Albin Michel (p. 278-292).



CHAPITRE XVIII


LES LUCIOLES


Par la baie grande ouverte, la lumière pâle de la lune pénétrait à flots dans ma chambre.

À côté du divan où j’étais étendu, une mince forme blanche se tenait droite.

— C’est toi ! Tanit-Zergat, — murmurai-je.

Elle mit un doigt sur ses lèvres.

— Chut, c’est moi.

Je voulus me soulever sur ma couche, une atroce douleur étreignit mon épaule. Les événements de l’après-midi revinrent dans ma pauvre tête dolente

— Ah ! petite, petite, si tu savais !

— Je sais, — fit-elle.

J’étais plus faible qu’un enfant. À la grande surexcitation du jour avait succédé, avec la nuit, une absolue dépression nerveuse. Un flot de larmes monta à ma gorge, m’étrangla.

— Si tu savais, si tu savais !… Emmène-moi, petite, emmène-moi.

— Parle plus bas, — fit-elle, — il y a un Targui blanc derrière ta porte en sentinelle.

— Emmène-moi, sauve-moi, — répétai-je.

— Je suis venue pour cela, — fit-elle simplement.

Je la regardai. Elle n’avait plus sa belle tunique de soie rouge : un simple haïk blanc l’entourait ; elle en avait relevé un pan sur sa tête.

— Moi aussi, — dit-elle d’une voix éteinte, — je veux partir ; il y a longtemps que je veux partir. Je veux revoir Gâo, le village au bord du fleuve, les gommiers bleus, l’eau verte.

Elle répéta :

— Depuis que je suis ici, je veux partir ; mais je suis trop petite pour aller seule dans le grand Sahara. Jamais je n’ai osé en parler à ceux qui sont venus ici, avant toi. Tous, ils ne pensaient qu’à elle… Mais toi, tu as voulu la tuer.

Je poussai un gémissement sourd.

— Tu souffres, — dit-elle, — ils t’ont cassé le bras.

— Démis, tout au moins.

— Montre.

Avec une infinie douceur, elle passait sur mon épaule ses petites mains plates.

— Il y a un Targui blanc en sentinelle derrière ma porte, Tanit-Zergat, — fis-je. — Par où es-tu venue, alors ?

— Par là, — dit-elle.

D’un geste, elle montrait la fenêtre. Une raie noire et perpendiculaire barrait par le milieu le trou d’azur carré.

Tanit-Zerga alla à la fenêtre. Je la vis debout sur l’appui ; dans sa main brillait un couteau ; elle coupa la corde en haut, au ras de l’ouverture ; le filin s’affaissa avec un bruit sec sur la dalle.

Elle revint près de moi.

— Partir, partir, — dis-je, — par où ?

— Par là, — répéta-t-elle.

Et elle me montra de nouveau la fenêtre.

Je me penchai. Mon œil plein de fièvre scruta le puits ténébreux, cherchant les rocs invisibles, les rocs sur lesquels s’était brisé le petit Kaine.

— Par là ! — dis-je en frissonnant. — Il y a deux cents pieds d’ici au sol.

— La corde en a deux cent cinquante, — répliqua-t-elle. — C’est une bonne corde, bien solide, je l’ai volée tout à l’heure dans l’oasis ; elle servait à abattre des arbres. Elle est toute neuve.

— Descendre par là, Tanit-Zerga. — Et mon épaule !

— C’est moi qui te descendrai, — dit-elle avec force. — Touche mes bras, et vois comme ils sont nerveux. Je ne te descendrai pas à bout de bras bien sûr. Mais regarde : de chaque côté de la fenêtre il y a une colonne de marbre. En passant la corde autour de l’une d’elles, et en la faisant tourner une fois, je te laisserai glisser sans guère sentir ton poids.

Elle dit encore :

— Et puis, vois : j’ai fait un gros nœud tous les dix pieds ; ils me permettront d’arrêter de temps en temps la descente, si j’ai besoin de reprendre force.

— Et toi ? — fis-je.

— Quand tu seras en bas, j’attacherai la corde à la colonne et je viendrai te retrouver. J’aurai les nœuds pour me reposer, si la corde scie trop mes mains. Mais n’aie crainte : je suis très agile. À Gâo, tout enfant, je grimpais dans des gommiers presque aussi hauts, pour dénicher les petits toucans. Il est plus facile de descendre.

— Mais quand nous serons en bas, comment sortirons-nous ? Tu connais donc les enceintes ?

— Personne ne connaît les enceintes, — dit-elle, — à part Cegheïr-ben-Cheïkh, et peut-être Antinéa.

— Alors ?

— Alors… il y a aussi les chameaux de Cegheïr-ben-Cheïkh, ceux qui lui servent dans ses voyages. J’en ai détaché un, le plus vigoureux, je l’ai conduit en bas, avec beaucoup d’herbe pour qu’il ne crie pas, et qu’il ait bien mangé quand nous partirons.

— Mais… — dis-je encore.

Elle frappa du pied.

— Mais quoi ?… Reste, si tu veux, si tu as peur : moi je partirai ; je veux revoir Gâo, les gommiers bleus, l’eau verte.

Je me sentis rougir.

— Je partirai, Tanit-Zerga, je préfère mourir de soif au milieu des sables que rester ici. Allons…

— Chut, — fit-elle, pas encore.

Elle me montrait la vertigineuse arête éclairée violemment par la lune.

— Pas encore, il faut attendre. On nous verrait. Dans une heure, la lune aura tourné derrière la montagne, ce sera le moment.

Elle s’assit et resta sans mot dire, son haïk ramené complètement sur sa petite figure sombre. Priait-elle ? Peut-être.

Soudain, je ne la vis plus. L’obscurité était entrée par la fenêtre. La lune avait tourné.

La main de Tanit-Zerga s’était posée sur mon bras. Elle m’entraînait vers le gouffre ; je m’appliquai à ne pas trembler.

Au-dessous de nous, il n’y avait plus que l’ombre. À voix très basse, mais ferme, Tanit-Zerga me dit :

— C’est prêt, j’ai arrangé la corde autour de la colonne. Voici le nœud coulant. Passe-le au-dessous de tes bras. Ah ! prends ce coussin. Garde-le serré contre ton épaule malade… Un coussin de cuir… Il est bien rembourré. Tiens-toi face à la muraille. Il te protégera contre les heurts et le frottement.

J’étais maintenant très maître de moi, très calme ; je m’assis sur le bord de la fenêtre, les pieds dans le vide. Une bouffée d’air frais venue des cimes me fit du bien.

Je sentis dans la poche de ma veste la petite main de Tarit-Zerga.

— C’est une boîte. Quand tu seras au bas, il faudra que je le sache, pour descendre moi aussi. Tu ouvriras cette boîte. Il y a des lucioles, je les verrai et je viendrai.

Sa main serra longuement la mienne.

— Va, maintenant, — murmura-t-elle.

J’allai.

De cette descente de deux cents pieds, je ne me rappelle qu’une chose : j’avais des accès de mauvaise humeur quand la corde s’arrêtait et que je me trouvais, jambes ballantes, au flanc de cette muraille absolument lisse. « Qu’attend cette petite sotte, me disais-je, il y a bien un quart d’heure que je suis ainsi en suspens. Ah ! enfin ! Bon, me voilà encore arrêté. » Une ou deux fois, je crus que je touchais le sol. Mais ce n’était qu’une aspérité dans la roche. Il fallait vite donner un léger coup de pied… Et, tout à coup, je me trouvai assis par terre, j’étendis les mains. Des buissons… une épine me piqua le doigt, j’étais arrivé.

Immédiatement, je redevins extraordinairement nerveux.

Je me débarrassai du coussin, enlevai le nœud coulant. De ma main valide, je tendis la corde, l’éloignant de cinq à six pas du ras de la montagne, et mis le pied dessus.

En même temps, je prenais dans ma poche la petite boîte de carton, je l’ouvris.

Successivement, trois halos voyageurs s’élevèrent dans la nuit d’encre ; je vis les lucioles monter, monter au flanc du rocher. Leur auréole rose pâle glissait mollement. Une à une, elles tournèrent, disparurent…


— Tu es fatigué, sidi lieutenant. Laisse, que je tienne la corde.

Cegheïr-ben-Cheïkh venait de surgir à mon côté.

Je regardai sa haute silhouette noire. Je frémis longuement, mais je ne lâchai pas la corde, sur laquelle je percevais déjà de lointaines saccades.

— Laisse, — répéta-t-il avec autorité.

Et il me la prit des mains.

En cette minute, je ne sais pas ce que je suis devenu. J’étais debout, à côté du grand fantôme sombre. Et que faire, je te prie, avec mon épaule démise, contre cet homme dont je connaissais la force agile. Et puis, à quoi bon ? je le voyais, arc-bouté, tendant des deux mains, des deux pieds, de tout le corps, la corde, bien mieux que je n’eusse pu le faire moi-même.

Un frôlement au-dessus de nos têtes. Une petite forme ténébreuse.

— Là, — dit Cegheïr-ben·Cheïkh, saisissant dans ses bras puissants la petite ombre et la déposant à terre, tandis que la corde libre s’en allait battre contre le rocher.

Tanit-Zerga eut un gémissement en reconnaissant le Targui.

Il lui mit brutalement la main sur la bouche.

— Veux-tu te taire, voleuse de chameaux, vilaine petite mouche.

Il l’avait prise par le bras. Il se tourna vers moi.

— Venez, maintenant. — fit-il d’une voix impérieuse.

J’obéis ; pendant le court trajet, j’entendais claquer de terreur les mâchoires de Tanit-Zergat.

Nous arrivâmes à une petite grotte.

— Entrez, — dit le Targui.

Il alluma une torche. La rouge lueur me permit d’apercevoir, ruminant paisiblement, un superbe méhari.

— La petite n’est pas bête, — dit Cegheïr-ben-Cheïkh en désignant l’animal, — elle a su choisir le plus beau, le plus fort ; mais elle est étourdie.

Il approcha sa torche du chameau.

— Elle est étourdie, — continua-t-il. — Elle n’a su que le seller. Ni eau, ni provision. Dans trois jours, à pareille heure, vous seriez tous les trois morts sur la route… et sur quelle route !

Tanit-Zergat ne claquait plus des dents. Elle regardait le Targui avec un mélange d’épouvante et d’espoir.

— Sidi lieutenant, — dit Cegheïr-ben-Cheïkh, — viens ici, à côté du chameau, que je t’explique.

Quand je fus près de lui, il dit :

— De chaque côté, il y a une outre pleine d’eau. Ménagez cette eau le plus possible, car vous allez traverser un pays terrible. Il se peut que, de cinq cents kilomètres, vous ne trouviez pas un puits.

« Là, — reprit-il, — dans ces fontes, il y a des boîtes de conserves. Pas beaucoup, car l’eau est plus précieuse ; il y a aussi une carabine, ta carabine, sidi. Tâche de n’avoir à t’en servir que contre les antilopes. Maintenant, il y a ceci.

Il déployait un rouleau de papier ; je vis son visage voilé se pencher ; ses yeux sourirent ; il me regarda.

— Une fois sorti des enceintes, où pensais-tu te diriger ? — demanda-t-il.

— Vers Idelès, pour rejoindre la route où tu nous as rencontrés, le capitaine et moi, — dis-je.

Cegheïr-ben-Cheïkh secoua la tête.

— Je le pensais bien, — murmura-t-il.

Et il ajouta :

— Avant que le soleil, demain, se soit couché, vous seriez, toi et la petite, rattrapés et massacrés, — dit-il froidement.

Il reprit :

— Vers le Nord, c’est le Hoggar, et tout le Hoggar est soumis à Antinéa. C’est vers le Sud qu’il faut aller.

— Nous irons donc vers le Sud, — dis-je.

— Par où irez-vous vers le Sud ?

— Mais par Silet et Timissao.

Le Targui secoua de nouveau la tête.

— On vous cherchera aussi de ce côté, — dit-il, — c’est la bonne route, la route avec des puits. On sait que tu la connais. Les Touareg ne manqueront pas de t’attendre aux puits.

— Alors ?

— Alors, — dit Cegheïr-ben-Cheïkh, — il ne faut rejoindre la route de Timassao à Tombouctou qu’à sept cents kilomètres d’ici, vers Iferouane, ou, mieux encore, vers l’oued Telemsi. Là, cessent les terrains de parcours des Touareg du Hoggar et commencent ceux des Touareg Aouelimiden.

La petite voix volontaire de Tanit-Zerga s’éleva.

— Ce sont les Aouelimiden qui ont massacré les miens et m’ont réduite à l’esclavage ; je ne veux pas passer par chez les Aouelimiden.

— Tais-toi, vilaine petite mouche, — fit durement Cegheïr-ben-Cheïkh.

Il continua, s’adressant toujours à moi :

— Ce que j’ai dit est dit. La petite n’a pas tort. Les Aouelimiden sont farouches. Mais ils craignent les Français. Beaucoup sont en rapport avec les postes au nord du Niger. D’autre part, ils sont en guerre avec les gens du Hoggar, qui n’iront pas vous poursuivre chez eux. Ce que j’ai dit est dit : il faut que vous rejoigniez la route de Tombouctou à l’endroit où elle pénètre dans les terrains de parcours des Aouelimiden. Leur pays est boisé et riche en sources. Si vous parvenez à l’oued Telemsi vous achèverez votre voyage sous un dôme de mimosas en fleurs. D’ailleurs, d’ici à l’oued Telemsi, la route est plus courte que par Timissao. Elle est toute droite.

— Elle est toute droite, c’est vrai, — dis-je — mais tu sais que, pour la suivre, c’est le Tanezrouft qu’il faut traverser.

Cegheïr-ben-Cheïkh eut un geste d’impatience.

— Cegheïr-ben-Cheïkh le sait, — dit-il. — Il sait ce qu’est le Tanezrouft. Il sait que, lui qui a voyagé dans tout le Sahara, il frémirait de passer par le Tanezrouft et le Tasili du Sud. Il sait que les chameaux qui s’y égarent ou périssent ou deviennent sauvages, car personne ne veut exposer sa vie pour aller les rechercher… C’est justement la crainte qui entoure cette région qui peut vous sauver. Et puis, il faut choisir : ou risquer de mourir de soif sur les pistes du Tanezrouft, ou être sûrement égorgé sur n’importe quelle autre route.

Il ajouta :

— Vous pouvez aussi rester ici.

— Mon choix est fait, Cegheïr-ben-Cheïkh, — dis-je.

— Bien, — fit-il, déployant de nouveau le rouleau de papier. — Le trait que voici a son origine à l’orifice de la deuxième enceinte de terre, où je vais vous conduire. Il aboutit à Iferouane. J’ai marqué les puits, mais ne t’y fie pas trop, car beaucoup sont à sec. Veille à ne pas t’écarter de ce tracé. Si tu t’en éloignes, c’est la mort. Maintenant, monte sur le chameau avec la petite. Deux font moins de bruit que quatre.

Nous marchâmes longtemps en silence. Cegheïr-ben-Cheïkh était devant, son méhari suivait avec docilité. Successivement, nous traversâmes un couloir ténébreux, une gorge encaissée, un autre couloir… Chaque entrée était dissimulée par un inextricable fouillis de roches et de broussailles.

Soudain, un souffle brûlant vola autour de nos tempes. Une sombre lueur rougeâtre entra dans le couloir qui finissait. Le désert était là.

Cegheïr-ben-Cheïkh s’était arrêté.

— Descendez, — fit-il.

Une source chantait dans la roche, le Targui s’en approcha ; il emplit d’eau un gobelet de cuir.

— Buvez — dit-il, en nous le tendant successivement.

Nous obéîmes.

— Buvez encore, — ordonna-t-il, — C’est autant d’économisé sur le contenu des outres. Tâchez maintenant de n’avoir plus soif avant le coucher du soleil.

Il vérifiait les sangles du méhari.

— Tout va bien, — murmura-t-il. — Allons, dans deux heures, l’aube va naître : il faut que vous soyez hors de vue.

Une espèce d’émotion me saisit, en cette minute extrême ; je marchai vers le Targui, je lui pris la main.

— Cegheïr-ben-Cheïkh, — dis-je à voix basse, — ce que tu fais, pourquoi le fais-tu ?

Il recula, je vis luire ses profonds yeux sombres.

— Pourquoi ? — fit-il.

— Oui, pourquoi ?

— Le Prophète, — répondit-il gravement, — permet au juste de laisser, une fois dans son existence, la pitié prendre le pas sur le devoir. Cegheïr-ben-Cheïkh use de cette autorisation en faveur de celui qui lui a sauvé la vie.

— Et, — dis-je, — tu ne crains pas, si je reviens parmi les Français, que je parle, que je dévoile le secret d’Antinéa ?

Il secoua la tête.

— Je ne le crains pas, — fit-il ; et sa voix était ironique. — Tu n’as pas intérêt, sidi lieutenant à ce que les gens de chez toi sachent comment est mort le sidi capitaine.

Je frémis à cette réponse si logique.

— Je fais peut-être une faute, — ajouta le Targui, — en ne tuant pas la petite… Mais elle t’aime. Elle ne dira rien. Allez le jour va bientôt naître.

J’essayais de serrer les mains de ce bizarre sauveur, mais il recula de nouveau.

— Ne me remercie pas, ce que je fais, c’est pour moi, pour m’acquérir du mérite auprès de Dieu. Sache bien que je ne le referai jamais plus, ni pour un autre, ni pour toi.

Et comme j’avais un geste pour le rassurer à cet égard.

— Ne proteste pas, — dit-il sur un ton dont la raillerie résonne encore à mes oreilles. — Ne proteste pas. Ce que je fais est utile pour moi, pas pour toi.

Je le regardai sans comprendre.

— Pas pour toi, sidi lieutenant, pas pour toi, — fit-il de sa voix grave, — car tu reviendras, et ce jour-là, ne compte plus sur la complaisance de Cegheïr-ben-Cheïkh.

— Je reviendrai ? — murmurai-je en frissonnant.

— Tu reviendras, tu reviendras, — fit le Targui.

Il était debout, statue sombre au flanc du rocher gris.

— Tu reviendras, — reprit-il avec force. — Tu fuis maintenant, mais tu te trompes, si tu te figures revoir ton monde avec les mêmes yeux que lorsque tu l’as quitté. Une pensée, la même, va te suivre désormais partout, et un jour, dans un an, dans cinq, dans dix peut-être, tu repasseras par ce même couloir sous lequel tu viens de passer.

— Tais-toi, Cegheïr-ben-Cheïkh ! — fit la voix frémissante de Tanit-Zerga.

— Tais-toi, toi-même, vilaine petite mouche, — dit Cegheïr-ben-Cheïkh.

Il eut un ricanement.

— La petite a peur, vois-tu, parce qu’elle sait que ce que je dis est vrai, parce qu’elle connaît l’histoire, l’histoire du lieutenant Ghiberti.

— Le lieutenant Ghiberti ? — dis-je, les tempes trempées de sueur.

— C’était un officier italien, je l’avais rencontré entre Rhât et Rhadamès, il y a huit ans. Il se trouva que l’amour qu’il eut pour Antinéa, ne lui fit pas tout à fait oublier d’abord celui de la vie. Il essaya de se sauver, il y réussit, je ne sais comment, car, celui-là, je ne l’aidai pas ; il rentra dans son pays. Eh bien ! écoute : deux ans après, jour pour jour, partant moi-même à la découverte, je trouvai, devant l’enceinte nord dont il cherchait vainement l’entrée, un misérable dépenaillé, à moitié mort de fatigue et de faim. C’était le lieutenant Ghiberti qui revenait. Il occupe dans la salle de marbre rouge la stalle numéro 39.

Le Targui eut un petit rire.

— Telle est l’histoire du lieutenant Ghiberti, que tu as voulu connaître… Mais en voilà assez. Remonte sur ton chameau.

J’obéis sans mot dire. Tanit-Zerga, en croupe, m’enserrait de ses petits bras.

Cegheïr-ben-Cheïkh tenait toujours la bride de l’animal.

— Un mot encore, — dit-il, en me désignant au coin, vers le Sud, une tache noire sur la ligne violette du ciel. Tu vois ce gour là-bas : c’est votre direction. Il est à trente kilomètres. Nous devez être à sa hauteur quand le soleil se lèvera. Alors, consulte ta carte. Le prochain point de repère est indiqué. Si tu ne t’écartes pas de la ligne, vous serez à l’oued Telemsi dans huit jours.

Le grand col du chameau se tendait vers le vent sombre qui venait du Sud.

Le Targui lâcha la bride de la bête avec un geste large :

— Allez, maintenant.

— Merci, — lui dis-je, en me retournant sur la selle, — merci, Cegheïr-ben-Cheïkh, et adieu.

J’entendis sa voix, déjà lointaine, qui répondait :

— Au revoir, lieutenant de Saint-Avit.