L’Atelier d’Ingres/Chapitre VIII

G. Charpentier (p. 83-92).


VIII

L’ATELIER DU MAÎTRE.


M. Ingres, lorsqu’il venait de terminer un ouvrage, nous invitait assez habituellement à visiter son atelier.

C’étaient pour nous de vraies fêtes, auxquelles nous ne manquions pas de nous rendre ; c’était de plus un véritable enseignement.

Je n’ai oublié aucune de ces visites, mais la première surtout est restée bien présente à mon souvenir.

Avant de citer la conversation que j’entendis ce jour-là et les paroles de M. Ingres, que je n’ai point oubliées, je ferai l’examen des ouvrages qui se trouvaient dans son atelier.

C’étaient d’abord, sur le chevalet, son Œdipe, un petit Henri IV jouant avec ses enfants, puis son prix de Rome, une Stratonice, et une étude de jeune fille.

La Stratonice n’était pas celle qui appartint plus tard au duc d’Orléans. Celle-ci était plus grande, les figures presque demi-nature, les personnages moins nombreux, l’aspect du tableau très-sombre. J’ai vu depuis un dessin à la mine de plomb que M. Ingres avait donné à Girodet, et qui était évidemment l’idée première ou la copie de ce tableau.

Pourquoi était-il dans son atelier ? Qu’est-il devenu ? Je l’ignore, et ne l’ai jamais revu à aucune de ses expositions. Peut-être avait-il voulu y faire les mêmes retouches qu’à son prix de Rome.

Ceci est curieux.

Les artistes savent que, dans l’école de David, on peignait les ombres par glacis[1], laissant presque apparaître la toile.

M. Ingres, probablement sous l’influence de son professeur, ou peut-être par la tendance qu’on a malgré soi à faire comme ceux qui vous entourent, avait peint de cette façon ses premiers ouvrages.

Une étude plus approfondie des maîtres et de leur exécution lui fit changer en Italie cette manière de peindre, et il avait pris en une telle horreur les ombres transparentes, qu’il avait fait apporter de l’École des Beaux-Arts son prix de Rome, dans l’intention de reprendre toutes les parties d’ombre et de les empâter[2].

Un de ses mots était : « Messieurs, mettez du blanc dans les ombres. »

Sur les murs de l’atelier, je remarquai plusieurs autres ouvrages.

À la paroi du fond était accrochée, sans cadre, sa Vénus Anadyomène ; j’avoue qu’il existe peu de choses qui m’aient produit une aussi vive émotion que la vue de ce tableau. Il me sembla que c’était ainsi que devait être la peinture d’Apelles.

Le ciel était d’un ton bleuâtre plutôt que bleu ; toute la figure avait cet aspect si attrayant de l’ébauche, les Amours à peine indiqués, mais charmants.

Je ne crois pas que le souvenir me trompe, et je vois encore ce tableau devant mes yeux, tel qu’il était à son atelier. Depuis, qu’est-il arrivé ?

Aujourd’hui, le ciel est d’un bleu foncé, presque noir, sur lequel la Vénus se détache en lumière vive, et, quand je l’ai vue pour la première fois, le passage du ton du ciel à celui de la figure était à peine sensible. M. Ingres avait-il perdu cette naïveté qu’il me vantait, lorsqu’il acheva ce tableau commencé dans sa jeunesse ?

Ainsi pour la Source. Il y avait dans un coin de son atelier une figure de jeune fille peinte sur une toile jaunâtre, qui était restée comme fond.

Rien ne peut donner l’idée de cette étude d’après nature, qu’il fît, je crois, après avoir ébauché déjà sa Vénus, car elle fut exécutée à Florence, où il ne passa que quelques années après son séjour à Rome, et la Vénus est de 1808. C’était, du reste, la même pose : une jeune fille tenant de ses deux mains ses cheveux, qu’elle tord.

Cette peinture avait tous les caractères d’une étude d’après nature, car les détails les plus intimes n’avaient pas été omis. Mais quelle beauté ! et dans l’exécution une telle simplicité, qu’on aurait pu supposer qu’elle avait été faite d’un jet, dans une seule séance.

Et cela est devenu la Source, où il a changé la pose des bras en lui faisant tenir une urne, et alourdi les extrémités en voulant leur ôter peut-être un côté trop réaliste. Le torse seul est resté intact. Mais quelle perte ! et qu’on serait heureux, si on pouvait retrouver sous ces retouches faites à un âge avancé la merveille que j’ai admirée alors !

Il avait ajouté à son Œdipe un petit personnage qui s’enfuit effrayé. Je trouvai, et je crois que j’eus le courage de le lui dire, que cette figure ôtait au terrible tête-à-tête son côté saisissant, qu’elle rassurait pour ainsi dire le spectateur ; dans tous les cas, M. Ingres l’a laissée. Je me rappelle qu’il la trouvait assez poussinesque. Il a amélioré, je crois, le geste et l’expression du Sphinx.

Dans le petit tableau d’Henri IV et ses enfants, il avait refait l’ambassadeur, et nous le montrait avec complaisance, en faisant remarquer qu’il « était d’un assez beau ton ».

À gauche, sur le mur, était le Virgile. Mais c’est un souvenir bien vague que celui que j’ai gardé de cette toile. L’aspect m’en parut absolument sombre. — Le tableau était-il dans son entier ? — Dans tous les cas, les figures étaient grandes comme nature. Depuis j’ai vu, à son exposition des Beaux-Arts, un fragment qui appartient, je crois, à la Belgique. Était-ce ce fragment ?

Le sort de cette toile m’a bien longtemps intrigué et me préoccupe encore. Je n’ai trouvé personne qui l’ait vue : elle a été faite pourtant, puisqu’elle était au palais du général Miollis, qui l’avait commandée. Lehmann m’a dit que M. Ingres l’avait rachetée à Rome : ce ne peut être que lorsqu’il était directeur de l’École : alors ce que j’ai vu n’était pas le tableau ; et le tableau, où est-il ?

J’ai cru devoir appeler l’attention sur ce fait, espérant que les amis de M. Ingres qui ont vécu plus que moi dans son intimité pourront éclaircir ce mystère, d’autant plus intéressant que c’est d’un chef-d’œuvre qu’il s’agit.

Ce que tout le monde sait, c’est que le tableau était en longueur, et qu’il a ajouté dans la gravure la statue de Marcellus[3].

Enfin, sur un chevalet était placée une petite étude de baigneuse vue de dos à mi-corps, qui est gravée dans son œuvre au trait.

Nous fûmes tous frappés de la différence de peinture qui existait entre cette étude et son prix de Rome, et je lui fis part de cette impression.

« C’est que je n’avais pas vu l’Italie, nous dit M. Ingres, quand je fis ce tableau, et cette étude est la première que j’ai peinte sous l’inspiration de ces maîtres… On m’avait trompé, messieurs, et j’ai du refaire mon éducation. »

Puis, changeant de ton : « Non pas que je ne rende justice à mon illustre professeur… Personne n’a plus de respect que moi pour M. David ; mais il est évident que son goût l’a porté d’un autre côté… J’ai pris le chemin des maîtres, moi, messieurs, celui de Raphaël, (et en s’exaltant) qui n’est pas un homme, qui est un dieu descendu sur la terre. »

Il continua assez longtemps à nous parler avec un véritable enthousiasme de la révélation qui lui avait été faite par la vue des maîtres italiens ; mais son discours fut interrompu par l’arrivée du peintre Granger.

Granger avait eu le prix de Rome l’année où M. Ingres, concourant pour la première fois, avait mérité incontestablement le prix. Mais Granger allait tirer à la conscription, et cette récompense exemptait du service militaire ; on lui donna le prix, et M. Ingres, d’un an plus jeune, dut attendre le concours suivant.

À peine entré, Granger fit force compliments à M. Ingres sur son tableau d’Œdipe.

« Je reconnais ton modèle, lui dit-il.

— Ah ! n’est-ce pas ? C’est bien lui ?

— Oui, mais tu l’as fièrement embelli !

— Comment ! embelli ? Mais je l’ai copié, copié servilement.

— Tant que tu voudras, mais il n’était pas si beau que cela. »

Il n’y avait rien de plus curieux que de voir l’exaspération de M. Ingres, qui, devant ses élèves, s’entendait accuser de ne pas suivre ses propres doctrines.

Aussi, comme il s’emportait !

« Mais vois donc, puisque tu te le rappelles, c’est son portrait…

— Idéalisé… »

Ce mot fut le dernier coup, d’autant plus que Granger disait tout cela fort galamment et comme un éloge.

« Enfin ! dit M. Ingres, penses-en ce que tu voudras ; mais j’ai la prétention de copier mon modèle, d’en être le très-humble serviteur, et je ne l’idéalise pas… »

Cette discussion menaçait de ne pas avoir de fin ; Granger y mit un terme en lui disant :

« Idéalisé ou non, c’est très-beau. »

Et l’on n’alla pas plus loin.

Maintenant que bien des années se sont passées, que j’ai étudié, réfléchi beaucoup, je dois convenir que Granger avait raison, s’il voulait dire que M. Ingres avait interprété son modèle avec sa manière de voir ai lui, et que tous les yeux ne l’auraient pas vu de la même façon, ni aussi beau : ce qui est enfin le propre du talent.

M. Ingres ne voyait, lui, dans les paroles de Granger, que cette idéalisation qui se borne à ramener la nature à un moule connu, laissant de côté toute espèce d’individualité.

La discussion était malheureusement impossible avec M. Ingres. Cet homme tout d’instinct et d’inspiration, de passion surtout, avec une parole imagée, et souvent éloquente, manquait absolument de logique ; pour peu qu’on lui tînt tête, comme cela lui est arrivé quelquefois devant moi, il s’arrêtait tout à coup comme un homme qui ne comprend plus. Il pouvait prêcher, il était incapable de discuter.

Ce qu’il aurait dû dire, et ce qui était la vérité, c’est qu’élevé au milieu d’artistes qui, par réaction, en haine de l’école du dix-huitième siècle, faisaient peu de cas de la nature, et ramenaient tout au type de l’Apollon et de la Vénus de Médicis, il avait eu le rare mérite de trouver que la nature était assez belle, assez variée, assez infinie, pour avoir toujours à y puiser ; qu’on pouvait apprendre à lire dans ce livre merveilleux, mais qu’on n’y lisait bien et à sa façon que lorsqu’on avait du génie.

La haine de cette beauté de convention, apprise par tout le monde et presque au même degré, était poussée chez M. Ingres à un tel point, qu’il avait érigé en principe absolu la règle de copier, copier servilement ce qu’on avait sous les yeux, et le grand homme ne se doutait pas que s’il avait, tout simplement, comme il le disait, copié son modèle, il ne serait arrivé qu’au résultat d’une photographie médiocre ; mais il s’en gardait bien : sans en avoir peut-être conscience, il ôtait un détail, appuyait sur un autre qui le frappait et dont il faisait une beauté ; enfin, son ouvrage n’était qu’un résumé complet de ses impressions. Mais non, la passion l’entraînait, et il croyait nous faire copier la nature en nous la faisant copier comme il la voyait.

  1. Ce que nous appelons glacis s’obtient avec des couleurs diaphanes, qui, mises sur un autre ton, tout en le laissant transparaître, lui donnent plus d’éclat. — Le mot frottis conviendrait mieux dans le cas que je viens d’indiquer.
  2. Mettre du blanc dans les couleurs dont on se sert : le blanc, étant une couleur opaque, mélangé avec d’autres couleurs, en fait une espèce de pâte.
  3. Je regrette de ne pouvoir citer en entier la lettre que ces observations m’ont value de la part de M. Pichon, élève et ami de M. Ingres. Le tableau de Virgile, restauré par lui, après la mort de notre maître, est exposé depuis peu de temps au musée de Toulouse.