L’Atelier d’Ingres/Chapitre V

G. Charpentier (p. 42-55).


V

MADAME INGRES.


Après avoir assez longtemps dessiné d’après des gravures, j’étais passé à la bosse, comme on dit. J’en copiais une assez importante et difficile.

Il se produisit alors dans mes études un temps d’arrêt qui fut mal interprété par M. Ingres, et qui n’était probablement que l’effet de la difficulté que j’avais à comprendre ses conseils. Il l’attribua, bien à tort, au découragement que m’auraient causé les progrès très-grands de mon camarade et ami le capitaine d’état-major Maumet. Il était impossible de tomber plus à faux, et je fus plus tard bien étonné quand j’appris cette singulière supposition.

Depuis que je dessinais d’après la bosse, j’entendais répéter à chaque instant le mot demi-teinte, et ce mot ne m’était pas expliqué.

Un plâtre, pour mes yeux, était une chose blanche dans la lumière, noire dans les ombres ; et ce qui est assez curieux, c’est qu’en effet les yeux non exercés ne distinguent pas ce que nous appelons le modelé, c’est-à-dire le passage de la lumière à l’ombre par la demi-teinte.

Aussi est-il à remarquer que c’est ce qui manque dans tous les peintres primitifs ; comme des enfants qu’ils étaient (en fait d’exécution, je m’entends), ils ne voyaient dans la nature que des surfaces presque plates, — des lumières et des ombres.

Lorsque plus tard j’enseignai à d’autres le peu que je savais, j’eus soin d’expliquer, et par des preuves palpables, ce qui m’avait autrefois bien embarrassé.

Je faisais une expérience bien simple lorsque je voulais démontrer à un élève que le contour d’un modèle en plâtre qui se détache sur un fond obscur et paraît lumineux est pourtant accompagné toujours d’une demi-teinte qui le fait tourner ; je plaçais derrière le plâtre une feuille de papier blanc, et tout à coup les contours qui semblaient complétement lumineux, se détachaient en vigueur.

Jamais l’idée de descendre à de pareilles expériences ne serait entrée dans l’esprit de M. Ingres, et je l’entendais toujours me dire : « Ce n’est pas ça ; — ça manque de demi-teintes. » Mais qu’est-ce que pouvaient bien être ces fatales demi-teintes ?

Un beau jour, après m’être longtemps creusé la tête, peut-être par hasard, ou parce qu’un objet plus blanc que mon modèle s’était trouvé placé derrière, je mis sur mon dessin les premières demi-teintes, et je fus bien heureux quand M. Ingres, à la vue de mon travail, me dit : « C’est cela ; — vous voilà parti, c’est très-bien. »

Je racontai un jour ce fait devant un littérateur qui s’occupe spécialement des arts, et je le racontai probablement bien mal, car il en tira une conclusion absolument contraire. Je voulais prouver que les hommes d’un talent éminent n’étaient pas les plus aptes à donner les premiers conseils à des enfants, et qu’un professeur instruit, mais d’une intelligence ordinaire, suffit et vaut souvent mieux pour enseigner les premiers préceptes d’un art ou d’une science.

Il est bien difficile, en effet, que ces grands hommes puissent s’astreindre à mettre leur enseignement à la portée d’un commençant ; j’irai plus loin : l’influence que l’homme de génie entraîne avec lui, et qui s’impose de toute son autorité, est très-capable d’annihiler l’individualité de l’élève, et de le maintenir dans une étreinte qui ne laisse plus de jeu à sa personnalité. La preuve de ce que j’avance serait facile à faire : il suffirait de comparer les grands peintres, Raphaël, Michel-Ange, Titien, Paul Véronèse, avec leurs maîtres à eux, et les élèves qu’ils ont produits.

Je ne tardai pas longtemps à passer à la nature. Dessiner d’après le modèle, et peindre ! voilà quelle était toute mon ambition. Mon premier désir fut satisfait. Mais que de difficultés nouvelles !

Ce que je voyais faire m’aidait, je dois le dire, beaucoup plus que les conseils du maître. J’avais des camarades bien plus avancés que moi : je les regardais travailler, je les questionnais. Les conseils de M. Ingres, ou plutôt ses paroles n’avaient trait qu’aux grands principes de l’art : la ligne et les masses, c’est-à-dire le mouvement du modèle saisi à l’instant en quelques traits, et l’absence de tout détail dans les parties de lumière et d’ombre, ou du moins des détails subordonnés à ces deux choses essentielles, la masse de lumière et la masse d’ombre.

Aussi nous recommandait-il à chaque instant de cligner les yeux en regardant la nature.

Quant à nos dessins, d’un coup d’ongle, car il ne prenait jamais notre crayon, il indiquait, en laissant une trace profonde, la ligne que nous avions mal copiée, et l’exactitude de cette correction faisait notre étonnement à tous.

Sa rapidité à indiquer les principales lignes d’un mouvement était vraiment prodigieuse. Il nous disait, je ne sais pas si le mot est de lui, qu’il fallait arriver à dessiner un homme qui tombe d’un toit. Je vis un jour qu’il aurait été capable de le faire.

Nous avions pour modèle une jeune garçon de dix à douze ans, admirablement beau. M. Ingres ne le connaissait pas et fut émerveillé en entrant à l’atelier.

Après l’avoir considéré assez longtemps : « Messieurs, nous dit–il, je vous demande la permission de mettre votre modèle dans une pose dont j’ai besoin et que je cherche. Veuillez me donner un morceau de papier. »

La pose était évidemment celle d’un jeune homme lançant une flèche, un Amour sans doute. Alors, devant nous, en un instant et en quelques coups de crayon, pendant que l’enfant posait sur une jambe, il fit un croquis de l’ensemble ; mais, comme la jambe en l’air changeait naturellement de place à chaque mouvement que faisait le modèle, M. Ingres en dessinait une autre, de façon que, dans le temps assez court que cet enfant put tenir la pose, il eut la merveilleuse habileté d’en achever l’ensemble et deux jambes de plus.

Son croquis terminé, il nous remercia et nous laissa tous dans l’admiration.

J’ai entendu, du reste, un mot d’Horace Vernet causant avec d’autres artistes :

« On prétend que je peins vite, leur disait–il ; si vous aviez vu, comme moi, lngres… ! Je ne suis qu’une tortue. »

On s’explique difficilement qu’avec cette rapidité d’exécution l’œuvre d’Ingres ne soit pas encore plus considérable ; mais il effaçait souvent, n’était jamais satisfait, pleurait comme un enfant devant sa toile, et peut–être cette facilité même lui faisait–elle recommencer ce dont il n’était pas content, sûr qu’il était de pouvoir, et bien vite, réparer le mal.

Et à ce propos, je me trouvais un jour à son atelier, où il m’avait fait venir pour je ne sais quel motif. Il travaillait au Saint Symphorien. Après quelques mots sur le sujet dont il voulait m’entretenir, il alla tout à coup prendre un dessin d’un de ses licteurs, le posa à terre, et à brûle-pourpoint me dit : « Regardez cela, comparez avec ce qui est dans le tableau, et dites–moi le mouvement qui vous plaît le mieux. »

La figure, dans le tableau, était faite, et je vis que le mouvement du dessin était un peu plus accentué. — Je me permis de lui dire, très–ému d’avoir une opinion à émettre, que la différence ne me paraissait pas assez sensible pour qu’il se décidât à recommencer, comme il venait de me le dire, une chose faite et si admirablement réussie.

« C’est égal, me répondit–il, le mouvement est plus chaud sur le dessin ; voyez… » Et il se mettait dans la pose, ce qui ne laissait pas d’être assez comique : « Je la recommencerai. » C’était une figure plus grande que nature, et il la recommença.

J’ai dit un mot des chagrins, des désespoirs de M. Ingres quand il travaillait ; j’en eus la preuve un jour que je lui demandais s’il avait terminé un portrait à la mine de plomb, dont je connaissais l’original.

« Ah ! mon ami, s’écria–t–il, ne m’en parlez pas… c’est très–mauvais. — Je ne sais plus dessiner… je ne sais plus rien… Un portrait de femme ! rien au monde n’est plus difficile, c’est infaisable… Je vais essayer encore demain, car je le recommence… C’est à en pleurer. » Et les larmes lui venaient véritablement aux yeux.

Mais madame Ingres, avec son sang-froid : « Il est toujours comme cela, me dit–elle, il est fou… Laisse–moi donc tranquille ; je t’ai entendu cent fois me dire que tu ne savais plus rien… Je suis habituée à tes désespoirs. »

N’est-ce pas le moment de parler de cette femme qui, dans les plus grandes difficultés de la vie, fut toujours pour M. Ingres d’un si utile secours, qui supporta sans une plainte une existence souvent bien pénible, et n’eut pas même un instant la pensée de le détourner d’une voie qu’il suivait si résolument, et qui semblait devoir être fermée à tout succès ?

« La peinture d’Ingres ne la regardait pas. Son devoir était de le soigner, de le tirer d’affaire. » Elle fut merveilleuse à ce point de vue-là.

Il y avait un côté maternel dans son affection pour son mari ; elle craignait pour lui, lorsqu’il sortait seul, les accidents, les voitures ; elle le faisait marcher devant lorsqu’ils étaient ensemble. « Sans moi, il irait se jeter sous toutes les roues. »

Mais, si elle ne se mêlait pas de sa peinture, elle ne lui permettait pas, par contre, de se mêler du ménage. Comme tous les artistes d’alors, M. Ingres ne connaissait pas le prix de l’argent. Madame Ingres, qui n’en avait pas ou en avait bien peu, y tenait ; même, assez longtemps, elle ne lui mit dans sa bourse que bien juste ce qui lui était nécessaire : « S’il avait un louis dans sa poche, il le donnerait au premier mendiant qu’il rencontrerait. »

« Croiriez–vous, me disait–elle un jour, qu’il est sorti furieux d’une boutique parce que je marchandais ! — Il prétendait que c’était traiter le marchand comme un voleur.

— Et j’avais raison, » dit M. Ingres, qui était là.

« Avec cela qu’ils se gênent, ajouta-t-elle ; aussi vous pensez si je le laisse dire. »

Jeune, elle avait dû être ce qu’on appelle vulgairement un beau brin de fille, plus grande que son mari, et assez forte. Dans le petit et merveilleux croquis qu’il fit d’elle, la physionomie est fine ; mais, telle que je l’ai connue, il ne lui restait qu’un aspect bourgeois, dont la société des artistes au milieu desquels elle avait dû vivre n’avait pu lui rien ôter.

Pleine d’un esprit naturel assez agressif, elle avait des mots drôles et piquants, que M. Ingres tentait vainement d’adoucir. Son mariage fut des plus singuliers. Lorsque je retrouverai M. Ingres directeur de l’École de Rome, je le lui laisserai raconter, comme il le fit, le jour de son arrivée, dans le salon de l’Académie, devant les élèves et plusieurs amis.

Madame Ingres avait pour moi très-peu de sympathie. En général assez jalouse de l’affection de son mari, elle avait la réputation de ne l’avoir jamais laissé se lier avec ses confrères ; elle le voulait pour elle seule.

Je ne crois pas que l’affection que M. Ingres voulait bien me témoigner fût pour quelque chose dans ses petites épigrammes. Je crois plutôt qu’elle n’aimait pas, comme elle me le fit sentir, les hommes du monde, les lions ; c’était le mot d’alors. Et un jour, en s’adressant à moi, il est vrai, sur le ton de la plaisanterie, et me toisant de la tête aux pieds :

« Oh ! vous… vous êtes un lion… Voyez Flandrin ; il sort dans la rue en casquette…

— Si, pour avoir le talent de Flandrin, lui répondis–je, il ne fallait que cela, je sortirais aussi en casquette, et même nu–tête. Malheureusement je crois que le costume n’y fait pas grand’chose. »

Elle sourit, et ce jour–là n’alla pas plus loin.

Nos petites escarmouches duraient peu : M. Ingres prenait mon parti, et elle redevenait bonne femme, grâce à quelque compliment, ou à mon dévouement, qu’elle savait si profond, pour son mari.

Pour compléter son portrait et donner une idée exacte de l’abnégation dont elle fit preuve toute sa vie, je ne peux mieux faire que de raconter une soirée que je passai chez elle à l’Institut, et où elle me donna le plus simplement du monde quelques détails sur leur vie à tous deux en Italie.

Voici comment je me trouvais ce soir–là chez

M. Ingres. À l’occasion du duel ridicule que lui ·avait proposé M. de***, M. Ingres était venu me chercher pour être son témoin ; ne me trouvant pas chez moi, et après m’avoir attendu assez longtemps, il m’invita par un mot à venir le voir le plus promptement possible. Mais, en s’en allant, il passa chez Lehmann, qu’il rencontra, et le chargea du rôle qu’il m’avait destiné.

Cette invitation m’avait troublé ; elle était inusitée : aussi m’empressai–je de m’y rendre, et j’arrivai à l’Institut fort intrigué.

M. Ingres était en tête–à–tête avec madame Ingres ; il se leva précipitamment à mon entrée et vint me prendre la main en me disant :

« Merci, et pardon de vous avoir dérangé ; je n’ai plus besoin de vos services. »

Et comme je paraissais de plus en plus étonné : « Je vous prie, ajouta–t–il, de ne pas me questionner… Asseyez–vous et causons… » Et après une pause : « Eh bien ! que faites-vous maintenant ? » `

Madame Ingres n’ouvrait pas la bouche. J’étais dans la position la plus embarrassante, et, si je n’eusse remarqué toutes les gracieusetés que me faisait son mari, j’aurais pu penser qu’il avait vu de moi quelque peinture où j’avais, bien sans le vouloir, fait acte de coloriste. `

Enfin je me décidai à dire tout ce qui me passait de banalités par la tête ; je parlai probablement des difficultés qu’on éprouve pour réussir dans la carrière des arts, car madame Ingres quitta son ouvrage, et prenant la parole :

« Personne autant qu’Ingres n’a le droit de se plaindre. On ne sait pas… on aurait peine à croire la vie de privations, de misère qu’il a menée. »

Cette espèce d’apologie qui s’annonçait ainsi déplut à M. Ingres ; il fit signe à sa femme de ne pas continuer sur ce sujet.

« Ne parlons pas de tout cela, ajouta-t-il, c’est si loin !

— Comment ne pas en parler ? laisse-moi donc tranquille… Quand cela ne serait qu’une leçon pour Amaury… Eh bien ! oui, mon cher ami, nous avons connu la misère, et la plus complète… Croiriez-vous qu’à Florence, nous n’avions souvent pas de pain à la maison, et plus de crédit chez le boulanger ?… »

M. Ingresse tournait sur sa chaise ; madame Ingres continuait toujours :

« À l’époque où il faisait son Vœu de Louis XIII, n’ayant pas le moyen d’acheter ou de louer une échelle pour travailler au haut de son tableau, il avait été obligé d’ajuster lui-même une chaise sur quelques planches, et cela était si peu solide que, lorsqu’il lui venait une visite, j’étais obligée de la lui annoncer tout doucement, dans la crainte qu’un mouvement trop brusque pour la recevoir ne le fît tomber avec tout son échafaudage. Oui, mon ami, voilà comment nous avons passé vingt ans en Italie, et, dans le moment de notre plus grande détresse, il refusa de prendre un engagement qui lui assurait une fortune à la condition d’aller en Angleterre faire des portraits à la mine de plomb ; et j’ai été de son avis : il avait autre chose à faire. »

À ce moment, M. Ingres, qui avait renoncé à imposer silence à sa femme, entra tout naturellement dans la suite de ses idées, et se tournant vers moi :

« Vous m’avouerez, dit-il, qu’il m’était permis de croire que j’avais là… quelque chose de plus que des portraits à la mine de plomb, et que je pouvais même considérer cette proposition comme insultante… Enfin !… tout cela est fini… N’en parlons plus… On a l’air de faire un peu plus de cas de moi… j’ai de bons élèves qui continueront ma doctrine… celle des maîtres… Je n’ai plus à me plaindre. »

Certes, une existence pareille, supportée avec tant de courage, pour parvenir à un but si élevé, est d’un bien grand et bien noble exemple ; mais la femme qui l’a partagée avec tant d’abnégation, sans autre mobile que l’affection et la confiance dans le génie, cette femme ne peut manquer aussi d’avoir sa large part dans l’admiration de tous.