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V.

Quand le jour se leva, gris et terne, la tempête s’était apaisée : autour de nous la mer s’étendait à l’infini, sous un ciel bas chargé de nuages : l’ouragan avait emporté notre barque hors de sa direction, et la traversée, au lieu de durer trois heures à peine, s’était prolongée pendant toute la nuit.

D’ailleurs, on n’apercevait plus à l’horizon aucune barque : à quelques centaines de mètres de nous, un gros steamer naviguait suivi d’un interminable panache de fumée : à part cela la mer était déserte. Sans doute Vasilicht avait-il renoncé à nous poursuivre, ou bien sa barque n’avait-elle point résisté à la tempête. Toujours est-il que notre bateau gagnait l’entrée des passes de Copenhague, loin desquelles il avait été entraîné. À six heures du matin nous accostions au quai de la Douane et nous nous dirigions aussitôt vers l’hôtel Jernbahn où nous avions laissé quelques jours auparavant le gros de nos bagages.

Quand le désordre qu’une nuit passée dans de telles conditions avait apporté à nos costumes, fut sommairement réparé, nous sortîmes de l’hôtel. Nous connaissions la ville, et, par le Nybrogade, nous gagnâmes le Staadspladsen. Nous n’échangions pas une parole, tout entiers à nos pensées : arrivés devant le palais de Christianborg où est logée la direction de la police, nous nous assîmes sur un banc, dans un petit square qui se trouve là.

Sans vouloir nous l’avouer, nous hésitions au moment d’agir. Dénoncer un homme, fût-il un malfaiteur avéré, est une chose grave, et l’étrangeté de la situation nous épouvantait.

— Si la barque de ce malheureux Vasilicht, fit mon ami, s’était brisée cette nuit contre quelque récif, quelle désagréable corvée cela nous éviterait.

La réflexion correspondait si bien à mes pensées intimes que je me laissai aussitôt aller à cette idée : oui, notre démarche devenait inutile ; certainement Vasilicht avait éprouvé quelque accident puisqu’il n’avait pu nous rejoindre ; sans doute avait-il été jeté à la côte, il était blessé, mort peut-être ; et, dès lors, notre démarche restait sans objet. Et nous demeurions là, silencieux, les yeux fixés sur la sombre et solennelle façade du palais de Christianborg, tout pavoisé de drapeaux rouge et blanc, en l’honneur de la fête du jour.

À ce moment huit heures sonnaient à la Bourse, et tout aussitôt les canons de la flotte en rade commencèrent à tonner en signe de réjouissance. Cela nous rendit à la réalité : nous sentions peser sur nous une sorte de responsabilité tragique dont nous avions hâte de nous affranchir, et en un instant notre résolution fut prise : nous nous dirigeâmes vers la grande porte du château, et nous demandâmes à être conduits au directeur de la police. Les employés auxquels on nous adressa tout d’abord ne parlaient point le français ; on nous renvoya de bureau en bureau ; enfin, après avoir fait quelque peu antichambre, on nous introduisit.

Je crus d’abord qu’on s’était mépris sur le sens de notre requête, et que nous nous trouvions dans un bureau télégraphique. La pièce où l’on nous fit entrer était en effet munie d’appareils de toute sorte, de cadrans électriques, de claviers numérotés, de sonneries d’appel, traversée de fils en tous sens ; trois ou quatre fonctionnaires causaient, groupés autour d’une table ; l’un d’eux se leva et vint vers nous ; après les saluts échangés :

— Vous avez demandé à parler au directeur de la police, Messieurs ; c’est moi-même.

Celui qui s’exprimait ainsi en excellent français était un homme jeune encore et d’apparence fort affable : il nous désigna deux fauteuils, et, reprenant sa place :

— Que puis-je faire pour vous être utile, Messieurs ?

Je jetai sur les personnes qui se trouvaient là un coup d’œil discret qu’il comprit :

— Vous pouvez parler devant ces Messieurs, ce sont mes collègues.

Il y eut de nouveau un échange de saluts suivi d’un silence ; je poussai un large soupir pour assurer ma voix.

— Monsieur le Directeur, lui dis-je, le czar doit assister aujourd’hui à une grande revue des troupes danoises.

— Je le sais, Monsieur, glissa-t-il non sans un imperceptible sourire.

— Et je crois de mon devoir, continuai-je avec un certain embarras, de vous signaler un grave secret que le hasard m’a fait découvrir.

— C’est…

— C’est que l’annonce de cette solennité a attiré à Copenhague certains individus qui méditent de tragiques projets contre Sa Majesté l’Empereur de Russie.

Je m’attendais à voir mon interlocuteur bondir de surprise. Mais il ne sourcilla pas ; quant à ses collègues, ils continuaient à mi-voix leur conversation. Je repris haleine, et, assez ému, je continuai :

— Ainsi que je vous le disais, le hasard m’a fait connaître un jeune étudiant russe que j’ai de graves motifs de vous signaler spécialement.

Et je commençai à conter la singulière façon dont nous avions rencontré Vasilicht à Lübeck, son insistance pour se réclamer de nous à bord de l’Ellida, ses théories socialistes, la bizarrerie de ses allures à la vue du Danebrog et quelques jours plus tard à Elseneur lors de l’arrivée du czar, la ténacité qu’il avait mise à nous attirer à Hveen, et la terrible confidence que nous avions surprise en écoutant sa conversation avec les Federsen.

— Enfin, Monsieur le Directeur, nous avons de sérieuses raisons de croire que ce nihiliste s’est jeté dans une barque pour tenter de nous rejoindre quand il s’est aperçu que nous avions quitté en cachette sa retraite de l’Astre rouge : s’il est parvenu, malgré la tempête, à gagner la côte danoise, il doit être en ce moment à Copenhague.

Le chef de la police avait écouté ces confidences avec un imperturbable sang-froid : à vrai dire, il ne parut pas qu’il y portât grand intérêt, et son attitude était plutôt polie qu’attentive. Quand j’eus terminé, il demanda d’un air parfaitement indifférent :

— Est-ce tout, Monsieur ?

— C’est tout, et si nous avons pris la détermination de vous le dénoncer, c’est que, outre les faits que je viens de vous conter, bien des circonstances accessoires, bien des remarques de détail sont venues confirmer les soupçons que son étrange attitude avait fait naître dans notre esprit dès le premier jour.

— Je vous remercie, Messieurs, de ces renseignements ; j’aime à me persuader que la vie du czar est en sûreté à Copenhague ; je vous suis néanmoins reconnaissant de l’intérêt que vous semblez prendre à son auguste Personne ; croyez bien que toutes les précautions nécessaires seront ordonnées.

Tout en parlant le directeur de la police s’était levé de son siège ; c’était un congé : il avait dit ces derniers mots d’un ton où perçait peut-être un peu d’ironie ; aussi étions-nous assez déconcertés quand nous nous retrouvâmes devant le palais de Christianborg. Quand on s’est préparé à jouer un rôle, il est pénible de constater qu’on n’a produit qu’un médiocre effet.

— Les fonctionnaires sont décidément les mêmes dans tous les pays, remarqua mon ami ; ils n’aiment point qu’on se mêle de leurs affaires, et ils estiment que c’est leur donner une leçon que de leur signaler une lacune dans leur service.

— Bah ! laisse donc ; celui-ci est, par métier, accoutumé à déguiser ses impressions : il va faire son profit de nos confidences et mettre tous ses agents en campagne ; seulement, comme il aura grand soin de s’attribuer tout l’honneur de l’aventure, il n’a point voulu paraître étonné de notre démarche. Au surplus, ce que nous en avons fait, n’est-ce pas, n’avait d’autre but que de décharger notre conscience : si tu m’en crois, n’y pensons plus, et allons déjeuner.

La chose était plus facile à proposer qu’à mettre à exécution : une affluence extraordinaire de paysans de Seeland et des îles voisines encombrait la ville : les cafés étaient pris d’assaut : on avait en certains endroits installé dans les rues des tables où les consommateurs vidaient force brocs de bière en l’honneur des souverains. Cependant nous trouvâmes un restaurant situé près du port, où l’on consentit à nous servir. Copenhague, de là, présentait un aspect vraiment pittoresque : tous les navires avaient arboré leur pavillon ; à toutes les fenêtres flottaient des drapeaux multicolores, de hauts mâts chargés d’oriflammes et réunis l’un à l’autre par des guirlandes de verdure décoraient les quais et les rues principales, et la foule se massait dans toutes les avenues que devait suivre le cortège royal.

À une heure, nous nous dirigeâmes vers le château d’Amalienborg, où le roi Christian IX et sa famille devaient se rendre pour présider les réceptions officielles. À peine étions-nous parvenus à nous glisser à travers les rangs pressés des curieux que le canon annonça l’arrivée des Souverains ; il est inutile de longuement dépeindre le remous de la foule au moment où les piqueurs précédant les voitures de la cour apparurent à l’extrémité de l’Amalie-gade, le carillon des cloches de toutes les églises, mêlé aux salves de la flotte, la bruyante symphonie composée du bruit de vingt fanfares jouant à la fois, ce qui ne veut pas dire ensemble, l’air national du Danebrog. Mais ce qu’il faut essayer de décrire, c’est la patriarcale allure que gardait au milieu de cette solennité le cortège royal. Assez loin, derrière les piqueurs venait une charrette anglaise que conduisait le roi Christian lui-même ; vêtu d’un complet sombre, coiffé d’un chapeau rond, le cigare à la bouche, tenant debout entre ses genoux l’un de ses petits-fils, il passait souriant à travers les flots de son peuple qui l’acclamait, et donnant de la tête de petits bonjours amicaux pleins de bonhomie. Dans une victoria qui suivait, très simplement attelée, le prince Valdemar et le roi de Grèce, puis, dans un landau, les jeunes princesses. Enfin, dans un grand break, assise en face de ses deux filles, la princesse de Galles, l’impératrice de Russie et de sa belle-fille la reine de Grèce, passa la reine Louise, dont le grave et doux visage rayonnait de bonheur, et qui ne pouvait s’empêcher, tout en souriant d’essuyer ses yeux mouillés de larmes. À côté d’elle, en costume de voyage très simple, un homme, un géant, aux épaules larges, aux membres énormes, avec un visage barbu plein de douceur et de bonté, la plaisantait doucement sur son émotion, et jetant de bons regards à la foule, semblait dire : « Voyez votre bonne reine, comme elle est heureuse… » C’était le czar.

Alors, devant ce spectacle si simple, devant cette maman n’ayant, parmi la foule qui l’acclame, des yeux que pour ses trois filles, devant ce bon et doux colosse à la fois le pape et le roi du plus grand empire du monde, je me sentis pris de cette sorte d’émotion qu’on éprouve à trouver chez les grands le côté humain et sensible qu’ils sont trop souvent obligés de dissimuler, et, au milieu d’un silence, je lançai une exclamation enthousiaste de « Vive le Czar, Vive la Reine ! ». — Ces mots français, mêlés à tous les Ohch ! et aux vivat scandinaves, attira l’attention du czar, qui sourit, tourna la tête vers nous et nous adressa un salut de la main ; les trois princesses elles-mêmes se retournèrent, et j’aurais joui délicieusement de cet insigne honneur, si je n’avais reçu au même moment, sur l’épaule, un formidable coup de poing.

Je me retournai, mon ami en fit autant, et un même cri nous échappa à tous deux :

— Vasilicht !

C’était lui, en effet… il nous regardait avec des yeux étranges, et, nous tendant la main, il nous dit ce seul mot :

— Pardon.

Il faut bien avouer que si sa contenance était quelque peu embarrassée, la nôtre ne l’était pas moins et que nous aurions souhaité de tout notre cœur nous trouver à mille lieues de lui. D’ailleurs son attitude en ce moment n’était rien moins que menaçante, il n’avait point du tout l’aspect d’un homme qui médite un crime, et je sentis tout à coup comme un remords au souvenir de la démarche que nous venions de faire auprès du directeur de la police.

— Pardon, répéta-t-il, d’un air contrit. Oui, vous avez raison de refuser la main que je vous tends ; je suis un halluciné, un fou, un misérable.

— C’est donc vrai, Vasilicht, vous avez pu concevoir un tel projet, vous l’avouez… ?

— Hélas ! ce n’est pas un aveu, c’est une confession : il faut que vous me pardonniez, il le faut, entendez-vous ? Mais ne restons pas au milieu de cette foule, j’ai besoin de marcher, de vous parler, de respirer à l’aise… Oh ! quel soulagement, mes amis, quel poids de moins sur le cœur… !

Tout en nous éloignant du centre de la fête, nous écoutions ses doléances sans trop savoir à quelle circonstance nous les devions. Pour ma part, j’avais pris mon air le plus grave et j’arrêtais en mon esprit la résolution de repousser toute tentative de réconciliation. Je n’éprouvais nulle envie, du reste, d’entendre sa confession : il nous entraîna dans le parc de Rosenborg, dont les allées étaient absolument désertes, toute la population étant massée sur le port et dans les rues qui entourent le château, et tombant assis sur le premier banc qui se rencontra, il nous prit les mains presque de force en répétant :

— Pardon, pardonnez-moi.

— Vous pardonner, Vasilicht, et quoi ?

Lui, d’une voix sourde, reprit après un soupir :

— Je vous ai dénoncés ce matin à la police.

— Dénoncés ! nous, pourquoi, grand Dieu !

— Je m’étais figuré, — j’étais fou, vous dis-je, — que vous aviez conçu quelque sinistre projet contre la vie du czar.

Nous restâmes tous deux bouches béantes, persuadés que Vasilicht se moquait de nous.

— Oui, je vous étonne, n’est-ce pas ? Que serait-ce si je vous disais que depuis quinze jours cette idée me hante et me poursuit. Dès Lübeck j’eus des soupçons : deux étrangers prenant cette voie détournée pour gagner le Danemark, cela avait éveillé mon attention. Je vous aborde, vous me repoussez ; vous voilà partis à travers les rues guettant si vous n’êtes pas suivis ; cela m’intrigue : je vais à la brasserie, vous m’évitez de nouveau. J’ai voulu en avoir le cœur net et je vous ai adressé la parole ; — mais voilà que vous me répondez en me questionnant sur le czar, sur la façon dont il vous serait possible de l’approcher. Je me tais, vous insistez. Le lendemain, à bord de l’Ellida, vous me faites subir un nouvel interrogatoire. Je m’y soustrais en feignant de dormir, et alors j’ai vu, de mes yeux à demi-fermés vu, que, me croyant endormi, vous vous recommandiez réciproquement par signes la prudence et la discrétion… Quand le yacht royal est passé près de nous, vous m’avez jeté un regard de défi et de menace…

— Oh ! Vasilicht, c’est vous au contraire…

— Laissez-moi tout dire : à peine arrivés à Copenhague, vous disparaissez comme des gens qui ont de graves raisons de se cacher… À ce moment, je dois l’avouer, j’avais déjà de terribles soupçons, mais j’espérais encore pouvoir, avec un peu d’adresse, vous isoler et vous empêcher de rencontrer le czar. Voilà pourquoi je vous ai donné rendez-vous à Elseneur ; voilà pourquoi je vous ai enlevés si prestement au moment de l’arrivée des souverains, et je comptais vous garder à Hveen tant que le czar n’aurait point quitté le Danemark ; j’étais certain de cette façon que, si mes soupçons étaient fondés, je vous mettrais ainsi dans l’impossibilité d’agir ; d’ailleurs je dois dire que j’espérais si bien m’être trompé qu’hier soir encore, après votre coucher, j’expliquais à mes hôtes, que cela amusait fort, comment je vous avais pris d’abord pour des espions politiques, pour pis que cela encore, et que j’avais poussé la folie jusqu’à croire que vous nourrissiez le dessein de tuer le czar. Le père Federsen en rit beaucoup ; mais sa femme, au bout d’un instant, remarqua que le vent soufflait bien fort au premier étage de la maison. Nous montâmes ; j’écoutai à la porte de vos chambres ; je n’entendis rien, et pourtant il était évident que les fenêtres en étaient ouvertes. Je frappai ; point de réponse… j’entrai… plus personne. Et alors, si vous faites la part de l’idée préconçue, de la surprise, de l’étrangeté d’une telle fuite, vous comprendrez pourquoi je me suis jeté dans mon bateau, malgré la tempête, résolu à tout braver pour vous gagner de vitesse. Grâce à un courant furieux, j’étais deux heures après à Copenhague, et, dès l’aube, je me faisais conduire au directeur de la police.

— Eh bien ?

— Eh bien, j’ai trouvé un homme charmant mais sceptique.

— Que vous a-t-il répondu ?

— Que j’étais depuis huit jours la soixante-dix-septième personne ayant découvert un complot contre la vie du czar !

— Oh ! Vasilicht, la soixante-dix-septième !… et nous qui, une heure après vous…

Mais un coup de coude que me donna mon ami arrêta ma confidence prête à m’échapper. Je compris… qu’il était inutile de nous couvrir d’un ridicule qui n’aurait eu pour résultat que de rendre plus complète la confusion de Vasilicht.

— Oui ? reprit-il, se méprenant à ma réticence, qui m’eût dit qu’une heure après je vous entendrais acclamer le czar avec un enthousiasme trop sincère pour être joué… Je dois vous paraître bien stupide, n’est-ce pas ?

Je n’étonnerai personne en ajoutant que nous répondîmes, et pour cause, par un Mais non ! mais non ! plein d’indulgence.

— Et Tycho-Brahé, Vasilicht ? Quel rôle jouait-il dans tout cela ? Espériez-vous nous faire oublier notre sinistre projet en détournant notre imagination sur ce conte de fée ?

— Ah ! Tycho-Brahé, reprit Vasilicht, devenu subitement rêveur : c’est peut-être une autre folie encore ; mais du moins celle-là repose sur une réalité.

— C’est donc vrai, vous avez la foi ! vous espérez arracher leur secret aux ruines d’Uranienbourg ?

— C’est plus qu’un espoir, c’est à présent presqu’une certitude : oui, je puis bien vous faire maintenant cette confidence ; mes longs séjours à l’île de Hveen n’ont pas été sans résultat ; j’y ai découvert un trésor.

— Un trésor ?

— De quoi être heureux toute ma vie : je ne puis aujourd’hui vous dévoiler mon secret, mais un jour je vous ferai part de mon bonheur.


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