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IV.

Dans la salle où nous entrâmes se trouvaient, assis autour d’une table, un homme et une femme déjà âgés, qui se levèrent en nous apercevant. Une jeune fille allait et venait par la chambre, dressant le couvert. L’homme vint à nous, serra les mains de Vasilicht et nous adressa quelques mots danois : nous n’en pûmes naturellement comprendre le sens, mais il était facile de deviner, à la pantomime expressive dont il accompagnait ses paroles, qu’il nous souhaitait la bienvenue sous son toit. Notre hôte avait l’aspect d’un ancien marin ; sa figure hâlée et austère était entièrement rasée, sauf un petit balai de barbe grise qui formait cravate sous le menton. La femme, une forte ménagère, mi-paysanne, mi-bourgeoise, nous accueillit également avec affabilité. Quant à la jeune fille, elle était charmante dans sa robe de laine noire, avec son tablier de toile rouge et sa longue natte de cheveux blonds tombant sur ses épaules. Vasilicht fit les présentations en règle : il nous nomma maître Federsen ; Mme Federsen et Mlle Frida Federsen ; puis, tout aussitôt, sur un signe du père de famille, on s’assit autour de la table et Frida servit le souper.

La conversation, comme bien on pense, ne fut pas, durant le repas, des plus animées ; pourtant Vasilicht se multipliait pour servir d’interprète entre nos hôtes et nous. Au dire de maître Federsen, jamais aucun Français n’avait, de mémoire d’homme, visité l’île de Hveen, et il paraissait tout fier de recevoir à sa table des gens venus de si loin. Mme Federsen n’avait jamais vu de Parisiens, et sans doute se figurait-elle que ceux-ci étaient d’une race à part, tenant le milieu entre l’acrobate et l’épileptique, car elle ne cessait de manifester son étonnement de nous trouver si calmes et si peu bruyants. Frida, elle, nous posait, par l’intermédiaire de Vasilicht, quelques questions sur la vie de Paris, les splendeurs et les attractions de la grande ville ; évidemment, nous faisions à ces honnêtes insulaires l’effet de gens vivant dans une fournaise, au milieu de réjouissances continuelles, d’une existence fiévreuse et affolante. À part cette impression que l’on retrouve toujours à un degré quelconque dans les pays quelque peu éloignés, et qui est comme le retentissement de l’immense bruit de Paris, nos hôtes semblaient instruits et pleins de bon sens. Vasilicht était évidemment leur oracle ; ses goûts avaient déteint sur la famille Federsen, car j’apercevais, fixée à la muraille dans un cadre de bois noir, une vieille peinture représentant Tycho-Brahé. De la pénombre de la salle émergeait cette grave figure semblable à celle d’un pontife de l’Orient. On eût dit le portrait d’un prêtre de Chaldée, avec une nuance douce et religieuse dans la physionomie : le grand astrologue se dressait là dans les plis de sa longue tunique sombre de patricien ou de mage, avec son attitude mystérieuse, ses yeux bleus, ses cheveux presque roux ; et cette vision en un tel lieu avait quelque chose de mystérieux et de troublant comme une évocation.

Quand, la nuit venue, nous fûmes retirés dans nos chambres, deux vastes pièces, toutes lambrissées de sapin verni et situées au premier étage de la maison, je ne pus m’empêcher de rappeler à mon ami les soupçons que lui avait suggérés l’aventure, ainsi que la méfiance dont il avait fait preuve à l’égard de l’île Hveen : évidemment rien n’était plus familial que l’intérieur des Federsen, rien n’était plus patriarcal que l’existence menée par Vasilicht dans cette tranquille maison de paysan ; et tout en parlant je me laissais prendre moi-même au côté idyllique de cette vie champêtre, de cette retraite dans une île verdoyante, perdue au milieu des flots.

— Eh bien, disais-je, es-tu rassuré maintenant ? Comprends-tu que ce brave Vasilicht a assez pour s’occuper l’esprit et le cœur, de Tycho-Brahé et de Frida… car il est amoureux de Mlle Federsen, ceci n’est point douteux.

— Il est certain qu’un peu d’amour le complète admirablement : ces Scandinaves sont tous d’une incandescence inconnue aux indigènes des régions tempérées : lis Tolstoï. J’avoue au surplus que sa conduite depuis notre arrivée, son calme, son affabilité pendant le repas, sont de nature à me faire revenir sur mon impression première : en tous cas, à moins qu’il n’ait l’intention de comploter notre trépas, ce qui n’est pas probable, il est bien évident qu’il ne peut, dans cette île déserte rien machiner de bien compromettant, à moins que…

— À moins, dis-tu ?

— Rien, tu pourrais prétendre encore que je déraisonne ; bonsoir.

La journée du lendemain fut charmante : dès l’aurore, Vasilicht frappait à notre porte ; il se réjouissait de nous faire visiter en détail son île dont il nous fit les honneurs avec son enthousiasme accoutumé. Le ciel était d’une pureté admirable, la mer s’étalait de tous côtés calme et verte : les côtes de Danemark et celles de Suède fermaient l’horizon et paraissaient se rejoindre en une belle ligne bleuâtre continue ; l’île de Hveen semblait s’élever du sein d’un lac immense. L’Astre rouge était, vu par ce beau soleil, une riante maison de bois, élevée sur de vieux remparts de pierres et de briques, toutes moussues ; un bouquet de magnifiques chênes l’entourait, et tout autour s’étendaient de vertes prairies où paissaient des troupeaux : quelques maisons de pêcheurs dont on apercevait les toits au ras de la falaise, étaient massées à peu de distance : tout cela avait un aspect reposé et tranquille qui contrastait étrangement avec les souvenirs de Tycho-Brahé qu’évoquait pour nous Vasilicht. Il nous contait l’existence fabuleuse et les richesses de ce roi intellectuel de Hveen. Tycho-Brahé vécut là, pendant vingt années, en monarque. Le roi lui avait donné, outre l’île, mille écus de pension, un canonicat à Rœskilde de deux mille écus, et cinq cent mille krones destinés à la construction d’un observatoire. Il ne restait de ce monument que quelques soubassements sur lesquels le père Federsen avait élevé sa ferme. Nous descendîmes dans les souterrains, en partie comblés, de l’Astre rouge, nous parcourûmes l’ancien domaine de Tycho-Brahé, nous allâmes à Stiernberg, la montagne des étoiles et à Uranienbourg, le château du ciel : à travers la végétation qui depuis trois siècles a reconquis victorieusement le terrain où se dressaient jadis ces féeries, il est facile de reconnaître les anciennes dispositions du palais. D’énormes pierres noircies et rongées par les mousses, quelques voûtes sombres s’enfonçant sous terre, quelques pans de murs verdis d’herbes folles, voilà tout ce qui reste de ces colossales constructions jadis théâtre de ces brillantes fêtes. Vasilicht était, comme on pense, rempli de son sujet.

— Oui, disait-il, celui qui vécut ici dans la splendeur était vraiment l’homme de la postérité : il connut la gloire qui élève et la persécution qui couronne. Les vaisseaux débarquaient à son île tantôt un philosophe, tantôt un chimiste, tantôt un alchimiste, tantôt un grand capitaine : une fois c’était Ulric, duc de Mecklembourg ; une autre fois c’était Guillaume, landgrave de Hesse Cassel, une autre fois encore Sophie, reine du Danemark. En 1590, Jacques Ier, roi d’Écosse, fils de Marie Stuart, cingla de Copenhague à l’île de Hveen avec toute sa cour. Il habita pendant une semaine le palais d’Uranienbourg, fit de magnifiques présents à Tycho-Brahé et composa des vers en son honneur. C’était l’astronome qui était le souverain et le roi qui était le courtisan. Christian IV, le Louis XIV danois, vint aussi passer quelques jours à Stiernberg. Les bienveillances furent réciproques. Christian, qui était fort jeune, ôta de son cou la chaîne de ses ordres et la suspendit, comme un gage de son admiration, sur la poitrine de Tycho-Brahé. Hélas ! ce fut ce même Christian qui plus tard laissa dépouiller par ses ministres le grand astronome de ses pensions, de son canonicat, de son territoire. Il eut même l’impiété, après l’exil de Tycho-Brahé, d’accorder la propriété de l’île de Hveen à une femme qui fit raser les deux temples consacrés à la science. Sur le vaisseau qui l’emmenait vers l’Allemagne, Tycho-Brahé, jetant un dernier regard à son royaume chéri, laissa entendre ce lamentable adieu : « Danemark, ma chère patrie, en quoi t’ai-je offensé ? Mon seul crime est d’avoir agrandi ton nom ! »

Et, tout en parlant, Vasilicht arpentait à grands pas les ruines.

— Oh ! disait-il, que de fois n’ai-je point rêvé de leur arracher leurs secrets à ces vieilles pierres verdies par le temps : que ne puis-je descendre dans les caveaux qu’elles recouvrent, et où personne, depuis des siècles, n’a pénétré ! peut-être dort là, depuis trois cents ans, le secret du grand mystère que Tycho-Brahé avait éclairci. Qui me dit qu’en sondant ces entassements de débris, je ne trouverais pas une trace, un fragment, un document quelconque qui me mettrait sur la voie de sa découverte aujourd’hui perdue ? Peut-être que sous nos pieds, dans quelque souterrain à jamais muré, est enfouie la formule de la transmutation, le moyen de convertir en or les métaux, d’inonder la terre de richesses, de combler les abîmes de l’inégalité sociale. Qui sait si cette île inconnue et presque inhabitée ne contient point, caché sous ces ruines, le bonheur de l’humanité future ?

Vasilicht, en disant ces mots, était transfiguré par l’enthousiasme. Ses cheveux blonds s’agitaient au souffle du vent de mer, ses yeux clairs semblaient vouloir sonder la terre et y découvrir les trésors enfouis de Tycho-Brahé ; son exaltation était si communicative que nous nous surprenions nous-mêmes à considérer l’île où nous nous trouvions comme un de ces lieux fatidiques, jadis séjour d’être supérieurs et fabuleux, et que nous nous figurions être sur un rocher semblable à celui où Monte-Cristo découvrit les grottes remplies d’or dont son compagnon de captivité lui avait révélé l’existence.

Ce fut Vasilicht qui nous tira de notre rêverie :

— Rentrons, dit-il, il est déjà tard et l’orage monte.

En effet un grand nuage noir s’élevait rapidement et se répandait dans tout le ciel. Les rocs escarpés, les arbres verts, les toits de l’Astre rouge, éclairés par le soleil couchant, se détachaient en lumière sur ce fond d’un violet sinistre ; déjà les nuées chargées d’électricité se déchiraient d’éclairs roses, et de sourds grondements de tonnerre roulaient d’un bout à l’autre de l’horizon. De larges gouttes de pluie tombaient au moment où nous franchissions le seuil de l’Astre rouge, et presque aussitôt la tempête éclata.

Le vent qui faisait rage, l’eau qui tombait à torrent, n’empêchèrent pas le repas d’être des plus gais. Vasilicht parlait pour tout le monde et se dépensait si bien qu’il parvenait à nous faire oublier à tous que nous ne pouvions nous comprendre. Il fit tant que la conversation devint presque générale : on parla encore de la France, de Paris, on parla de Tycho-Brahé, de ses découvertes, de ses richesses, on parla du Danemark, des fêtes qui avaient lieu à Copenhague ; même je me rappelai plus tard un incident significatif : le vieux Federsen racontait les préparatifs d’une grande revue qui devait avoir lieu le lendemain à Copenhague et à laquelle le czar devait assister.

— Ah ! ah ! demain, dit Vasilicht, et il ajouta en nous regardant d’un air malicieux : je suis sûr, au moins, que demain vous ne le verrez pas : c’est encore une occasion échappée.

Cette réflexion ne me frappa point alors ; d’ailleurs, toute méfiance avait disparu, et, à part moi, je trouvais stupides mes soupçons passés.

On se sépara d’assez bonne heure. Quand nous montâmes à notre chambre, l’orage n’était point passé : la pluie fouettait les petites vitres de nos fenêtres sans contrevents ; la tempête secouait la maison entièrement couverte en bois ; par moments des accalmies se produisaient et l’on entendait alors les coups sourds et la longue plainte des flots déchaînés qui se brisaient contre les rochers.

Je m’étais étendu sur mon lit, tout entier à ce sentiment de bien-être qu’on éprouve à se trouver à l’abri pendant que la tempête gronde au dehors, quand j’entendis tout à coup ma porte s’ouvrir et je perçus un pst ! pst ! discret dans lequel je reconnus la manière de mon ami.

— Qu’y a-t-il encore ; tu n’es donc pas couché ?

Lui reprit à voix très basse :

— Lève-toi sans bruit, et viens de suite.

Je m’habillai le plus silencieusement possible, non sans grommeler ; un instant après j’étais dans sa chambre, toute voisine de celle que j’occupais.

— Eh bien ?

— Chut, fit-il, parlons bas. Vasilicht est resté avec les Federsen au rez-de-chaussée, et tout à l’heure, pendant une accalmie, j’ai entendu…

— Quoi ?

— Oh ! des choses !… Si tu veux en juger, fais silence et écoute. Applique ton oreille contre la cloison.

Je suivis son conseil. De cette façon, en effet, on entendait distinctement, dans cette maison de bois, sonore comme un violon, un bruit de voix monter de la salle à manger : la conversation avait lieu en danois.

— Eh bien, fit mon ami.

— Eh bien, j’entends, mais je ne comprends pas.

— Écoute encore.

— Je prêtai de nouveau l’oreille ; la conversation qui avait lieu au rez-de-chaussée du chalet me parvenait aussi nettement que si elle avait eu lieu dans la chambre même où nous nous trouvions. Sans nul doute, depuis une douzaine de jours que nous avions abordé en Danemark, je n’avais point été à même d’étudier l’idiome scandinave, j’en ignorais jusqu’aux rudiments ; cependant, ainsi qu’il arrive lorsqu’on se trouve en pays étranger, les enseignes des magasins, les inscriptions des monuments, les affiches, les menus imprimés des restaurants, les explications des guides et des cicérones m’avaient appris quelques mots d’usage courant, dont je connaissais la signification. Aussi me fut-il facile de comprendre, en entendant plusieurs fois revenir ces mots : de to Franskmœnd (les deux Français) que nous faisions le sujet de la conversation entre Vasilicht et la famille Federsen.

De to Franskmœnd, c’est de nous qu’il s’agit, tu vois.

Et tous les deux, l’oreille à la cloison, immobiles, les yeux fixes dans le vide, nous cherchions à démêler au milieu de l’incompréhensible entretien de nos hôtes, quelques mots auxquels nous puissions rattacher un sens. Je saisis mon nom, et tout aussitôt le verbe udspionnere (espionner).

Puis, après quelques autres répliques pour nous inintelligibles, Vasilicht, baissant la voix, commença une sorte de récit où passait souvent le imorgen (demain), et où je distinguais cette phrase : drœbe Tsaren (tuer le Czar), et ces mots revenaient plusieurs fois, drœbe Tsaren.

Je m’éloignai de la cloison.

— Qu’en dis-tu ? fit mon ami.

J’étais atterré, et un geste vague fut ma seule réponse.

— Est-ce clair, reprit-il, parlant à voix basse. Ce Vasilicht qui était, grâce à ton insouciance, sur le point de devenir notre ami, est donc bien un assassin politique : il est venu en Danemark pour tenter de tuer le czar ; seulement les deux Français le gênaient, les deux Français l’espionnaient, tu l’as entendu.

Je baissai la tête d’un air accablé.

— Et comme il est facile maintenant de reconstituer l’aventure ; il était attendu ici, à Hveen, endroit merveilleusement choisi comme centre d’une conspiration ; qui aurait des soupçons sur cette île perdue, oubliée au milieu du Sund ? Le point de ralliement était l’Astre rouge… rien que ce nom, l’Astre rouge, est-ce que cela ne te dit rien ? N’est-ce pas désigner par là l’étoile mystique et sanglante qui doit se lever à l’horizon du monde nouveau que rêvent ces misérables illuminés… Donc c’est ici que Vasilicht doit se rendre ; mais il s’agit de déjouer la surveillance, de dépister la police : alors il prend le prétexte d’étudier sur Tycho-Brahé. — Ah ! cet astronome alchimiste, quelle bonne plaisanterie. — Il gagne Lübeck, essaie de se lier à nous, simples touristes, qu’on ne soupçonnera point ; il s’embarque sous le couvert de notre innocente personnalité, nous laisse en route, vient ici, seul, faire ses derniers préparatifs ; mais, au moment d’exécuter son crime, il se souvient de nous dont il sait avoir éveillé les soupçons ; il nous attire dans son île, nous y retient prisonniers ; et tandis que nous en admirons placidement les beautés naturelles, il gagne la côte danoise, remplit son horrible mission, et revient tranquillement nous continuer ses dissertations sur l’alchimie et les chercheurs d’or. C’est aussi simple que bien combiné, et nous avons donné dans le panneau avec une naïveté !…

— Que faire ?

— Dame ! il est trop tard maintenant pour agir : nous sommes en son pouvoir ; il nous tient. Et c’est demain, demain qu’il va mettre à exécution son terrible projet ! Tu n’as pas oublié, n’est-ce pas, la façon dont il nous raillait tout à l’heure de ne pouvoir assister à la revue impériale qui doit avoir lieu à Copenhague ; il y sera, lui, sois-en sûr ; et qu’y fera-t-il ? Dieu le sait.

— Mais enfin nous ne pouvons pas laisser ce malheureux commettre un tel crime ; nous n’avons pas le droit…

— Il est bien temps !

— Mais nous devenons ses complices, si, possédant son secret, nous ne mettons pas tout en œuvre pour faire échouer son projet.

— Il fallait songer à tout cela plus tôt.

— Ne récrimine pas, agissons.

— Je te retournerai ta réponse : que faire ?

— Écoute, il n’y a plus aucun ménagement à garder, n’est-ce pas ? Si nous étions en ce moment à Copenhague, nous n’hésiterions pas à courir à la police et à dénoncer ce misérable.

— Ah certes !

— Eh bien, voilà ce qu’il faut tenter : gagnons la côte danoise.

— Par cette tempête ? Dans quel bateau ?

— Je n’en sais rien ; mais il faut essayer. D’ailleurs, après ce que le hasard vient de nous apprendre, nous ne pouvons rester une minute de plus dans cette maison.

— Et tu crois qu’il va nous laisser en sortir après avoir eu tant de peine à nous y amener. Tu connais bien mal ton Vasilicht : s’il se doutait de ton projet, il nous tuerait comme des chiens, sûr de toute impunité ; qui viendrait nous chercher ici ?

— N’hésitons pas ; il n’y a qu’un parti à prendre : partons, partons tout de suite.

— Comment ?

— Ouvre la fenêtre, sans bruit ; fais attention… là ; et maintenant, en route.

J’enjambai l’appui de la croisée : un arbre énorme étendait ses rameaux noueux jusqu’aux murs de la maison. Je profitai d’un moment où le vent poussa vers moi une solide branche que je saisis. Elle plia sous mon poids, et je me trouvai en un instant à moins d’un mètre du sol : je n’eus qu’à lâcher prise pour me trouver à terre ; mon ami suivit le même chemin. L’orage durait toujours, et nous étions bien certains que les habitants de l’Astre rouge n’avaient rien entendu, au milieu des mille bruits de la tempête, qui pût leur signaler notre fuite ; nous nous enfonçâmes aussitôt dans l’ombre épaisse, cherchant à gagner le hameau que nous savions être tout proche. La pluie et le vent faisaient rage, courbant les arbres, rasant la falaise ; l’obscurité était profonde. Tout d’abord nous n’avions d’autre but que de nous éloigner rapidement de la maison Federsen, et, dans notre hâte, nous nous égarâmes. Nous ne parvenions pas à trouver le sentier escarpé que nous avions gravi à notre arrivée, et qui, du haut du rocher, descend à la mer. Nous errâmes ainsi près d’une heure, aveuglés par l’eau que le vent nous fouettait en plein visage ; enfin nous arrivâmes à la plage, mais elle était déserte.

Nous marchions au hasard sur cette grève que l’embrun recouvrait d’un brouillard glacé, et tout à coup nous nous trouvâmes arrêtés devant une masse noire qui nous parut d’abord être une grosse roche ; mais mon ami s’en étant approché, reconnut que nous étions en présence d’une barque échouée sur le sable.

— Il y a là un homme endormi, fit-il.

En effet, en nous penchant sur le bordage, nous distinguions à la douteuse clarté qui baigne toujours les nuits les plus obscures, le corps d’un homme étendu sous une sorte de tente faite avec des voiles qui le mettaient à l’abri de la pluie et du vent. Je le secouai assez rudement : il poussa un grognement qui ressemblait fort à un juron, se dressa sur son séant, et son premier mouvement fut de saisir un falot tout allumé, dissimulé sous les larges planches qui formaient banquette à l’avant de la barque. Il en dirigea vers nous la lumière, et je ne crois pas qu’il soit possible de voir un visage plus étonné que ne fut le sien en apercevant deux messieurs, évidemment tombés du ciel, trempés de pluie, et, il faut le dire, assez embarrassés de leur contenance… Il en demeura muet, les yeux fixes et la bouche ouverte de saisissement.

Je lui montrai du doigt la mer.

— Copenhague, répétai-je, en frappant de la main sur le bateau : et, pour rendre plus expressif cette laconique invitation, mon ami avait tiré un krone d’or de son porte-monnaie et fit le geste de le lui mettre dans la main.

L’homme comprit ; il eut évidemment la sensation qu’il avait affaire à des fous échappés de quelque hospice : il montra la mer démontée, le ciel où roulaient de gros nuages et résuma sa pensée par un geste négatif, accompagné d’un haussement d’épaules.

— Copenhague, repris-je en insistant, Copenhague !…

Un second krone était venu dans la main de mon ami s’ajouter au premier ; l’homme dirigea vers ces deux pièces d’or la lueur de son falot, puis, relevant la tête :

— Pour moi ? fit-il en danois.

— Oui, oui, répondis-je… Copenhague.

Alors le pêcheur sauta hors de sa barque, s’avança au bord de l’eau, regarda le ciel, scruta les profondeurs ténébreuses de l’horizon et parut hésiter. Il revint vers nous en sifflotant, il tourna autour de sa barque, puis soudain, s’approchant de mon ami, il prit de sa grosse main calleuse les deux krones d’or, les serra précieusement dans une bourse de cuir qu’il tira de sa poche, et, tout en grommelant des mots inintelligibles, il fit signe qu’il consentait.

D’abord il dressa à l’avant du bateau un mâtereau court et solide auquel il adapta quelques cordages ; il travaillait lentement, se retournant brusquement chaque fois qu’une nouvelle vague déferlait sur la plage, et ne se privant pas de hausser les épaules : enfin il se glissa sous l’arrière de la barque, s’arc-bouta de façon à soulever par ses robustes épaules l’embarcation, et tout à coup, donnant un effort, il la poussa vers la mer. En un instant la barque fut à l’eau.

Le pêcheur vint à nous, nous prit sur son dos, l’un après l’autre, et marchant dans l’eau nous porta au bateau ; il s’y hissa lui-même, attacha le falot au mât, puis, saisissant ses avirons, il se mit à ramer vigoureusement.

Ce fut un moment terrible. La barque, roulée par les flots, semblait vouloir monter à l’assaut d’un rempart d’écume qui la rejetait sans cesse en arrière : vingt fois elle essaya de franchir cette montagne d’eau et vingt fois elle fut repoussée : les planches de l’embarcation craquaient sous la rude étreinte des vagues, sa quille touchait par moments le sable, et l’on entendait un raclement sinistre. Enfin une lame nous saisit et d’un bond nous jeta au large : la barre était franchie et la pleine mer, quoique démontée, n’était pas impraticable. Notre pilote, par précaution, ne hissa point sa voile ; il naviguait à l’aviron, offrant toujours l’avant à la vague ; nous nous étions étendus au fond de la barque, à peu près à l’abri de la bourrasque, et nous nous tenions là, tant bien que mal, roulés, cahotés, secoués de cent façons, quand, tout à coup, au bout d’une heure à peu près d’une traversée mouvementée, l’homme lâcha ses avirons, et, se dressant à son banc, poussa un cri de surprise, en étendant le bras dans la direction de l’île de Hveen. Nous nous levâmes aussitôt : loin, derrière nous, on distinguait dans la nuit un point lumineux qui dansait sur les vagues ; il disparaissait par instant, mais bientôt il surgissait de nouveau de l’ombre et suivait évidemment la même route que nous.

— En anden boad, fit notre pilote.

— Un autre bateau, me dit mon ami à voix basse ; nous sommes poursuivis.

— Comment ?

— Eh ! sans doute : Vasilicht s’est aperçu de notre fuite ; il s’est mis à notre recherche ; il a deviné notre projet, et il cherche à nous atteindre.

— Force de rames, alors, force de rames ! il faut lui échapper à tout prix : il faut être avant lui à Copenhague…

Notre pilote comprit sinon le sens, du moins l’intention de mes paroles ; il se précipita vers le mât, tira les cordages, largua la voile et s’installa à la barre ; le bateau s’inclina sur le flanc, mais, poussé par un vent de tempête, il reprit sa route en ligne droite, fendant les vagues. Au loin le feu de la barque de Vasilicht semblait lui aussi gagner de vitesse : tantôt il se rapprochait au point que nous pouvions le croire tout près de nous ; tantôt il disparaissait au contraire pendant quelques minutes et ne paraissait que comme un point lumineux, très vague. À un moment il nous sembla entendre des cris, puis tout disparut.

Notre barque, toute frémissante sous la pression de sa voile, cinglait vers Copenhague.


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