L’Atelier d’Ingres/Chapitre IV

G. Charpentier (p. 33-41).


IV

UN DÎNER CHEZ MON PÈRE.


Depuis quelque temps, mon père désirait avoir à dîner M. Ingres, et il pensa qu’il rendrait la réunion plus intéressante en invitant aussi M. Thiers et M. Mignet, qui commençaient à se faire connaître, M. Thiers par ses critiques d’art, M. Mignet par ses succès à l’Académie des inscriptions.

Ces deux hommes, que je n’ai pas perdus de vue depuis ma jeunesse, sont restés pour moi, à un demi-siècle de distance, les mêmes que je les voyais autrefois[1].

M. Thiers, à trente ans, me paraissait tout aussi peu jeune que je le trouve à l’heure qu’il est, n’étaient ses cheveux blanchis, et un peu plus d’embonpoint, qui ne lui sied pas mal.

M. Mignet, au contraire, a toujours pour moi le même aspect juvénile qu’à cette époque reculée. Pour ceux qui m’accuseraient d’exagération un peu forte, je dirai qu’il y a quatre ou cinq ans, je marchais dans la rue derrière un homme dont la tournure élégante indiquait toute la force de l’age, et me rappelait des souvenirs de ma jeunesse ; j’avançai : c’était en effet M. Mignet, que je n’avais pas vu depuis quelques années, et qui me plaisanta même, comme à son ordinaire, sur ma calvitie, en soulevant son chapeau et me montrant quelques boucles encore blondes.

Quant à leur caractère à chacun, il ne s’y est opéré de même aucun changement : l’un, vif, toujours sûr de son fait, d’une activité tout ambitieuse, et doué d’un aplomb excessif, cette force bien grande qui aplanit tant de difficultés, qui même, je serais tenté de le croire, a sa part dans le génie.

L’autre de ces hommes distingués, exceptionnellement beau, doux, affable, sans grandes passions, travailleur infatigable, entièrement livré à ses études, et qui, dans sa profonde sagesse, comprit qu’au lieu d’être en politique l’humble satellite de son ami, il pourrait briller tout seul d’un éclat bien vif en suivant une autre voie.

Je bornerai là cette appréciation. Je ne veux m’occuper que de ce que je sais, ou du moins de ce que j’ai appris, et ne dirai rien de l’érudition de l’un et de la politique de l’autre. Mais M. Thiers a touché aux arts, il a écrit sur les expositions de peinture, il a été ministre, à ce titre le maître souverain des artistes ; j’ai donc le droit d’en parler, et, quelque respectueux que je puisse être pour un homme plus âgé que moi, il existe dans ses rapports avec M. Ingres quelques faits que je ne puis passer sous silence : le dîner entre autres, dont je vais parler, qui réunit deux hommes si peu faits pour se comprendre, et que je me rappelle comme si j’y étais. En rapprochant ces convives, mon père avait compté sans la vivacité de M. Thiers et le caractère intolérant de M. Ingres. Aussi le dîner fut–il très-agité, et l’orage ne tarda pas à éclater.

Il était difficile de supposer que, devant un artiste de la valeur de M. Ingres, auquel on reconnaissait généralement une science profonde, M. Thiers ne garderait pas au moins une certaine réserve. Il n’en fut rien. Il parla des maîtres italiens avec la légèreté qu’il met volontiers dans ses conversations, et, par contre, la façon dont il s’exprima sur le baron Gérard, pouvait faire supposer qu’il le plaçait au-dessus d’eux, et dans tous les cas bien au-dessus de M. Ingres.

Celui-ci écoutait, les yeux fixés sur M. Thiers, laissant aller ce critique déjà fameux, n’ouvrant pas la bouche ; mais, depuis quelques instants, ses doigts frappaient sur la table, comme s’il eût joué un air de piano d’un mouvement précipité, et avec une impatience qu’il avait beaucoup de peine à dissimuler.

M. Thiers enfin, qui ne s’arrête pas facilement, entreprit Raphaël et développa cette thèse qu’il n’avait fait que des vierges, et que c’était son vrai titre de gloire.

« Que des vierges ! » s’écria alors M. Ingres, qui ne put plus se contenir, « que des vierges !… Certes on sait le respect, le culte que j’ai voué à cet homme divin ; on sait si j’admire tout ce qu’il a touché de son pinceau. Mais je donnerais toutes ses vierges, oui, monsieur, toutes… pour un morceau de la Dispute, de l’École d’Athènes, du Parnasse… Et les Loges, monsieur, et la Farnésine ! il faudrait tout citer… »

J’étais fort ému ; je n’avais jamais entendu M. Ingres parler avec cette violence, et j’étais heureux de voir mon père, qui avait passé de longues années en Italie, se ranger à son avis.

Quant à M. Thiers, il ne fut pas un instant décontenancé. Il ne connaissait pas évidemment toutes les œuvres que M. Ingres citait, mais il avait pour lui la parole. M. Ingres n’avait que des mots sans suite, des exclamations, des gestes, des bras en l’air. Il ne pouvait pas lutter, mais il ne s’avoua pas vaincu.

Chacun sait ce que sont les discussions et comment elles finissent : on parla une heure, on cria beaucoup, et l’on se quitta, M. Thiers toujours convaincu que les vierges étaient le plus beau fleuron de la couronne de Raphaël ; M. Ingres que le critique d’art ne savait pas seulement de quoi il était question.

Je profitai le lendemain d’une commission dont m’avait chargé ma cousine madame Mazois, auprès de M. Ingres, pour juger par moi-même des suites de ce malencontreux dîner. Dans quel état le retrouvai-je ! Évidemment il n’avait pas dormi de la nuit, et je vis qu’il était encore tout plein de son sujet, car il m’aborda en me disant :

« Eh bien ! mon cher ami, vous l’avez entendu hier… Voilà les gens qui nous jugent, qui nous insultent… Sans avoir rien appris, rien vu, impudents et ignorants… S’il plaît un jour à un de ces messieurs de ramasser de la boue dans la rue et de nous la jeter à la figure… que nous reste-t-il à faire, à nous qui avons travaillé trente ans, étudié, comparé, qui arrivons devant le public avec une œuvre (il me montrait un portrait qu’il était en train de faire) qui, si elle n’est pas parfaite, mon Dieu ! je le sais bien, est au moins honnête, consciencieuse, faite avec le respect qu’on doit avoir de l’art… Eh bien ! nous qui n’avons pas d’autre métier, qui ne savons pas écrire, qui ne pouvons pas leur répondre… qu’avons-nous à faire ?… » Alors, tirant son mouchoir de sa poche, et s’en frottant les deux joues : « Voilà, mon cher ami, voilà tout ce que nous pouvons faire… nous essuyer… »

Il acheva en me disant : « Excusez-moi bien auprès de votre père, qui du reste était de mon avis, car il les connaît, ces grands hommes. Je n’ai pas pu retenir hier un mouvement de vivacité, un peu excessif peut-être ; mais j’avais à défendre la bonne cause, j’étais dans mon droit. »

J’attendis quelques instants qu’il fût calmé ; je le questionnai avec beaucoup de réserve sur le portrait qu’il était en train d’achever (le portrait du comte de Pastoret), je le félicitai d’avoir eu à peindre un costume dont les broderies ne faisaient aucun tort à la tête, l’habit de conseiller d’État étant alors brodé de soie noire sur noir : « Si c’eût été des palmes vertes ou bleues, comme à certains costumes officiels… » Il m’arrêta : « Je ne l’aurais pas fait… »

C’est ainsi qu’au moment de faire le portrait du duc d’Orléans, il insista pour que son costume de général fût sans broderie aucune, et fit bien rire le prince en lui demandant si même on ne pourrait pas remplacer les boutons de métal par des boutons en étoffe. « Pour cela, monsieur Ingres, c’est absolument impossible, » répondit le duc d’Orléans, qui fit plus tard des gorges chaudes de cette ignorance en matière d’uniforme.

Je vis qu’il était remis de son émotion, et je pensai que c’était le moment de lui parler de la commission que m’avait donnée madame Mazois : elle m’avait chargé de le prier de vouloir bien signer quelques dessins et un petit tableau, auxquels il avait négligé de mettre son nom en les offrant à son mari.

« Et vous les avez là ? »

Je les avais laissés dans l’antichambre ; il me pria de les aller chercher, me disant gracieusement qu’il les signerait très–volontiers.

Je revins avec deux dessins au lavis, un de petites dimensions, au bistre, je crois, et représentant les Fiançailles de Raphaël avec la nièce du cardinal Bembo ; l’autre, avec un peu de coloration, et plus important, était l’esquisse du Romulus rentrant à Rome avec les dépouilles opimes, dont le tableau est actuellement à l’École des Beaux-Arts de Paris ; un portrait de femme à la mine de plomb ; enfin, un petit tableau, Vénus blessée par Diomède.[2]

Il examina tous ces ouvrages, qui étaient pour lui autant de souvenirs, avec un intérêt très-vif.

En voyant le petit tableau de Vénus blessée, qui n’était pas exempt de quelques bizarreries (les crinières des chevaux blancs du char d’Iris[3] et les roues du char étaient dorées), il me dit en souriant, et comme pour se défendre devant un élève :

« Oh ! cela… c’est un péché de jeunesse. »

Mais quand il vit le portrait de femme dessiné, je n’oublierai jamais son mouvement de recul et l’éclat de ses yeux. Enfin, au bout d’un instant : « Si j’ai fait quelque chose de bien dans ma vie, me dit-il, c’est ce dessin ; » et il le regarda longtemps, ne pouvant en détacher ses yeux.

Je ne m’explique pas comment je n’ai appris que longtemps après que ce portrait de femme était celui de la reine de Naples (Caroline Murat), probablement le croquis, l’idée première du grand portrait à l’huile qui fut exécuté, et qui a disparu on ne sait quand.

J’ai bien regretté de ne l’avoir pas su à l’époque où j’habitais Florence, car je fus accueilli par la reine avec tant de grâce et de bienveillance, qu’il m’eût été facile de la questionner sur le portrait qu’avait fait d’elle M. Ingres. Qui sait si quelques indications à ce sujet n’auraient pas pu mettre sur la trace de cette œuvre perdue ? Si la peinture égalait la beauté du dessin, et cela est probable, car c’est à la même époque qu’il fit le portrait de madame de Vaucey, c’est une grande perte pour les artistes, un beau tableau de moins dans le musée du Louvre.

  1. Ce chapitre était écrit en 1875 ; n’envisageant M. Thiers que comme critique d’art, je n’ai pas cru devoir y rien changer.
  2. J’ai revu ce tableau chez mon excellent ami Asseline, que son goût pour les arts rend bien digne de posséder et d’apprécier une si belle œuvre.
  3. Les chevaux dans l’esquisse d’Asseline, sont au repos. Ils sont cabrés dans la gravure au trait des œuvres d’Ingres.