Albin Michel (p. 264-277).



CHAPITRE XVII


LES VIERGES AUX ROCHERS


Je me réveillai dans ma chambre. Le soleil déjà au zénith l’emplissait d’une lumière et d’une chaleur insupportables.

La première chose que je vis en ouvrant les yeux fut le store attaché et gisant au milieu de la pièce. Alors, les événements de la nuit commencèrent à me revenir confusément.

Ma tête alourdie me faisait mal. Mon intelligence vacillait. Ma mémoire était comme obstruée. « Je suis sorti avec le guépard, c’est certain. La marque rouge de mon index est la preuve de la force avec laquelle il tirait sur sa laisse. — Mes genoux sont encore maculés de poussière. — Il est vrai que j’ai rampé un moment le long du mur, dans la salle où les Touareg blancs jouaient aux dés, au moment où Hiram-Roi a bondi. Et puis, après ? Ah ! oui, Morhange et Antinéa… Et puis, après ?… »

Après je ne savais plus. Et cependant, il avait dû y avoir quelque chose, quelque chose dont je ne me souvenais pas.

Un malaise me prit. J’aurais voulu me souvenir, et, cependant, il me semblait que j’avais peur d’y parvenir ; jamais je n’ai rien éprouvé de plus pénible que cette contradiction.

« Le parcours est long, d’ici aux appartements d’Antinéa. Fallait-il que je dormisse profondément quand on m’a rapporté ici, — car enfin on m’a rapporté — pour ne m’être aperçu de rien ! »

J’arrêtai là mes investigations. J’avais trop mal à la tête.

— Allons prendre l’air, — murmurai-je. — On cuit, ici ; j’y deviendrais fou.

J’avais besoin de voir des hommes, n’importe lesquels. Machinalement, je me dirigeai vers la bibliothèque.

Je trouvai M. Le Mesge dans un accès de joie délirante. Le professeur était en train d’éventrer un énorme ballot soigneusement cousu dans une couverture brune.

— Vous tombez bien, cher monsieur, — cria-t-il en me voyant entrer. — Les revues viennent d’arriver.

Il se démenait avec une hâte fébrile. Du flanc du ballot coulait maintenant un ruisseau de brochures bleues, vertes, jaunes, saumon.

— Allons, allons, tout va bien, — poursuivit-il en dansant de bonheur. Pas trop de retard, puisque voilà les numéros du 15 octobre. Il faudra voter des félicitations à ce brave Ameur.

Son allégresse était communicative.

— C’est le digne commerçant turc de Tripoli qui consent à prendre des abonnements à toutes les revues intéressantes des deux continents. Il les achemine vers une destination dont il se soucie peu par Rhadamès. Mais voici les revues françaises.

M. Le Mesge parcourait fiévreusement les sommaires.

— Politique intérieure : des articles de MM. Francis Charmes, Anatole Leroy-Beaulieu d’Haussonville sur le voyage du tsar à Paris. Tiens, une étude sur les salaires du moyen âge par M. d’Avonel. Maintenant des vers, des vers de jeunes poètes, Fernand Gregh, Edmond Haraucourt. Ah ! un compte rendu de livre d’Henry de Castries sur l’Islam. Cela peut être plus intéressant… Mais je vous en prie, cher monsieur, prenez ce qui vous conviendra.

La joie rend les gens aimables, et véritablement M. Le Mesge délirait.

Un peu de brise venait maintenant de la fenêtre. Je m’approchai de la balustrade, et, m’étant accoudé, je me mis à parcourir un numéro de la Revue des Deux Mondes.

Je ne lisais pas, je feuilletais, les yeux tantôt sur les pages où grouillaient les petits caractères noirs, tantôt sur la cuvette rocheuse, qui grésillait, rose pâle, sous le soleil déclinant.

Soudain mon attention commença à se fixer. Une correspondance étrange s’établissait entre le texte et le paysage.

« Sur nos têtes, le ciel ne gardait de ses nuages que quelques traces légères, pareilles au peu de cendre blanche que laissent les bûchers consumés. Le soleil embrasait en cercle les cimes des rochers, faisant saillir sur l’azur leurs lignes solennelles. D’en haut une grande tristesse et une grande douceur tombaient dans l’enceinte solitaire, comme un breuvage magique dans une coupe profonde…[1] »

Fébrilement, je tournai quelques pages. On eût dit que mes pensées commençaient à se clarifier.

Derrière moi, M. Le Mesge, plongé dans un numéro, manifestait par des grognements l’indignation où le jetait sa lecture.

Je poursuivis la mienne.

« De toutes parts, dans la lumière crue, se déployait sous nos pieds un superbe spectacle. La chaîne des rochers, visible tout entière dans sa stérilité désolée jusqu’aux extrêmes sommets, s’allongeait comme un immense entassement de choses gigantesques et informes, demeuré pour la stupeur des humains en témoignage de quelque titanomachie primordiale. Tours écroulées…

— C’est une honte, une pure honte, — répétait le professeur.

« …Tours écroulées, citadelles renversées, coupoles effondrées, colonnades brisées, colosses mutilés, proues de vaisseaux, croupes de monstres, ossatures de titans, cette masse formidable par ses reliefs et ses creux, simulait tout ce qu’il y a d’énorme et de tragique. Si limpides étaient les lointains…

— Une pure honte, — disait toujours M. Le Mesge exaspéré, frappant du poing la table.

« …Si limpides étaient les lointains que je distinguais chaque contour comme si j’avais eu sous les yeux, infiniment agrandi, le rocher que Violante m’avait fait voir par la fenêtre avec un geste créateur… »

Je fermai la revue en frissonnant. À mes pieds, maintenant rouge, j’avais, énorme, abrupt, dominant le jardin mordoré, le rocher blanc qu’Antinéa m’avait désigné le jour de notre première entrevue.

— Il est tout mon horizon, — avait-elle dit.

À présent les transports de M. Le Mesge ne connaissaient plus de bornes.

— C’est plus qu’une honte, c’est une infamie.

J’aurais voulu l’étrangler pour le faire taire. Il m’avait saisi le bras et me prenait à témoin.

— Vous lirez cela, monsieur, et, sans être particulièrement compétent, vous verrez que cet article sur l’Afrique romaine est un prodige d’inconscience, un monument d’ignorance. Et c’est signé, savez-vous de qui c’est signé ?

— Laissez-moi, — lui dis-je brutalement.

— Eh bien, c’est signé Gaston Boissier. Parfaitement, monsieur ! Gaston Boissier, grand-officier de la Légion d’honneur, maître de conférences à l’École normale supérieure, secrétaire perpétuel de l’Académie française, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, un de ceux qui refusèrent jadis mon sujet de thèse, un de ceux… Pauvre Université, pauvre France !

Je ne l’écoutais plus. Je m’étais remis à lire. Mon front était baigné de sueur. Mais il me semblait que dans ma tête, claire comme une chambre dont on ouvre une à une les fenêtres, les souvenirs revenaient, ainsi que des colombes qui regagnent, en battant des ailes, leur pigeonnier.

« …À présent, un tremblement insurmontable la secouait toute ; et ses yeux se dilataient comme si une atroce vision les eût remplis d’horreur.

« — Antonello… — balbutia-t-elle.

« Et pendant quelques secondes, elle ne put prononcer d’autre parole.

« Je la regardai avec une indicible angoisse, et je souffrais en mon âme les contractions de ses chères lèvres. Et la vision qui était dans ses yeux passait dans les miens, et je revoyais le visage blême et émacié d’Antonello, et le rapide battement de ses paupières, et les ondes d’angoisse qui, investissant soudain son corps long et maigre, le secouaient comme un roseau fragile. »

Sans lire davantage, je jetai la revue sur la table.

— C’est bien cela, — dis-je.

Je m’étais servi, pour découper les pages, du couteau avec lequel M. Le Mesge avait tranché les cordes du ballot, un court poignard à manche d’ébène, un de ces poignards que les Touareg, dans une gaine à bracelet, portent collés à leur biceps gauche.

Je le mis dans l’ample poche de mon dolman de flanelle et marchai vers la porte.

J’allais la franchir quand je m’entendis appeler par M. Le Mesge.

— Monsieur de Saint-Avit ! Monsieur de Saint-Avit !

Je me retournai.

— Un petit renseignement, s’il vous plaît.

— Qu’y a-t-il.

— Oh ! pas grand’chose. Vous savez que c’est moi qui suis chargé de l’établissement des étiquettes de la salle de marbre rouge…

Je me rapprochai de la table.

— Eh bien, j’ai omis de m’enquérir tout d’abord auprès de M. Morhange de la date et du lieu de sa naissance. Puis je n’ai plus eu l’occasion. Je ne l’ai plus revu. De sorte que, maintenant, je suis forcé de recourir à vous. Pouvez-vous me renseigner ?

— Je le puis, — dis-je, très calme.

Il avait pris, dans une boîte qui en contenait plusieurs, une large étiquette de carton blanc ; il trempa sa plume d’encre.

— Nous disons donc : Numéro 54… Capitaine ?

Capitaine Jean-Marie-François Morhange.

Et, tandis que je dictais, une main posée au bord de la table, j’apercevais sur ma manche blanche, une tache, une petite tache rouge brun.

Morhange, — répétait M. Le Mesge, achevant de mouler le nom de mon compagnon. — Né à…

Villefranche.

Villefranche. Rhône. Quelle date ?

Le 14 octobre 1859.

Le 14 octobre 1859. Bien. Décédé au Hoggar le 5 janvier 1897. Là, voilà qui est fait. Et tous mes remerciements, cher monsieur, pour votre obligeance.

— À votre service, monsieur.

Là-dessus, je quittai paisiblement M. Le Mesge.


Ma résolution était désormais bien prise et, je le répète, mon calme était grand. Je me sentis néanmoins, en prenant congé de M. Le Mesge, le besoin de mettre quelques instants entre la décision et l’exécution.

J’errai d’abord dans les couloirs. Puis, m’étant trouvé à proximité de ma chambre, je me dirigeai vers elle. J’y entrai. Elle était toujours insupportablement chaude. Je m’assis sur mon divan et me pris à réfléchir.

Le poignard me gênait dans ma poche. Je l’en retirai et le déposai sur le sol.

C’était un solide poignard, à lame en losange.

Il y avait entre le manche et la lame une virole de cuir roux.

Sa vue me rappela le marteau d’argent. Je me souvins de la facilité avec laquelle je l’avais en main, quand je frappai…

Tous les détails de la scène me revenaient avec une incomparable netteté. Mais je n’avais pas un frisson. Il semblait que la détermination où j’étais de tuer dans un instant l’instigatrice du meurtre m’eût permis d’évoquer avec placidité ses farouches détails.

Si je réfléchissais à mon acte, c’était pour m’en étonner, non pour me condamner.

« Eh quoi ! me disais-je, ce Morhange, qui a été un enfant, qui, comme tous les autres, a coûté tant de peines à sa mère, lors de ses maladies de bébé, c’est moi qui l’ai tué. C’est moi qui ai tranché cette vie, qui ai réduit à néant ce monument d’amour, de larmes, d’embûches surmontées qu’est une existence humaine. Vraiment, quelle extraordinaire aventure !  »

C’était tout. Ni crainte, ni remords, ni cette horreur shakespearienne consécutive au meurtre et qui fait qu’aujourd’hui, sceptique pourtant, et blasé, et désabusé plus qu’on ne peut l’être, je me prends tout à coup à frémir si je suis seul, la nuit, dans une chambre obscure.

« Allons, pensai-je, il est l’heure. Il faut en finir. »

Je ramassai le poignard et, avant de le remettre dans ma poche, je fis le geste de frapper. Tout allait bien. La poignée était assurée dans ma main.

Je n’avais jamais fait le chemin des appartements d’Antinéa que guidé, la première fois par le Targui blanc, la seconde par le guépard. Je le retrouvai néanmoins sans aucune peine. Un peu avant de parvenir à la porte à rosace lumineuse, je rencontrai un Targui.

— Laisse-moi passer, — ordonnai-je, — Ta maîtresse m’a fait appeler.

L’homme obéit en s’effaçant.

Bientôt une mélopée sourde parvint à mes oreilles. Je reconnus le son d’une rebaza, le violon à corde unique des femmes touareg. C’était Aguida qui jouait, accroupie comme d’ordinaire aux pieds de sa maîtresse. Les trois autres femmes l’entouraient également, Tanit-Zerga n’y était pas.

Ah ! puisque cette fois est la dernière que je l’ai vue, laisse, laisse-moi te parler d’Antinéa, te dire comment, en cet instant suprême, elle m’apparut.

Sentait-elle la menace qui pesait sur sa tête, et avait-elle voulu la braver en recourant à ses plus invincibles artifices ? J’avais dans le souvenir le mince corps dépouillé que j’avais pressé contre mon cœur la nuit précédente, sans bagues, sans bijoux. Et voici que je reculai presque en trouvant maintenant devant moi, parée comme une idole, non une femme, mais une reine.

Le formidable luxe des Pharaons écrasait ce mince corps. Elle avait en tête le pschent des dieux et des rois, énorme et d’or, sur lequel les émeraudes, qui sont les pierres nationales des Touareg, traçaient et retraçaient son nom en caractères tifinar. Elle était vêtu de la schenti, comme d’une gaine hiératique. Une schenti de satin rouge brodée, en or, de lotus. Elle avait à ses pieds un sceptre d’ébène, terminé par un trident. Ses bras nus étaient cerclés de deux uræus dont les gueules remontaient jusque sous les aisselles, comme pour s’y blottir. Des oreillettes du pschent ruisselait un collier d’émeraudes, dont le premier rang passait sous le menton têtu, en forme de jugulaire, tandis que les autres descendaient en rond sur la gorge nue.

Quand j’entrai, elle eut un sourire.

— Je t’attendais, — fit-elle simplement.

Je m’avançai, et, quand je fus à quatre pas du trône, je m’arrêtai, droit devant elle.

Elle me regardait ironiquement.

— Qu’est ceci ? — fit-elle avec le plus grand calme.

Je suivis la direction de son geste. Je vis le manche du poignard qui émergeait de ma poche.

Je le retirai complètement, et le tins ferme dans ma main, prêt à frapper.

— La première de celles de vous qui bougera, je la ferai abandonner à six lieues d’ici, toute nue, au milieu du désert rouge, — dit froidement Antinéa à ses femmes, parmi lesquelles mon geste avait fait courir un murmure de frayeur.

Elle reprit, s’adressant à moi :

— Ce poignard est à la vérité bien laid, et tu me parais bien mal le tenir. Veux-tu que j’envoie Sydya dans ma chambre te chercher le marteau d’argent ? Tu le manies mieux que ce poignard.

— Antinéa, — dis-je sourdement, — je vais vous tuer.

— Dis-moi tu, dis-moi tu. Tu me tutoyais bien hier soir. N’oses-tu devant celles-ci ? — fit-elle en désignant les femmes aux yeux exorbités de terreur.

Elle reprit :

— Me tuer ? Tu n’es guère conséquent avec toi-même. Me tuer, au moment où tu peux recueillir le prix du meurtre de l’autre…

— A… A-t-il souffert ? — fis-je soudain, en tressaillant.

— Peu. Je te l’ai déjà dit que tu t’étais servi du marteau comme si tu n’avais fait que cela toute ta vie.

— Comme le petit Kaine, — murmurai-je.

Elle eut un sourire étonné.

— Ah ! tu connaissais cette histoire… Oui comme le petit Kaine. Mais au moins Kaine était logique. Tandis que toi… je ne comprends pas.

— Je ne comprends pas très bien non plus.

Elle me regardait avec une curiosité amusée.

— Antinéa, — dis-je.

— Qu’y a-t-il ?

— Ce que tu m’as demandé de faire, je l’ai fait. Puis-je, à mon tour, t’adresser une prière, te poser une question ?

— Dis toujours.

— Il faisait sombre, n’est-ce pas, dans la chambre où il était.

— Très sombre. J’ai été obligée de te conduire jusqu’au divan où il dormait.

Il dormait, tu en es sûre ?

— Je te le dis.

Il… n’est pas mort sur le coup, n’est-ce pas.

— Non. Je sais exactement quand il est mort, deux minutes après que, ayant frappé, tu t’es enfui en poussant un cri.

— Alors, sans doute, il n’a pu savoir…

— Quoi ?

— Que c’est moi qui ai… tenu le marteau.

Il aurait pu ne pas le savoir, effectivement, — dit Antinéa, — et pourtant, il l’a su.

— Comment ?

Il l’a su, parce que je lui ai dit, — dit-elle, fixant avec un courage magnifique ses yeux dans les miens.

— Et, murmurai-je, — il l’a cru ?

— Mon explication aidant, il t’a reconnu dans le cri que tu as poussé. S’il n’avait pas dû savoir que c’était toi, la chose n’eût eu aucun intérêt pour moi, — acheva-t-elle avec un petit rire méprisant.

Quatre pas, je l’ai dit, me séparaient d’Antinéa. D’un bond, je les franchis, mais, avant d’avoir pu frapper, je roulai à terre.

Hiram-Roi venait de me sauter à la gorge.

En même temps, j’entendais la voix impérieuse et calme d’Antinéa.

— Appelez les hommes, — commanda-t-elle.

Une seconde plus tard, j’étais délivré de l’étreinte du guépard. Les six Touareg blancs m’entouraient et cherchaient à me garrotter.

Je suis assez fort et très nerveux. Un instant, je réussis à me mettre debout. Un de mes ennemis gisait à dix pieds, projeté par un coup de poing placé au menton suivant les meilleures règles de l’art. Un autre, sous mon genou, râlait. C’est alors que j’entrevis, une dernière fois, Antinéa. Elle était debout, appuyée des deux mains contre son sceptre d’ébène, et contemplait la lutte avec un sourire d’ironique intérêt.

Au même instant, je poussai un grand cri et lâchai ma victime. Un craquement dans mon bras gauche : un des Touareg, saisissant ce bras par derrière et le tordant sur lui-même, m’avait désarticulé l’épaule.

Quand je m’évanouis tout à fait, c’était dans les couloirs, au travers desquels deux fantômes blancs m’emportaient, ligoté à ne plus pouvoir faire un mouvement.

  1. Gabriele d’Annunzio, Les Vierges aux rochers. Cf. la Revue des Deux Mondes du 15 octobre 1896, page 867 et passim.