Librairie Hachette et Cie (p. 125-136).


X

À QUAND LA NOCE ?


Le général commençait à satisfaire son appétit ; il fit connaissance avec les enfants, qu’il prit fort en gré et avec lesquels il sortit après le déjeuner. Jacques le mena voir Torchonnet chez le curé. Mais Torchonnet avait subi un changement qui ne lui permettait plus de conserver son nom. La servante du curé, très-bonne femme, et qui plaignait depuis longtemps le pauvre enfant, l’avait nettoyé, peigné ; elle s’était procuré du linge blanc, un pantalon propre, une blouse à ceinture, de gros souliers de campagne. Le curé l’avait baptisé et lui avait donné le nom de Pierre. Toute crainte avait disparu : Pierre Torchonnet avait l’air enchanté, et ce fut avec une grande joie qu’il vit arriver Jacques et le général. Ce dernier apprit, en questionnant Torchonnet, combien Jacques avait été bon pour lui, et la part que lui et Moutier avaient prise à sa délivrance. Le général écoutait, questionnait, caressait Jacques, serrait les mains du curé.

LE GÉNÉRAL.

Monsieur le Curé, je ne connais pas un homme qui eût fait ce que vous faites pour ce garçon, et pas un qui eût donné à Jacques l’instruction et l’éducation que vous lui avez données. Vous êtes un bon, un estimable curé : je me plais à le reconnaître.

LE CURÉ.

J’ai été si bien secondé par madame Blidot et son excellente sœur, que je ne pouvais faire autrement que de réussir.

LE GÉNÉRAL.

À propos de la petite sœur, je la marie.

LE CURÉ.

Vous la mariez ? Elfy ! pas possible !

LE GÉNÉRAL.

Et pourtant, c’est comme ça ! C’est moi qui dote le marié ; ce nigaud ne voulait pas, parce qu’elle a quelque chose et qu’il n’a rien. J’ai trouvé la chose si bête, que je me suis fâché, et que je lui ai donné vingt mille francs pour en finir. C’est lui maintenant qui est le plus riche des deux. Bonne farce, ça !

LE CURÉ, souriant.

Mais qui donc Elfy peut-elle épouser ? Elle refusait tous les jeunes gens qui se présentaient ; et quand nous la grondions, sa sœur et moi, de se montrer si difficile, elle répondait toujours : « Je ne l’aime pas. » Et si j’insistais : « Je le déteste. » Puis elle riait et assurait qu’elle ne se marierait jamais.

LE GÉNÉRAL.

Il ne faut jamais croire ce que disent les jeunes filles ! Je vous dis, moi, qu’elle épouse Moutier, mon sauveur, le brave des braves, le plus excellent des hommes.

LE CURÉ.

Moutier ! Ah ! le brave garçon ! J’en suis bien aise ; il me plaît et j’approuve le choix d’Elfy.


La servante l’avait nettoyé.
LE GÉNÉRAL.

Et le mien, s’il vous plaît. Quand nous étions blessés tous deux, moi son prisonnier, et lui mon ami, il me parlait sans cesse d’Elfy et de sa sœur, et me répétait ce que vous lui aviez raconté et ce qu’il avait vu par lui-même des qualités d’Elfy. Je lui ai tant dit : « Épousez-la donc, mon garçon, épousez-la, puisque vous la trouvez si parfaite, » qu’il a fini par accueillir l’idée ; seulement il voulait attendre pour se faire un magot. Entre nous c’est pour arranger son affaire que je suis venu au village et que je me suis mis dans le guêpier Bournier ; tas de gueux ! Il m’a sauvé, et il a bien fait ; je vous demande un peu comment il aurait pu se faire un magot sans Dourakine.

LE CURÉ.

Qu’est-ce que c’est que Dourakine ?

LE GÉNÉRAL.

C’est moi-même qui ai l’honneur de vous parler. Je m’appelle Dourakine, sot nom, puisqu’en russe dourake veut dire sot. »

Le curé rit de bon cœur avec Dourakine, qui le prenait en gré et qui lui proposa d’aller féliciter les sœurs de l’Ange-Gardien.

Le curé accepta. Pendant qu’ils causaient, Jacques et Torchonnet n’avaient pas perdu leur temps non plus ; Torchonnet raconta à Jacques qu’il était comme lui sans père ni mère, qu’il avait huit ans quand la femme qui était morte au village l’avait donné à ce méchant Bournier ; que cette femme lui avait dit avant de mourir qu’elle n’était pas sa mère, qu’elle l’avait volé tout petit pour se venger des gens qui l’avaient chassée sans lui donner la charité, et que, lorsqu’elle serait guérie, elle y retournerait pour le rendre à ses parents, car il la gênait plus qu’il ne lui rapportait, mais qu’il n’en serait pas plus heureux, parce que ses parents étaient pauvres et avaient bien assez d’enfants sans lui. Et qu’elle avait dit plus tard la même chose aux Bournier, et leur avait indiqué la demeure et le nom de ses parents.


Elle n’était pas sa mère, elle l’avait volé.

Jacques engagea Pierre à raconter cela au bon curé, qui pourrait peut-être aller voir les Bournier et savoir d’eux les indications que la mendiante leur avait données sur les parents de Torchonnet.

Jacques et Paul demandèrent au curé la permission de rester chez lui avec Torchonnet, ce que le curé leur accorda avec plaisir.

Le général et le curé rentrèrent à l’Ange-Gardien. Moutier causait avec Elfy ; madame Blidot achevait l’ouvrage de la maison et disait son mot de temps en temps.

LE GÉNÉRAL.

Les voilà, monsieur le Curé ! Quand je vous disais ! »

Le curé alla à Elfy et lui donna sa bénédiction d’une voix émue.

LE CURÉ.

Soyez heureuse, mon enfant ! Votre choix est bon ; ce jeune homme est pieux et sage ; je l’ai jugé ainsi la première fois qu’il est venu chez moi pour prendre des renseignements sur vous, et surtout dans les quelques jours qu’il a passés chez vous depuis.

MOUTIER.

Monsieur le Curé, je vous remercie de votre bonne opinion, et comme à l’avenir tout doit être en commun entre Elfy et moi, je vous demande de me donner un bout de la bénédiction qu’elle vient de recevoir. »

Moutier mit un genou en terre et reçut, la tête inclinée, la bénédiction qu’il avait demandée. Avant de se relever, il prit la main d’Elfy et dit d’un accent pénétré :

« Je jure devant Dieu et devant vous, monsieur le Curé, de faire tous mes efforts pour rendre heureuse et douce la vie de cette chère Elfy, et de ne jamais oublier que c’est à Dieu que nous devons notre bonheur. »

Moutier se releva, baisa tendrement la main d’Elfy ; madame Blidot pleurait, Elfy sanglotait, le général s’agitait.

LE GÉNÉRAL.

Que diantre ! je crois que je vais aussi tirer mon mouchoir. Allez-vous bientôt finir, vous autres ? Moi qui amène M. le curé pour lui faire voir comme vous êtes tous heureux, et voilà que Moutier nous fait une scène à faire pleurer sa fiancée et sa sœur ; moi, j’ai une peine du diable à garder l’œil sec. M. le curé a les yeux rouges, et Moutier lui-même ne doit pas avoir la voix bien assurée.

MOUTIER.

Mon général, les larmes que je retiens sont des larmes de bonheur, les premières que je verse de ma vie. C’est à vous que je dois cette douce émotion ! Vous êtes d’aujourd’hui mon bienfaiteur ! » ajouta-t-il en saisissant les deux mains du général et en les serrant avec force dans les siennes.

L’agitation du général augmentait. Enfin il sauta au cou de Moutier, serra dans ses bras le curé étonné, manqua le jeter par terre en le lâchant trop brusquement, et marcha à pas redoublés vers la porte de sa chambre, qu’il referma sur lui.

Le curé s’assit, madame Blidot se mit près de lui, Elfy s’assit près de sa sœur, et Moutier plaça sa chaise près d’Elfy.

La porte du général se rouvrit, il passa la tête et cria :

« À quand la noce ?

— Comment, la noce ? dit Elfy ; est-ce qu’on a eu le temps d’y penser ?

LE GÉNÉRAL.

Mais moi qui pense à tout, je demande le jour pour commander mon dîner chez Chevet.

MOUTIER.

Halte-là ! mon général, vous prenez trop tôt le pas de charge. Vous oubliez nos eaux de Bagnoles et vos blessures.

LE GÉNÉRAL.

Je n’oublie rien, mon ami, mais il y a temps pour tout, et la noce en avant.

ELFY.

Du tout, général, Joseph a raison ; vous devez aller d’abord aux eaux, et lui doit vous y accompagner pour vous soigner.

MOUTIER.

C’est bien, chère Elfy, vous êtes aussi raisonnable que bonne et courageuse. Nous nous séparerons pour nous réunir ensuite.

ELFY.

Et pour ne plus nous quitter.

LE GÉNÉRAL.

Ah ça ! mais pour qui me prend-on ? On dispose de moi comme d’un imbécile ! « Vous ferez ci ; vous ferez ça. C’est bien, ma petite ; c’est très-bien, mon ami. » Est-ce que je n’ai pas l’âge de raison ? Est-ce qu’à soixante-trois ans on ne sait pas ce qu’on fait ? Et si je ne veux pas aller à ce Bagnoles qui m’excède ; si je ne veux pas bouger avant la noce ?

ELFY.

Alors, vous resterez ici pour me garder, et Joseph ira tout seul aux eaux. Il faut que mon pauvre Joseph guérisse bien son coup de feu, pour n’avoir pas à me quitter après.

LE GÉNÉRAL.

Tiens ! voyez-vous cette petite ! Ta, ta, ta, ta, ta, comme sa langue tourne vite dans sa bouche ! Il faut donc que je me soumette. Ce que vous dites est vrai, mon enfant ; il faut que votre Joseph (puisque Joseph il y a) se rétablisse bien et vite ; et nous partons demain.

ELFY.

Oh ! non, pas demain. J’ai eu à peine le temps de lui dire deux mots ; et ma sœur n’a encore pris aucun arrangement. Et puis… Enfin, je ne veux pas qu’il s’en aille avant… avant… Dieu ! que c’est ennuyeux !… Monsieur le curé, quand faut-il le laisser partir ? »

Le général se frottait les mains et riait.

LE GÉNÉRAL.

Voilà, voilà ! La raison s’en va ! l’affection reste en possession du champ de bataille ! Hourra pour la noce !

ELFY.

Mais pas du tout, général ! Dieu ! que vous êtes impatientant ! vous prenez tout à l’extrême ! Avec vos belles idées de noce, puis de départ tout de suite, tout de suite, vous avez brouillé tout dans ma tête ; je ne sais plus où nous en étions !… Et d’abord, Joseph ne peut pas partir avant d’avoir fait sa déclaration dans l’affaire des Bournier ; et vous aussi, il faut que vous soyez interrogé. N’est-ce pas, monsieur le Curé ! Joseph ne dit rien ; il me laisse toute l’affaire à arranger toute seule. »

Moutier souriait et n’était pas malheureux du désir que témoignait Elfy de le garder un peu de temps.

« Je ne dis rien, dit-il, parce que vous plaidez notre cause bien mieux que je ne pourrais le faire, et que j’ai trop de plaisir à vous entendre si bien parler pour vouloir vous interrompre.

LE CURÉ.

Ma chère enfant, vous avez raison ; il faut attendre leurs interrogatoires, c’est-à-dire quelques jours, et partir dès le lendemain.

MADAME BLIDOT.

Bien jugé, monsieur le Curé ; j’aurais dit tout comme vous. Je l’avais sur la langue dès le commencement.

ELFY.

Et pourquoi ne l’as-tu pas dit tout de suite ?

MADAME BLIDOT, riant.

Est-ce que tu m’en as laissé le temps ? Tu étais si animée que Joseph même n’a pu dire un mot. »