L’Atelier d’Ingres/Chapitre VII

G. Charpentier (p. 65-82).


VII

L’ATELIER DES ÉLÈVES.


J’ai parlé de l’antipathie de M. Ingres pour l’anatomie ; voici ce qui nous arriva un jour à propos d’un squelette.

Tous les élèves de l’atelier n’étaient pas, comme on aurait pu le croire, également soumis à la puissance d’influence du maître. Il y avait, comme partout, une petite opposition, bien sourde à la vérité, mais qui se manifestait par des mots que deux ou trois excentriques lançaient de temps en temps ; ils se posaient en ennemis des routes battues, sentiment très-louable à la condition qu’on trouvera une voie aussi belle et aussi sûre. D’autres, au contraire, voyaient avec peine que le maître s’éloignait des principes d’éducation ordinaires, et, depuis quelque temps, j’entendais parler d’anatomie, de squelette, et exprimer le désir qu’il y en eût un dans l’atelier.

Cette proposition gagnait du terrain ; le centre gauche, comme toujours, se laissait entraîner par l’extrême gauche, et, quand un jour le massier vint annoncer officiellement que M. Ingres autorisait l’achat d’un squelette, je fus seul à représenter l’extrême droite.

Je fis un petit discours, qui fut hué naturellement, et dans lequel je disais que, ne comptant jamais faire usage du squelette, m’engageant même à ne jamais le regarder, je me refusais absolument à toute espèce de cotisation. J’ajoutai : « Comme je suis sûr que le squelette ne restera pas quinze jours à l’atelier, je vous adjure, au nom de l’économie et dans l’intérêt de votre bourse, de ne pas vous livrer à une aussi monstrueuse dépense. »

Je m’empressai de m’échapper, pour n’être pas enterré sous les boulettes de pain et autres projectiles.

La cotisation marcha son train : le squelette fut acheté, et accroché un beau matin dans un coin de l’atelier.

M. Ingres vint donner sa leçon comme à l’ordinaire. Le squelette étant placé dans la partie la plus obscure de l’atelier, il ne le vit pas tout d’abord ; mais, quand il s’approcha pour corriger un de nos camarades qui en était tout près (je suivais le maître des yeux), je vis un véritable sentiment d’effroi se peindre sur sa figure, et, au moment où il corrigea l’élève placé devant le squelette, il avait tout à fait l’apparence d’un homme tournant le dos à une cheminée dont le feu trop ardent lui brûle les jambes. L’élève ainsi placé eut des conseils abrégés.

Les jours suivants, même scène, avec cette différence que l’élève placé près du squelette n’eut pas de conseils du tout.

J’avais donné quinze jours ; j’avais fait la part trop grande. La semaine suivante, le massier vint annoncer aux élèves que M. Ingres ne mettrait plus les pieds à l’atelier tant que cette horreur y serait accrochée.

Je dois ajouter que je triomphai avec la plus grande modestie.

Cette répulsion pour tout ce qui est hideux, ou seulement laid, M. Ingres la portait à un point dont on se ferait difficilement l’idée.

On m’a raconté que, pendant qu’il habitait Rome, un mendiant avait élu domicile sur la route de Tivoli, et implorait la charité en étalant d’horribles plaies aux yeux des passants. Lorsque M. Ingres dirigeait sa promenade du côté de ce beau site, et qu’il approchait du malheureux, madame Ingres s’empressait de jeter son châle sur la tête de son mari, et le conduisait par la main jusqu’à ce qu’ils eussent dépassé de beaucoup le pauvre estropié.

Je me souviens d’une soirée au Théàtre-Français. On jouait la traduction d’Œdipe par Lacroix, ce chef-d’œuvre qui n’eut qu’un médiocre succès, mais dont Geffroy jouait le principal rôle en grand artiste.

M. Ingres était au balcon, et j’observai avec le plus vif intérêt les émotions qui l’agitaient, et dont il n’était pas le maître. C’étaient des yeux au ciel, des bras en l’air ; il applaudissait des pieds et des mains, il se penchait en dehors du balcon, criant bravo à Geffroy. Mais, au dernier acte, quand Œdipe sort de son palais les yeux crevés, et descend les marches en se servant du mur comme point d’appui, M. Ingres fit un mouvement d’horreur, se rejeta vivement en arrière, la main sur les yeux, et entendit la fin de la pièce sans plus regarder un instant du côté de la scène.

Je lui vis ressentir un soir à l’Opéra une impression de ce genre, mais moins dramatique. Il m’aperçut dans le couloir de l’orchestre, et, une stalle se trouvant vide auprès de lui, il me fit signe de la venir prendre.

On donnait Guillaume Tell. Le rideau se leva, et, quoique M. Ingres préférât de beaucoup la musique ancienne (ce qui avait fait dire à David : « Ingres est fou, d’abord il aime Gluck »), cependant il se laissait aller à une émotion de plaisir en écoutant ces mélodies si charmantes et si sensuelles. Mais, quand Duprez commença à chanter, je vis M. Ingres se démener dans sa stalle, passer la main sur sa figure, détourner la tête. Je crus que la voix de Duprez lui déplaisait, ou l’air même ; aussi je lui demandai, assez timidement, s’il n’aimait pas le talent de Duprez. « Au contraire, me répondit-il ; une émission de voix admirable ! un style superbe ! mais… regardez… voyez… cet écartement des yeux ! »

Je fis tous mes efforts pour garder mon sérieux.

Puisque je viens de parler, au commencement de ce chapitre, d’une scène de l’atelier, c’est peut-être le moment de raconter la vie que nous y menions.

Quoiqu’il régnât, comme je l’ai dit, dans l’atelier de M. Ingres, un ton généralement meilleur que dans les autres ; quoiqu’on ne fit pas aux nouveaux arrivés ces charges de mauvais goût, et quelquefois même assez graves, qui étaient de fondation partout ailleurs, notre atelier était cependant fort gai, et les plaisanteries très-amusantes. On ne sait pas ce qui se perd dans une matinée de mots spirituels qui naissent d’une circonstance futile et qui, recueillis, feraient la joie des lecteurs des petits journaux. Malheureusement les attaques et les ripostes sont si rapides, les coups si nombreux, qu’il est impossible, en sortant de l’atelier, d’en conserver le moindre souvenir.

La musique aussi, cette seconde passion des peintres, jouait un assez grand rôle pendant notre travail. La voix naturellement était notre seul instrument, mais juste en général, et la mémoire musicale très-exacte.

Je ne sais si on a expliqué par quel singulier effet d’organisation il n’existe pas un peintre qui n’ait l’amour de la musique et l’oreille juste, et cela sans exception ; et par contre, pas un poëte à qui elle ne soit plus ou moins odieuse.

Nous avons constaté ce fait assez curieux, Reber et moi, sans avoir pu nous en rendre exactement compte.

C’était presque toujours l’opéra nouveau qui donnait le branle. On le discutait, et alors chacun, pour prouver le mérite du morceau qu’il préférait, se mettait à le chanter ; un autre entonnait le morceau suivant, et tout l’opéra y passait. Comme les gens qui aiment un art sans l’avoir étudié, ou sans avoir au moins comparé, nous aimions toutes les musiques, et nous passions sans scrupule d’un air d’Adam à l’andante de la symphonie en la. Notre goût était loin d’être formé, mais il était très-vif.

La séance du modèle se passait donc fort agréablement, et, n’étaient les désespoirs fréquents devant la difficulté, et les remontrances assez vives de M. Ingres, je ne crois pas que, dans la vie, on trouve jamais un instant plus complétement exempt de vrais soucis que le temps passé à l’apprentissage du métier d’artiste. Les commencements mêmes ont un intérêt et un charme très-grands. On se crée les plus folles illusions, les plus hautes espérances, sans avoir, comme plus tard, la responsabilité de son œuvre devant un public souvent sévère. Aussi, rien de moins étonnant que cette quantité innombrable d’artistes en herbe, et la réglementation nouvelle de l’École des Beaux-Arts n’est pas faite pour la diminuer.

Le modèle arrivait en été à sept heures, posait jusqu’à midi ; en hiver, de huit heures à une heure, avec un quart d’heure de repos toutes les heures. Quatre francs pour les femmes, trois francs pour les hommes, tels étaient les prix d’alors.

Puisque j’ai prononcé le mot de modèle, je vais tâcher de donner l’idée de ce genre de métier aux gens du monde, qui en ont une généralement très-fausse.

Je parlerai peu des hommes, quoique le type de ces modèles fût assez curieux dans ce temps-là. Cadamour, Sévaux et le fameux Dubosc, qui voulut, dit-on, fonder sous son nom un prix à l’École des Beaux-Arts[1], sont restés célèbres. Plusieurs posaient de père en fils, comme les Koth, et, par conséquent, connaissaient à fond le métier, qui est très-dur et fort difficile. On ne sait pas la valeur d’un modèle qui comprend le mouvement que vous désirez, et qui sait le rendre.

Et puis ces hommes, presque toujours en contact avec les artistes, étaient assez curieux dans les récits qu’ils faisaient des mots, des habitudes, des manies des peintres célèbres pour lesquels ils avaient posé.

Quelques-uns avaient un vrai fanatisme pour certains artistes illustres. Un de ces modèles conservait une botte à monsieur Girodet. « Il me l’avait donnée, nous disait-il, pour y mettre un béquet ; je n’ai pas eu le courage de la lui rendre… C’est peut-être mal… Et depuis qu’il est mort, je l’ai mise sous verre dans mon armoire. »

Nous demandions un jour à ce même individu comment il passait ses soirées.

« C’est bien simple, répondit-il ; quand je rentre le soir, je me fais mettre dans un verre moitié eau, moitié eau-de-vie… plus de l’une que de l’autre… et ma fille me lit Jean-Jacques Rousseau.

— Ah ! et qu’est-ce qu’elle vous lit en ce moment ?

— Nous en sommes au Dictionnaire de musique. »

On juge de nos rires.

Je reçus un jour d’un modèle la lettre suivante. Elle me parut si plaisante que je la conservai ; l’écriture en est très-belle.

«  Monsieur,

« L’exposition des Beaux-Arts vient aujourd’hui par ses membres les plus aptes d’ajouter un nouveau fleuron à votre couronne d’artiste, en vous délivrant en face du monde entier une médaille de deuxième classe.

« Excusez le soussigné Bournay, 76 rue de Lévis à Batignol, s’il vient vous en faire ses compliments de condoléances et cherche à se faire connaître comme modèle, pour vous demander à passer de votre palette sur vos toiles d’où sont déjà sortis tant de chefs d’œuvres, au moyen de vos pinceaux dirigés par une main habile.

« Ah ! monsieur au nom de ces mêmes chefs d’œuvres ne repoussez pas sa demande car il a un bien grand besoin de travailler se trouvant dans le dénuement le plus complet.

« Âgé de 59 ans, il a une barbe longue de 27 centimètres et des cheveux assez touffus, il espère tout de votre bonté en lui donnant séance, vous lui rendrez un si grand service qu’il ne sortira jamais de sa mémoire.

« Il a l’honneur d’être
« votre serviteur
« BOURNAY. »

Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’après avoir un peu ri de cette missive, je fus touché de la misère de ce brave homme, et le fis tout de suite travailler.

Nous voyions commencer ces modèles tout jeunes, tout frais, et j’en ai retrouvé finissant leur carrière en posant des saints à barbe blanche.

Aujourd’hui, ce genre d’industrie a beaucoup baissé, et le tableau de genre achèvera sa ruine.

Quant aux modèles de femmes, le sujet est plus scabreux ; j’essayerai pourtant de prouver aux gens du monde qu’ils se font de ces poseuses, comme ils disent, des idées exagérées et très-peu exactes.

On croit généralement qu’une femme qui pose est fort au-dessous d’une fille des rues. Les dames se voilent la face quand elles en entendent parler.

« En plein jour ! s’écrient-elles ; devant trente jeunes gens ! c’est à n’y pas croire ! » Et je les étonnerais beaucoup, si je leur disais qu’à l’époque dont je parle, c’est-à-dire quand le métier de modèle était un vrai métier, et non pas un accessoire, comme à présent, j’ai rencontré et j’ai eu pour modèles des jeunes filles d’une honnêteté relative fort étrange, et souvent inattaquable.

Je ne vais pas m’ériger en champion de cette classe de femmes, qui n’est pas indigne cependant d’un certain intérêt, et je n’essaierai pas de les réhabiliter ; mais je veux faire comprendre seulement la possibilité d’une certaine vertu de leur part.

En général, ces jeunes filles commençaient le métier de modèle à un âge où le sentiment de la pudeur n’existe pas encore, et elles en prenaient l’habitude sans s’en apercevoir. Quant à celles qui débutaient plus tard, souvent poussées par la misère, presque toutes m’ont avoué que leur première émotion durait bien peu devant l’attitude sérieuse du peintre. Elles sentaient tout de suite qu’elles n’étaient pour lui qu’une chose dont il admirait la beauté, de la même façon qu’il eût admiré une œuvre d’art.

En effet, pour nous, la vue d’une jeune fille nue, sur la table de modèles, en plein jour, est tellement dépourvue de toute impression sensuelle, que le modèle comprend du premier coup qu’elle n’a affaire qu’à un peintre, pas le moins du monde à un homme ; et je pourrais ajouter comme preuve la difficulté qu’on avait à les décider à poser devant ce qu’elles nommaient un bourgeois, si même on y parvenait.

Plus la beauté est grande, plus l’admiration du peintre éteint en lui ce qui n’est pas tout à fait pur et élevé. Je crois cependant qu’on trouverait des exceptions chez les artistes, mais jamais chez les meilleurs.

Une charmante fille qui posait pour M. Ingres, me disait un jour : « Si vous saviez tous les cris d’admiration qu’il pousse quand je travaille chez lui !… j’en deviens toute honteuse… Et quand je m’en vais, il me reconduit jusqu’à la porte, et me dit : « Adieu, ma belle enfant ; » et me baise la main… »

N’est-ce pas le culte épuré du beau ?

Il y avait, à l’époque reculée dont je parle, un modèle très-célèbre et tout à fait joli, dans la nature de la Vénus de Médicis. Je ne sais pas un élève qui ne fût épris d’elle. Des amateurs, les riches ceux-là, lui faisaient des offres qui dépassaient de beaucoup son gain ordinaire ; pas un ne put franchir le seuil de sa petite chambre de la cour du Commerce. Un jeune étudiant en médecine avait seul ce droit. — Elle pouvait gagner huit francs par jour, et il devait ajouter bien peu à cette somme. Eh bien ! j’oserais répondre que ce jeune carabin pouvait être sûr de la fidélité de cette jeune et jolie fille, qui venait tous les jours se montrer nue à quarante ou cinquante jeunes gens. Et elle n’était pas une exception. Je parle toujours de mon temps.

Je ne veux pas m’étendre sur ce sujet plus qu’il ne faut. Je voudrais cependant dire quelques mots encore d’un fait qui me revient en mémoire, et dont j’ai été témoin. Ce fait que j’ai raconté aux frères de Goncourt, et qu’ils ont cité dans un de leurs romans, prouvera d’une manière bien évidente, je crois, à quel point inouï nos modèles, dans l’exercice de leur métier, peuvent cesser de nous envisager comme des hommes, pour ne plus voir en nous que des artistes au travail.

Une jeune fille de seize ans, tout à fait charmante, posait à l’atelier. Nous étions trente, à peu près, à travailler d’après elle. Je vois encore la pose, et je retrouverais l’étude que je me rappelle avoir gardée.

Nous entendons tout à coup pousser un cri ; nous voyons cette jeune fille se jeter en bas de la table du modèle, prendre tous ses vêtements, sous lesquels elle se cache à la hâte comme elle peut, et nous ne comprenons la cause de cette émotion que lorsqu’elle nous montre du doigt la fenêtre, où un homme, un couvreur qui réparait la maison, avait appliqué sa figure pour regarder dans l’intérieur. Tant qu’il fut là, rien ne put la décider à remonter sur la table. Il fallut charger le portier de renvoyer cet indiscret, que nos gestes ne faisaient pas bouger. Pendant tout le reste de la séance, elle ne cessa de tourner avec inquiétude les yeux du côté de la fenêtre.

Je sais que, depuis cette époque, les mœurs des modèles ont changé. Elles se recrutent un peu partout, et quittent assez volontiers cet état pour un autre plus lucratif.

Il en reste cependant encore qui conservent les vraies traditions d’autrefois. Je pourrais en nommer une bien connue des artistes, et qu’ils reconnaîtront facilement, quand je dirai qu’à force d’ordre et d’économie elle est parvenue, uniquement par son travail, à se créer un petit avoir, qui pourra la mettre plus tard à l’abri du besoin, et qu’elle a eu l’esprit, pendant qu’elle exerçait consciencieusement son métier, de se faire donner par tous ses artistes, qui y mettaient beaucoup de bonne grâce, un grand nombre de ces petites esquisses, de ces croquis qui traînent dans nos ateliers. Elle a fait restaurer, encadrer toutes ces toiles, quelquefois en assez mauvais état, et a arrangé elle-même avec beaucoup de goût et de soin son petit musée, dont rien ne pourrait la séparer, et qui renferme véritablement des choses charmantes, signées d’artistes distingués.

Une autre de nos modèles, brave et honnête fille retirée en province, a eu un jour l’honneur de s’entendre adresser, à l’église, du haut de la chaire, un éloge bien mérité pour son dévouement et son rare courage pendant une épidémie.

Je maintiens donc que beaucoup de celles qui ont pris leur métier au sérieux, qui l’ont continué avec courage tant qu’elles ont pu, sans mériter la couronne des rosières, civiles ou autres, valent infiniment mieux qu’on ne le croit généralement ; qu’il y en a de très-dévouées aux peintres qui les emploient, très-reconnaissantes, et tout à fait dignes d’intérêt.

Nos séances à l’atelier se terminaient vers le milieu de la journée ; nous étions libres, le reste du temps, ou d’aller au Louvre faire des croquis et des copies d’après les maîtres, ou de suivre les cours de l’École des Beaux-Arts, qui commençaient vers quatre heures, je crois.

M. Ingres ne manquait jamais de dire à ceux qui allaient au Louvre : « Allez tout droit au fond, sans vous arrêter, et, pour passer dans certaines galeries… mettez-vous des œillères comme aux chevaux[2]. »

Les copies du reste étaient peu de son goût. « Faites de simples croquis d’après les maîtres, nous disait-il ; c’est un moyen de les regarder avec soin, de les bien étudier. Mais à quoi bon perdre son temps à reproduire un tableau, ce qui peut se faire avec de la patience. Pendant que vous cherchez le procédé, vous perdez de vue l’important, ce qui constitue en un mot le chef-d’œuvre. »

M. Ingres, en effet, n’a exécuté que deux copies : une, obligatoire de par le règlement de l’École de Rome, était le Mercure de la Farnésine ; l’autre, la Vénus de la Tribune de Florence. Je dois ajouter que ces deux copies se reconnaissent à dix pas pour des œuvres de M. Ingres.

Aussi, lorsque M. Thiers eut l’idée malheureuse de faire un musée de copies, je ne cessais de répéter : « Ou elles seront exécutées par des hommes d’un talent hors ligne, et elles se ressentiront toujours de la manière du copiste : dans ce cas, un original de lui serait plus précieux ; ou elles seront faites par des peintres médiocres, qui pourront y mettre une certaine exactitude, mais qui n’inspireront aucune confiance. »

Quant aux fresques, le doute ne saurait exister. Elles ne peuvent être vues qu’à leur place, sous le ciel où elles ont été produites. Elles font toujours partie d’un ensemble qui ajoute souvent à leur valeur, et que l’on ne peut leur enlever sans leur retirer aussi une grande partie de leur beauté.

Je me souviens d’une copie qu’un élève de Rome avait envoyée à Paris. Je l’avais vue à côté de l’original ; elle était d’une exactitude parfaite. Le public et les critiques d’art accablèrent de dédains cette malheureuse copie et son auteur ; moi-même, je l’avoue, je ne la reconnus pas à l’École des Beaux-Arts : je compris alors l’absurdité de déplacer des chefs-d’œuvre, qui, transportés dans un autre milieu, paraissent s’amoindrir, s’étioler comme les fleurs des pays chauds enfermées dans nos serres.

Promenez-vous dans la galerie des Loges, au Vatican ; est-ce seulement les peintures de Raphaël qui vous ravissent, vous transportent ? Mais elles sont très-exactement copiées à l’École des Beaux-Arts, et vous n’allez pas les voir. Non, ce n’est pas là seulement Raphaël qui vous charme ; c’est tout un ensemble, c’est le ciel, c’est la campagne de Rome, les montagnes d’Albano, dont on aperçoit un coin à travers un malencontreux vitrage ; la dégradation même des piliers et d’une partie des peintures y ajoute l’intérêt de la ruine. C’est ce long escalier aux larges marches, que vous avez monté par un soleil brûlant et sous un ciel d’un bleu intense ; ces belles Transtévérines, à l’allure si fière, que vous avez coudoyées, et dont la beauté vous prépare à l’admiration des chefs-d’œuvre qu’elles ont inspirés… Mais descendez d’un fiacre dans la petite rue noire de l’École des Beaux-Arts ; allez regarder les copies des frères Balze, faites avec tout le soin et le talent possibles, et tâchez de reconnaître la galerie des Loges et d’y retrouver vos impressions !

  1. Ces lignes étaient écrites quand j’ai appris par les journaux la mort de Dubosc et la donation qu’il a faite en effet à l’Institut pour la fondation d’un prix en faveur des jeunes artistes.
  2. Les Raphaëls, à cette époque, étaient placés tout au fond de la longue galerie du Louvre ; pour y arriver, il fallait passer devant les Rubens.