ; ce ne sera pas long. Trois semaines de bains, deux jours de route pour aller et venir ; pas tout à fait un mois en tout.

LE GÉNÉRAL.

Oui, oui, je vous reviendrai bientôt, ma chère enfant ! C’est gentil à vous de me regretter autant ! »

Elfy sourit et Moutier aussi. Le général prit un air malin.

LE GÉNÉRAL.

C’est bien pour moi que vous avez soupiré, Elfy ?… Pas de réponse ? Qui ne dit mot consent… Ce soupir vous vaudra une montre d’or et sa chaîne.

ELFY.

Mais non, mon général ; ce n’est pas juste ; je ne veux pas… Vous savez bien…

LE GÉNÉRAL.

Je ne sais rien du tout ; est-ce que ce n’est pas pour moi que vous avez soupiré si tristement tout à l’heure ?

ELFY.

Pas du tout ; vous le savez bien. C’est pour Joseph.

LE GÉNÉRAL.

Cette franchise mérite une récompense, et vous aurez non-seulement une montre et sa chaîne, mais une broche et des boucles d’oreilles.

ELFY.

Général, vous êtes trop bon. C’est trop, beaucoup trop. Je ne vaux pas tout cela.

LE GÉNÉRAL.

Ma petite, vous parlez comme une étourdie. À votre âge on ne juge pas de la valeur des gens ; vous ne savez pas ce que vous valez, c’est moi qui vous le dis. Demandez à Moutier s’il vous donnerait pour une montre d’or.

— Pas pour tous les trésors de la France, s’écria Moutier en riant.

LE GÉNÉRAL.

Vous voyez ? Ce n’est pas moi qui le lui ai soufflé ! Ah ça ! la journée s’avance. Moutier, si nous allions faire un tour du côté de l’auberge, que j’y prenne ma cassette et mes affaires.

MOUTIER.

Je suis à vos ordres, mon général. La course n’est pas longue.