L’Atelier d’Ingres/Chapitre IX

G. Charpentier (p. 93-115).


IX

L’ÉCOLE DES BEAUX-ARTS.


L’École des Beaux-Arts était pour moi une grande préoccupation. J’avais une certaine répulsion instinctive pour ce lieu, que je ne connaissais que par les récits que j’en entendais faire à quelques-uns de mes camarades.

Cependant c’était la seule voie économique et agréable pour aller à Rome, du moins pour tenter d’y aller. Déjà plusieurs élèves de l’atelier se préparaient à concourir ; devais-je faire comme eux ? Je trouvai un jour l’occasion d’en parler à M. Ingres.

Au premier mot, il m’arrêta.

« Je vais, me dit-il, vous faire une question un peu indiscrète. Mais croyez-vous que votre père puisse faire pour vous les frais d’un voyage en Italie, quand vous serez en état d’en profiter ?

— Je le crois, répondis-je ; du moins mon père m’a souvent dit que, si je ne réussissais pas au concours de Rome, ce qui est en effet très-difficile et très-chanceux, il trouverait toujours le moyen de m’y faire faire un séjour assez long pour m’être utile.

— N’allez donc pas à l’École, s’écria M. Ingres, car je vous le dis, je le sais, c’est un endroit de perdition. Quand on ne peut pas faire autrement, il faut bien en passer par là ; mais on ne devrait y aller qu’en se bouchant les oreilles (et il en faisait le geste), et sans regarder à gauche ni à droite. »

Là-dessus, il me déroula toutes les inepties de cette éducation confiée à quatre ou cinq peintres, qui chaque mois venaient dire aux élèves exactement le contraire de ce qu’avait dit le professeur qui les avait précédés. — Et puis le chic… la manière… tout, excepté la naïveté et la beauté… De l’adresse, pas autre chose… Il s’animait en parlant, et fut d’une violence extrême.

Il n’avait pas besoin de tant d’efforts pour me dissuader ; je fus au contraire heureux de cette défense, et je n’ai, de ma vie, mis le pied dans une salle d’étude de l’École des Beaux-Arts.

C’est peut-être ici l’occasion de dire tout ce que je pense de cette école célèbre.

J’ai beaucoup étudié cette question ; je ne la traiterai donc pas à la légère, et j’en parlerai sans la moindre passion, convaincu que je suis que rien n’y fera, et que d’ailleurs, en fait de réformes, il y en aurait de beaucoup plus graves à faire, et qui intéresseraient bien autrement la société.

Voici la lettre que j’écrivis en 1870 à Sarcey, qui traitait à cette époque quelques questions d’art dans son journal.

Elle eut pour résultat de faire créer le prix du Salon. Peut-être cette innovation n’a-t-elle pas été appliquée comme il convenait ?

X « Mon cher Sarcey,

« Voulez-vous me permettre, à moi aussi, de placer mon mot dans toutes les questions qui se débattent autour de vous, et auxquelles vous vous mêlez, je ne dirai pas avec talent, cela va de soi, mais avec sincérité et désir de vous éclairer ?

« Eh bien ! croyez-moi, les artistes qui traitent cette question avec vous, me paraissent avoir manqué à la première condition, qui est, pour des gens qui veulent reconstruire ou consolider, de regarder si la base est solide, et sur quoi ils vont travailler.

« Ceux qui ont la prétention de réformer ou de reconstruire l’École des Beaux-Arts, ont négligé ce soin, car ils auraient vu que les fondations en étaient vieilles, usées, tombaient en poussière, et qu’il n’y avait rien à bâtir dessus.

« A l’époque où Colbert organisa l’École, la France était parfois obligée de s’adresser à l’Italie. On fit venir entre autres le Bernin, de même que, sous François Ier, on avait appelé Primatice pour le charger de la décoration du château de Fontainebleau. Heureusement, le Bernin ne fut pas employé.

« Lorsque le nombre des artistes fut assez considérable pour subvenir, et au delà, aux exigences du gouvernement et du public, peut-être eût-il été opportun de mettre un terme à cet accroissement prodigieux de peintres ou de sculpteurs, et de laisser livrées à elles-mêmes ces nombreuses vocations ; de ne pas les tenter par l’appât d’une éducation gratuite, donnée indistinctement, sans preuves certaines de véritables dispositions. Mais, en France, la routine est toujours la plus forte. Le pli était pris, et l’École de Rome continua à fournir son contingent, qui augmenta d’année en année.

« Tous les hommes de bonne foi conviennent que c’est à cet accroissement énorme du nombre des artistes que l’on peut, à coup sûr, attribuer l’abaissement du niveau des arts.

« Il est, en effet, hors de doute que l’immense majorité des artistes fournis chaque année par l’École des Beaux-Arts est forcément obligée, pour vivre, de se livrer à un art inférieur, plus facile, plus à la portée de tout le monde, et dont, par conséquent, le placement est presque certain. Cela n’est même pas à discuter.

« Le remède à cet état de choses était donc bien simple ; mais, loin de l’employer, on ajouta encore de nouveaux attraits à ceux qui existaient déjà dans l’éducation gratuite de l’École. Il paraît qu’on n’a pas assez de peintres à notre époque, où la politique, la science, l’industrie ont eu raison des beaux-arts, et les ont supplantés.

« Comptez les gens qui vont au Louvre, à l’heure qu’il est, en dehors des étrangers et des demoiselles à copier.

« Pourquoi ne pas convenir que ce n’est plus du côté des arts que se portent l’intelligence et le génie des modernes, et qu’il faut en faire son deuil ? Ce qu’on veut maintenant, c’est aller de l’avant, vite, sans arrêts. Les chemins de fer seront des coucous, les télégraphes des bureaux de poste, dans un temps donné et prochain. La photographie est expéditive ; vive la photographie ! Elle n’a pas encore donné la couleur… elle la donnera. C’est bien plus intéressant qu’une nouvelle toile de Baudry ou de Puvis de Chavannes. Voilà ce qu’on veut, ce qu’on cherche. La musique qui plaît est celle qui n’empêche pas de penser aux spéculations du matin. Des opérettes, au lieu d’Alceste.

« Et c’est dans une époque semblable, à laquelle je ne fais pas son procès, remarquez-le bien, que le gouvernement s’occupe de faire des peintres et des musiciens. Mais vingt suffiraient pour les besoins vrais de la population de la France !

« Cependant l’idée de supprimer l’École des Beaux-Arts ne manquerait pas de faire jeter les hauts cris à bien des gens qui certes n’ont pas réfléchi que c’est pour la chose la plus inutile, la plus complétement de luxe, que l’État se donne tant de mal, et fait de si gros sacrifices.

« L’État n’a rien à voir dans ces questions-là. S’il a la prétention de conserver les bonnes traditions, il se rend ridicule, parce qu’il n’y a pas de traditions ; il y a des hommes de génie qui imposent au public leur façon de voir et de sentir. David renverse les traditions de ses prédécesseurs ; M. Ingres renverse celles de David.

« Et puis, quelles sont les traditions qu’on enseigne en ce moment à l’École ? Quel dessin ? Est-ce celui de Michel-Ange, qui ne ressemble pas au dessin de Raphaël ? ou bien le dessin de David, qui n’a aucun rapport avec celui de M. Ingres ? Quelle couleur ? Est-ce celle de Paul Véronèse, du Titien, ou bien celle de Rubens ?

« On n’apprend pas plus à être un grand dessinateur ou un grand coloriste qu’à être un grand poëte. Pour le métier de peintre comme pour celui de poëte, il n’y a pas besoin d’école où on vous l’enseigne. Théophile Gautier me disait un jour qu’il m’apprendrait à faire des vers en une heure. Il n’a pas ajouté que je les ferais comme lui.

« Jamais il n’a existé d’école des beaux-arts chez un peuple vraiment artiste, ni à une belle époque de l’art.

« On sait comment les choses se passaient alors. Les grands maîtres recevaient chez eux, à titre d’apprentis, les jeunes gens que leur vocation portait vers les arts. Leur rôle, en commençant, était des plus simples. Les soins matériels de l’atelier leur étaient probablement confiés ; mais la vie commune avec le maître, la vue de ses ouvrages, qu’il exécutait en leur présence, c’était déjà beaucoup plus que ne peuvent donner toutes les écoles du monde. Peu à peu leur intelligence se développait, leur instruction se formait, et ils étaient admis un jour à aider plus particulièrement le maître, à travailler même dans ses ouvrages, jusqu’au moment où ils se sentaient enfin assez forts pour voler de leurs propres ailes.

« Je ne crois pas qu’on ait encore rien inventé de mieux. C’est ce qui se fait, du reste, encore aujourd’hui, pour tous les métiers ; mais l’apprentissage se paye, et cependant, si une éducation gratuite devait être donnée, ne serait-ce pas plutôt à ces malheureux enfants dont les pères sont obligés de payer sur leur gain à eux cet apprentissage fort long et fort cher ?

« Il n’y a pas d’école gratuite de menuiserie, de serrurerie, de maçonnerie, états bien autrement utiles que la peinture, indispensables même ; mais, comme il y a une école gratuite des arts du dessin depuis 1793, une École de Rome depuis Colbert, la routine est là, qui empêchera bien qu’on n’y touche. L’École des Beaux-Arts ! cette arche sainte ! ce sanctuaire des traditions ! Que de Prudhommes auraient des phrases toutes faites ! combien de cris de tous les côtés !… Et puis, ça dérangerait tant de monde !

« Non, elle est là ; il faut qu’elle y reste : il faut que tous les ans elle mette sur le pavé de Paris cent malheureux jeunes gens, qui auraient peut-être fait d’excellents ouvriers, et qui seront réduits, pour vivre, à colorier des photographies.

« On m’a fait quelquefois cette observation naïve, que plus le nombre d’artistes est considérable, plus on a de chances d’y trouver un homme supérieur.

« Je ne répondais qu’un mot : « Mais les autres, qu’en faites-vous ? » Ah ! si ces artistes s’étaient créés tout seuls, comme les poètes et les auteurs dramatiques, sans encouragements, sans amorce de la part de l’État !… Mais ce n’est pas le cas. Vous donnez à des jeunes gens, jusqu’à trente ans, une éducation des plus soignées et gratuite ; vous leur offrez l’atelier, le modèle, le chauffage… C’est bien tentant, surtout pour un métier comme celui d’artiste, et, quand ils ont l’âge où toute autre profession leur est interdite, parce qu’ils ne sont pas des hommes supérieurs, vous les laisseriez là, sans pain, sans secours… Ce serait tout simplement une infamie. Et l’État le sent si bien, qu’il a inventé, pour faire taire les plus criards, ces copies de rois, d’empereurs, qui vont, à chaque changement de gouvernement, remplir les greniers des mairies, et ces copies de tableaux d’église qui ont l’inconvénient grave de cacher quelque beau pilier d’une cathédrale romane ou gothique.

« Si le gouvernement voulait une bonne fois se désintéresser de toutes ces questions d’art qui ne doivent jamais le regarder, il en serait des arts plastiques comme de la poésie, de l’art dramatique, de la littérature en général.

« Je ne sache pas qu’il existe des écoles gratuites de poésie, de tragédie, ni d’opérette, et il me semble que les poëtes et les auteurs ne nous manquent pas, et que leur célébrité, leur gloire est assez universelle. Aussi, qu’un poète, qu’un auteur malheureux aille s’adresser aux bureaux du ministre pour faire imprimer son poëme ou jouer sa tragédie, la réponse qu’on lui fera sera bien simple : « Qu’est-ce qui vous a prié de faire une tragédie ou un poëme ? Adressez-vous à un directeur de théâtre ; si votre pièce est bonne, il la jouera ; si votre poème est beau, vous trouverez un libraire. »

« Le ministre ne pourra pas faire la même réponse à un peintre. Il le pourrait, s’il voulait ne pas se mêler de notre éducation, et ne pas faire pour nous seuls plus qu’il ne fait pour les autres.

« Pour arrêter ce mal, ou du moins pour enrayer cette décadence des arts dont la cause est, de l’aveu des artistes les plus honorables, dans le nombre toujours croissant d’artistes médiocres qui encombrent la voie et la ferment souvent aux hommes supérieurs, le gouvernement n’a qu’un moyen à sa disposition : renoncer absolument à l’entretien d’écoles des beaux-arts, sous quelques formes qu’elles se présentent.

« Qu’il nous laisse faire nos affaires avec des directeurs d’expositions (et il s’en présenterait bien vite), comme les auteurs dramatiques avec les directeurs de théâtres.

« Ces directeurs, qui pourraient être subventionnés comme ceux de quelques grandes scènes, auraient intérêt à présenter au public de belles œuvres, à quelque système qu’elles appartinssent ; et le gouvernement, désintéressé dans la question, choisirait comme un particulier, pour décorer ses monuments, les hommes que leur notoriété indiquerait ; mais il le ferait librement du moins, ne leur devant rien.

« Je n’ai pas la prétention de penser qu’avec ce système, le gouvernement deviendrait un juge infaillible, qu’il n’y aurait pas beaucoup de XX. préférés à Ingres et à Delacroix ; mais, comme le nombre d’artistes serait moins grand, le budget plus considérable, Ingres et Delacroix ne pourraient pas être, à tout jamais, laissés de côté.

« Je ne me fais aucune illusion sur la réalisation possible d’une pareille réforme. Je n’ai d’ailleurs absolument rien de ce qu’il faut pour faire pénétrer ma conviction dans l’esprit des autres, et le gouvernement resterait sourd, sans aucun doute, à une réclamation de ce genre.

« Mais, puisque l’École des Beaux-Arts lui tient tant au cœur, que ne la met-il du moins sur le même pied que toutes les écoles d’éducation secondaire ?

« Si les arts plastiques sont un luxe comme le grec et le latin, ce qu’on ne peut guère contester, pourquoi ceux qui veulent se donner ce luxe ne le payent-ils pas ?

« Pourquoi, comme dans les colléges, les élèves peintres ne sont-ils pas tenus de verser une cotisation, qui diminuerait les frais de l’École et soulagerait le budget ?

« Comme dans les colléges aussi, pourquoi des bourses ne seraient-elles pas accordées aux enfants dont les dispositions paraîtraient hors ligne ?

« Vous le voyez, je transige, mon cher Sarcey, ne pouvant tout avoir.

« Mais je croirais encore obtenir beaucoup, si la simple clause que je viens d’indiquer était ajoutée un jour au règlement de l’École des Beaux-Arts.

« Peu de gens, en dehors des artistes, connaissent la marche à suivre pour arriver au concours du prix de Rome.

« Vous l’ignorez sans doute aussi ; quelques mots suffiront pour vous mettre au courant, et vous faire juger de la niaiserie puérile du règlement de l’École des Beaux-Arts.

« La première épreuve, pour laquelle tous les artistes peuvent se présenter, à la condition d’être Français et d’avoir moins de trente ans, est ce qu’on appelle le concours préparatoire de l’esquisse peinte.

« Les concurrents, dont le nombre est quelquefois très-considérable, sont réunis dans une salle commune, et on leur lit à la première heure le sujet du tableau dont ils doivent composer et peindre l’esquisse.

« Cette esquisse, pour n’être qu’une ébauche, n’en doit pas moins présenter les conditions d’un tableau : composition, dessin, couleur, perspective, clair-obscur.

« Tout cela dans une journée.

« Il ne faut pas avoir la migraine ce jour-là, comme il est arrivé à ce cher et pauvre Henri Regnault, qui, n’ayant point fait son esquisse, n’aurait pu concourir sans la gracieuse intervention de ses camarades, qui voulurent bien, à cause de lui, qu’on passât sur cette infraction au règlement.

« Supposez maintenant un jeune homme d’un talent déjà remarquable, mais un peu lent à concevoir, ne pouvant qu’avec du temps rendre son idée bien nette. Il faudra nécessairement qu’il renonce au concours, car de ce premier essai vont dépendre tous les autres.

« Vous le voyez : c’est le succès assuré pour les talents faciles, pour l’habileté de main. Léonard de Vinci a mis quatre ans à faire la Joconde ; il n’aurait jamais été admis, même à concourir.

« Parmi ces nombreuses esquisses, on en choisit vingt, dont les auteurs sont appelés à peindre une figure d’homme nu, ce qu’on nomme vulgairement une académie, je n’ai jamais su pourquoi.

« On a cinq jours pour ce travail, le plus difficile de tous. M. Ingres disait : « Faites une belle figure d’homme, seul, sans sujet ; vous serez « déjà un peintre. »

« Je me suis demandé souvent ce qui peut rendre l’administration si avare du temps qu’elle accorde pour tous ces concours. Un jour de plus pourrait rendre un grand service à certains jeunes gens. J’en faisais la remarque à un employé supérieur. — À l’instant même, il a levé les mains au ciel, et jeté les hauts cris ; on ne peut pas avoir idée, à ce qu’il paraît, de la révolution que causerait cette journée de plus ; — d’abord, tout serait reculé d’un jour… Ce serait affreux !

« Je n’ai pas insisté, on le comprend.

« Mais je reviens aux concurrents.

« Les auteurs des dix meilleures figures sont désignés pour le concours définitif, et montent en loge, comme disent les élèves.

« On réunit un matin ces jeunes gens, et on leur donne lecture du sujet choisi par le conseil supérieur, par l’Académie des beaux-arts, je crois, en ce moment.

« Le sujet doit être composé par eux au crayon, dans la journée, et la composition qu’ils auront adoptée est celle qu’ils devront exécuter sans y rien changer. Si la bonne idée leur vient le lendemain, il faut s’en tenir à la mauvaise qu’ils ont eue la veille.

« Quant au sujet, soyez certain qu’il n’agrée qu’à un bien petit nombre parmi les concurrents. Tel jeune homme dont la nature est ardente, expansive, se trouve en face d’un sujet calme et solennel ; tel autre aime les mouvements simples : le sujet devra représenter une bataille, un massacre.

« Remarquez que ce concours est une chose sérieuse, dont le prix est une des récompenses les plus élevées qui se puissent donner à un artiste ; il est donc tout à fait important de pouvoir apprécier les dispositions, l’aptitude de ces jeunes gens.

« Est-ce là le vrai moyen ?

« Quand nous faisons un tableau, et je vous certifie, mon cher ami, que c’est une chose bien difficile, nous n’avons pas trop des musées, des bibliothèques pour aller faire des croquis, fouiller et prendre des notes, pour nous inspirer des maîtres, pour étudier les marbres grecs et les vases, si notre sujet est antique. Eh bien ! le croiriez-vous ? ces jeunes gens qui commencent, qui ne sont que des élèves, n’ont pas le droit d’apporter dans leur cellule le moindre croquis, la moindre gravure. Ils sont là pendant deux mois, devant une toile, avec des couleurs et un modèle.

« Et l’on s’étonne que le résultat soit souvent si médiocre ! Ce qui devrait étonner bien plutôt, c’est que, dans de pareilles conditions, ces jeunes gens puissent même produire ce que nous voyons tous les ans.

« J’avais reconnu depuis longtemps tout ce qu’avait de puéril, et même de ridicule, ce programme pour les concours de l’École ; je cherchais quelle amélioration il serait possible d’y apporter, quand un fait me frappa, bien facile à vérifier, et que je vais vous soumettre.

« J’avais remarqué qu’à chacune des expositions qui ont passé sous mes yeux depuis cinquante ans, il s’était toujours produit un début remarquable ; que, chaque année, le tableau d’un jeune homme inconnu jusque-là avait causé au Salon une assez grande sensation.

« Je pensai alors que mon problème était trouvé, que le prix de Rome ne pourrait être accordé avec plus de justice qu’à un de ces jeunes gens presque unanimement acclamés par leurs confrères, par la presse, par le public enfin, et que l’on aurait bien mieux la mesure de leur talent ou de leurs dispositions en leur laissant toute liberté pour le temps, le choix du sujet, la dimension du tableau, liberté que nous avons tous, et dont nous profitons le mieux que nous pouvons.

« Je fus convaincu que toutes les formalités gênantes pouvaient être ainsi mises de côté, et que l’on aurait à l’exposition annuelle une marge plus grande pour chercher et découvrir le jeune homme que ses dispositions et son genre de talent pouvaient rendre digne d’obtenir le prix.

« D’après le relevé que j’ai fait de ces brillants débuts, en m’aidant seulement de mes souvenirs, rien n’eût été plus facile que de découvrir cet artiste. Vous en aurez la preuve par la notoriété des hommes que je vais citer, et vous n’apprendrez pas sans étonnement, je crois, que ces artistes d’un grand talent, dont quelques-uns sont célèbres, n’ont jamais pu obtenir le prix de Rome ; plusieurs n’ont même pas été admis à concourir.

« Pour ne pas vous fatiguer par une trop longue nomenclature, je ne vous parlerai que de quelques-uns des artistes dont les œuvres se présentent à mon souvenir.

« Et d’abord :

« Géricault, avec sa Méduse, Eugène Delacroix avec sa Barque du Dante, ne vous paraissent-ils pas, dites-moi, bien dignes du prix de Rome ?

« Paul Delaroche se présenta au concours, et ne put réussir.

« Eugène Devéria, qui fit son début à vingt ans avec la Naissance d’Henri IV, ne fut pas même admis au concours.

« J’ignore si Ary Scheffer a tenté cette épreuve ; dans tous les cas, d’après mon système, il eût pu voir l’Italie, qu’il n’a jamais visitée.

« Louis Boulanger eut tout jeune un début remarquable avec son Mazeppa. Il ne lui a pas été donné non plus, je crois, d’aller en Italie.

« N’était-ce pas une récompense bien placée que d’accorder le prix de Rome à Chassériau, dont le premier tableau, à l’âge où l’on est encore à l’École, attira si vivement l’attention des artistes et du public ?

« À Leumann, pour son Mariage de Tobie ? quel plus charmant début !

« À Alexandre Hesse, dont le tableau des Funérailles du Titien eut un succès populaire ?

« À Gérome, pour son Combat de coqs, tableau tout indiqué par son mérite et par ses tendances ?

« Et ce pauvre Hamon ! quel plus digne appréciateur des beautés de l’Italie, quelle plus poétique nature ? quel goût plus fin ? Que de peines et de travaux il lui a fallu pour arriver à ce qui devait être son rêve, vivre à Capri, près de Pompéi et du musée de Naples !

« Il ne put jamais être admis même à concourir.

« Comment ne pas rappeler ici deux hommes, frères par le talent, dont le nom est inséparable, les auteurs des belles chapelles de la Vierge et de l’Eucharistie dans l’église Notre-Dame de Lorette, Orsel et Périn ?

« Et Roger, leur émule et leur ami, qui décora avec tant de talent le baptistère de la même église ? Étaient-ils assez dignes ceux-là de cette récompense, si légèrement accordée quelquefois ?

« En arrivant à des temps plus rapprochés, vous avez pu juger vous-même, mon cher ami, les jeunes artistes qui se sont distingués à tous les derniers salons.

« Le jeune Glaize, pendant qu’il échouait à tous les concours, envoyait au Salon des ouvrages bien supérieurs à un grand nombre de tableaux couronnés.

« Si le prix de Rome avait été décerné à Moreau, qui en était bien digne, pour son remarquable tableau d’Œdipe, la vue des chefs-d’œuvre si variés de l’Italie n’eût-elle pas détourné un instant son attention un peu exclusivement dirigée vers Mantegna ?

« Je n’étendrai pas mes recherches jusqu’aux paysagistes ; voyez cependant les trois noms qui viennent sous ma plume :

Corot, Édouard Bertin, Aligny.

« Mais je m’arrête. Cette liste, que je pourrais faire plus longue, est bien assez édifiante, ne pensez-vous pas ?

« N’est-il pas curieux de voir les hommes que je viens de nommer sans cesse repoussés de ce concours où tant d’autres, dont je ne rappellerai pas les noms oubliés, ont eu l’honneur d’obtenir le prix ?

« Quelques exceptions notables ne prouveraient rien contre la thèse que je soutiens.

« Je reste convaincu que l’enseignement de l’École et cette méthode de concours donneront toujours, presque à coup sûr, la victoire à la médiocrité, au talent matériel, à la facilité de main, bien rarement au vrai talent ; et la preuve, c’est que les hommes remarquables arrivés par cette voie se sont bien gardés d’y persévérer ; il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à comparer leur prix de Rome avec les beaux ouvrages qu’ils nous donnent maintenant. »

J’avais adressé cette lettre à Sarcey, qui voulut bien y trouver une idée, quelque chose de neuf peut-être, et qui en fit un résumé pour ses lecteurs.

On ne peut imaginer ce qu’elle excita contre moi de fureur de la part des artistes pris de Rome. Ils crurent peut-être que j’avais voulu porter atteinte à leur gloire, et soutinrent que tout était pour le mieux dans la meilleure école des beaux-arts possible.

J’ai quelque scrupule à répéter l’objection qu’ils considéraient comme la plus forte contre mon système, et qu’ils ont eu le courage d’énoncer tout haut.

« On fera faire, disaient-ils, son tableau par son maître. »

Il me semble difficile de se figurer M. Ingres avec soixante élèves, Delaroche avec un nombre au moins aussi grand, occupés toute leur vie à faire les tableaux des concurrents au prix de Rome, et j’ai cru d’abord à une plaisanterie. Mais non ! — il m’a fallu leur répondre :

« On ne fait jamais l’ouvrage d’un autre. »

On peut donner des conseils à son élève, à son ami, retoucher quelques parties défectueuses de leur œuvre. C’est ce qui arrive tous les jours. Nous recherchons les observations des hommes supérieurs, nous nous plaisons à écouter leurs conseils, nous nous efforçons de les mettre à profit dans notre tableau, sans qu’ils s’en croient pour cela les auteurs.

Mais faire le tableau d’un autre ! si Baudry, si Gérôme, si Hébert faisaient le tableau d’un de leurs élèves, ils feraient un Baudry, un Gérôme, un Hébert… et alors ils le signeraient, et ils auraient raison.

Ce qu’il y a surtout de curieux dans cette objection, c’est que mon système fonctionne tous les ans sans qu’on le remarque, pour toutes les autres récompenses, depuis la troisième médaille jusqu’à la médaille d’honneur.

Selon mes contradicteurs, on aurait le droit de supposer que M. Robert-Fleury est l’auteur du tableau de son fils qui a eu l’honneur de recevoir cette haute récompense ; que M. Bonnat, l’année précédente, avait prié son maître de faire son Assomption de la Vierge ; que M. Cabanel s’était fait aider pour son portrait de l’empereur…

Je vais plus loin. Je ne sache pas que Garnier ait été enfermé sous clef pour faire le projet de l’Opéra ; que Duc ait été mis en loge pour exécuter son Palais-de-Justice. — Alors l’Opéra n’est pas de Garnier, et Duc n’est pas l’auteur de la belle façade qui lui a valu le prix de cent mille francs…

Je demande à ne pas discuter plus longuement une objection aussi puérile.

Peut-être ai-je été mal compris, et les artistes qui ont eu l’honneur d’obtenir le prix de Rome, ont-ils cru que mes observations tendaient à supprimer ce prix qui permet aux élus de passer quatre années dans le plus délicieux palais du plus beau pays du monde. J’étais bien loin d’avoir cette pensée, car je trouve cette récompense si grande, si honorable, que je voudrais plutôt qu’elle fût accordée aux vieillards et couronnât leur existence.

Mais, puisque la France peut encore donner cette généreuse hospitalité aux jeunes gens dont le talent promet de véritables artistes, je suis convaincu, comme tout le monde, que ce séjour ne peut que leur ouvrir de nouveaux et plus vastes horizons.

Je laisse donc cette admirable villa Médicis à sa place. Je souhaite qu’on y envoie longtemps des hommes comme Flandrin, Baudry, Hébert, etc., etc., etc.

Tout ce que je demande, c’est une façon plus élevée et plus digne de les y envoyer.