L’Atelier d’Ingres/Chapitre VI

G. Charpentier (p. 56-64).


VI

PREMIERS ESSAIS DE PEINTURE.


Nous commencions, plusieurs de mes camarades et moi, à éprouver un désir très-grand de nous voir une palette à la main. Nous étions arrivés à faire passablement une figure dessinée, et M. Ingres ne parlait pas de peinture.

Le massier d’alors, brave garçon qui avait remplacé Pradier et qui avait déjà une certaine habileté acquise chez un autre maître, proposa à quelques-uns de nous de venir le dimanche dans l’atelier, dont il avait la clef, faire une étude peinte d’après un de nos camarades. Notre victime était un jeune garçon à la figure douce et blonde, fils de Pradier, le graveur, et qui mourut tout jeune, sans avoir même achevé ses études.

Lorsque cette proposition nous fut faite, nous eûmes un mouvement de joie, et d’une joie où il y avait un peu du fruit défendu ; aussi nous commençâmes tout de suite.

Je ne sais pas si les autres professeurs enseignent quelques procédés pour faciliter et abréger les premiers essais de leurs élèves ; mais, dans tous les conseils que j’avais entendu M. Ingres donner à mes camarades, je n’avais pas saisi un seul mot qui pût indiquer la marche à suivre, ou faire comprendre un seul côté du procédé matériel ; aussi je dus peindre cette première étude comme les maîtres les plus primitifs, presque comme l’inventeur.

Un jour que nous étions tous à l’ouvrage, la porte s’ouvre tout à coup, et M. Ingres paraît.

Étonnement de sa part, et grand embarras de la nôtre.

Le massier va à lui, et lui explique qu’ayant eu le désir de travailler le dimanche, il n’avait pas cru indiscret de nous ouvrir l’atelier.

« Mais comment donc ! dit M. Ingres, vous avez fort bien fait ; j’aime à voir cet amour du travail, et je vous en félicite, au contraire.

— Moi, dis-je en souriant un peu, j’ai peut-être commis seul une faute en cherchant à peindre sans votre autorisation.

— Pas du tout, mon garçon ; c’est très-bien à vous d’avoir cette petite ambition ; on ne peut se faire trop tôt à ce difficile métier, et vous êtes arrivé au point où cela vous est permis. Eh bien ! Messieurs, voyons un peu ce que vous faites. »

Il s’approcha alors de nos chevalets, en commençant par le massier, qui se trouvait le plus près de lui.

Comme il était plus avancé que nous, surtout au point de vue de l’exécution, peut-être M. Ingres fut-il plus exigeant et plus sévère. Il lui reprocha de ne pas copier servilement la nature. On comprendra que cette séance, où, pour la première fois, je touchais un pinceau, a dû me rester bien présente à l’esprit.

« Je vois là, dit-il, une tendance à l’adresse, au… je ne veux pas dire le mot… que l’on ne doit pas prononcer, que je ne veux pas qu’on prononce dans mon atelier. »

Et malgré cela, j’entendis très-bien le mot chic qui lui échappa.

« Prenez garde ; vous y tournez. — Vous indiquez là une chose que je ne vois pas. — Pourquoi la faire sentir ? parce que vous savez qu’elle y est. — Vous avez appris l’anatomie ? — Ah ! oui ; — eh bien ! voilà où mène cette science affreuse, cette horrible chose, à laquelle je ne peux pas penser sans dégoût. — Si j’avais dû apprendre l’anatomie, moi, messieurs, je ne me serais pas fait peintre. — Copiez donc tout bonnement la nature, tout bêtement, et vous serez déjà quelque chose. »

Il s’avança vers moi. — « Eh bien ! voyez… voilà Amaury qui ne sait rien, qui commence. — Regardez comme c’est naïf. — Ce n’est pas modelé, c’est vrai… Tout ce que vous voudrez ; mais c’est l’impression du modèle qu’il a rendue comme il a pu… Ah ! mon cher ami, conservez-la toujours, cette bienheureuse naïveté, cette charmante ignorance ! »

J’écoutais tout confus de plaisir, mais par–dessus tout bien étonné.

Qu’est devenue cette première étude ? Ne l’ai-je pas donnée à la mère de mon pauvre camarade lorsqu’il fut mort ? Je ne sais. — Dans tous les cas, je ne la regrette que comme un souvenir curieux. Sous tous les autres rapports, elle ne pouvait avoir que bien peu d’intérêt.

Nous continuâmes quelque temps nos études du dimanche, et M. Ingres nous permit enfin d’aborder la peinture avec les autres.

L’atelier, à l’époque dont je parle, était déjà composé d’un grand nombre d’élèves, parmi lesquels plusieurs se sont fait un nom : Sébastien Cornu, Joseph Guichard, que, malheureusement pour lui, les lauriers de Delacroix empêchèrent de dormir, car, à mon avis, son talent était bien plutôt d’un dessinateur que d’un coloriste. Son début au Salon fut des plus remarquables. — Un portrait-étude de madame Jal restera comme une très-belle chose de forme et de modelé, mais sans la moindre recherche de la couleur. C’était un dessin légèrement colorié, mais un très-beau dessin. L’année suivante, au Salon, il exposa le Rêve d’amour, qui fit jeter les hauts cris à M. Ingres et le fit traiter d’apostat.

Nous avions aussi pour camarades deux frères, dont l’un est arrivé à une certaine illustration, et dont l’autre est resté assez effacé, je ne puis m’expliquer pourquoi, après un brillant début au Salon avec un charmant portrait de femme. Je veux parler des Étex. Le plus jeune faisait de la peinture ; l’aîné sculptait, comme on sait, et il avait déjà, je crois, en travaillant à l’atelier de M. Ingres, quelque prétention à être plus universel qu’on ne l’est aujourd’hui. L’architecture même, plus tard, ne lui fut pas étrangère. Absolument comme Michel-Ange.

Un des élèves de l’atelier qui travaillaient avec le plus d’ardeur était Ziegler. Plus âgé que la plupart de nous, reçu avocat, ce qui nous inspirait beaucoup de respect, il avait un besoin de produire qui peut-être, à mon sens, lui fut nuisible.

Son ambition perçait déjà, si même il la cachait. Il avait passé bien plus rapidement que nous par tous les degrés de l’apprentissage, non qu’il fît beaucoup mieux, mais parce qu’il voulait peindre, et, quand il fut à la peinture, il voulut faire un tableau. Rien ne l’arrêtait.

Il me disait un jour : « Vous ! vous n’arriverez jamais. Voyez-vous, quand on veut arriver, on prend un gourdin, et on marche en avant, toujours, en abattant de droite et de gauche tous ceux qui se trouvent sur votre route. »

Cet homme grand, déjà énorme, à chevelure noire abondante et retombant sur un front bas, avait quelque chose d’effrayant à voir quand il marchait, indiquant du geste ce qu’il venait d’exprimer.

Il fit bien comme il avait dit alors ; mais, quand il fut maître du terrain, et qu’il fallut construire, peut-être s’aperçut-il que le talent, cette autre force aussi, lui faisait parfois défaut.

Je me souviens qu’à l’époque où il était encore à l’atelier, et quelques mois seulement après qu’il eut pris la palette, il me pria d’aller chez lui, où je fus bien étonné de voir un tableau assez important qu’il était en train de faire.

Le souvenir m’en est resté tout à fait charmant : le sujet était très-poétique, et surtout le geste d’un des personnages très-naïf et très-original. C’était la rencontre d’Apelles et de Laïs, dont ce célèbre peintre fut, d’après la tradition, le premier amant.

Les yeux baissés, le coude appuyé sur une fontaine dont l’eau avait empli sa cruche qui débordait, Laïs avait une pose d’une innocence un peu affectée et très-spirituellement exprimée. De l’autre côté, Apelles, le corps penché vers elle et sa main près du bras de la jeune fille, la touchait légèrement du petit doigt.

Tout cela, avec le style, le goût et la fantaisie d’Hamon, eût été une ravissante chose ; mais la figure de la femme avait plutôt le sentiment gothique ; la tête seule d’Apelles était tout à fait réussie.

Tel qu’il était, ce tableau me ravit, et il eut assez longtemps une grande réputation parmi nous. Il exécuta ensuite un tableau de femmes chinoises qui fit bondir M. Ingres. Plus tard, il arriva à une exécution plus bruyante que brillante, et son Saint Georges, que je vis chez lui, m’éblouit par l’éclat des armures, d’une façon si désagréable, que je ne pus m’empêcher de lui en faire l’observation.

« Vous verrez cela au Salon, me dit-il ; ce ne sera que juste. »

J’avoue que je ne m’étais jamais imaginé qu’on dût travailler pour le Salon, et je fus choqué dans ma naïveté. J’en ai vu bien d’autres depuis !

Il avait toujours, en travaillant, une arrière-pensée, et calculait le choix de ses sujets et la façon de les exécuter en vue de quelque travail dont les projets pointaient dans les ministères. Comme il ne me redoutait sous aucun rapport, il se laissait aller assez facilement à me faire ses confidences, et quand, un jour, au Salon, je lui demandai par quelle singulière idée il avait exécuté un apôtre dans des dimensions colossales, il me regarda en souriant, et me répondit : « Mais vous ne savez donc pas qu’on doit peindre la Madeleine ! »

J’ai toujours admiré ces natures-là, peut-être parce que j’en étais bien complétement l’opposé ; et de plus j’avais pour Ziegler une vraie affection, qu’il me rendait avec une petite nuance de protection dont je ne me blessais pas le moins du monde. Son imagination si vive, le feu de sa parole, son érudition avaient pour moi un attrait dont je ne pouvais me défendre, et qui me faisait supporter patiemment sa susceptibilité si chatouilleuse pour tout ce qui touchait à notre art. Aussi me fallait-il une certaine habileté pour louvoyer à côté de ce caractère difficile, et je dois dire que peu y réussissaient.

Mes absences fréquentes de Paris rendirent nos rapports beaucoup moins suivis. Au retour d’un de mes voyages en Italie, j’appris que sa santé s’affaiblissait, mais je ne pouvais penser que cette nature puissante, ce corps robuste, seraient si rapidement détruits ; aussi est-ce avec un grand étonnement et un vrai chagrin que je reçus un jour une invitation à me rendre dans je ne sais quelle petite chapelle tendue de noir, où quelques personnes seulement, et, dans ce petit nombre, M. Granier de Cassagnac, venaient dire un dernier adieu à cet homme distingué qui avait été mon camarade et mon ami.