L’Astrée/troisième partie/L’Autheur à la rivière de Lignon

François Pomeray (Troisième partiep. ).


L’AUTHEUR
A LA RIVIERE DE LIGNON


Belle et agreable riviere de Lignon, sur les bords de laquelle j’ay passé si heureusement mon enfance, et la plus tendre partie de ma premiere jeunesse, quelque payement que ma plume ayt pû te faire, j’avoue que je te suis encore grandement redevable, pour tant de contentemens que j’ai receus le long de ton rivage, à l’ombre de tes arbres fueillus, et à la fraischeur de tes belles eaux, quand l’innocence de mon aage me laissoit jouyr de moy-mesme, et me permettoit de gouster en repos les bon-heurs et les felicitez que le Ciel d’une main liberale respandoit sur ce bien-heureux païs, que tu arrozes de tes claires et vives ondes. Mais il faut que tu croyes pour ma satisfaction, que s’il me restoit encore quelque chose avec laquelle je peusse mieux tesmoigner le ressentiment que j’ai des faveurs que tu m’as faites, je serois aussi prompt à te la presenter, que de bon coeur j’en ay receu les obligations et les contentemens. Et pour preuve de ce que je te dis, ne pouvant te payer d’une monnoye de plus haut prix, que de la mesme que tu m’as donnée, je te voue et te consacre, ô mon cher Lignon, toutes les douces pensées, tous les amoureux souspirs et tous les desirs plus ardens, qui durant une saison si heureuse ont nourry mon ame de si doux entretiens, qu’à jamais le souvenir en vivra dans mon cœur.

Que si tu as aussi bien la memoire des agreables occupations [5/6] que tu m’a données, comme tes bords ont esté bien souvent les fideles secretaires de mes imaginations et des douceurs d’une vie si desirable, je m’asseure que tu recognoistras aisément qu’à ce coup je ne te donne, n’y t’offre rien de nouveau, et qui ne te soit desja acquis, depuis la naissance de la passion que tu a veue commencer, augmenter, et parvenir à la perfection le long de ton agreable rivage et que ces feux, ces passions, et ces transports, ces desirs, ces souspirs et ces impatiences sont les mesmes, que la beauté qui te rendoit tant estimé par dessus toutes les rivieres de l’Europe, fit naistre en moy durant le temps que je frequentois tes bords, et que, libre de toute autre passion, toutes mes pensées commençoient et finissoient en elle, et tous des desseins, et tous mes desirs se limitoient à sa volonté.

Et si la memoire de ces choses passées t’est autant agreable que mon ame ne se peut rien imaginer qui luy apporte plus de contentement, je m’asseure qu’elles te seront cheres, et que tu les conserveras curieusement dans tes demeures sacrées, pour les enseigner à tes gentilles Nayades, qui peut-estre prendront plaisir de les raconter quelquesfois, la moitié du corp hors de tes fraisches ondes, aux belles Dryades, et Napéei, qui le soir se plaisent à dancer au clair de la lune parmy les prez qui emaillent ton rivage d’un perpetuel printemps de fleurs. Et quand Diane mesme avec le chaste chœur de tes nymphes viendroit apres une penible chasse, despouiller ses sueurs dans ton sein, ne fay point de difficulté de les raconter devant elles ; et sois asseuré, ô mon cher Lignon, qu’elles n’y trouveront une seule pensée qui puisse offencer leurs chastes et pudiques oreilles. Le feu qui alluma cette affection fut si clair et beau, qu’il n’eut point de fumée, et l’embrazement si pur et net, qu’il ne laissa jamais noirceur apres la bruslure en pas une de mes actions, ny de mes desirs.

Que s’il se trouve sur tes bords quelque ame severe, qui me reprenne d’employer le temps à ces jeunes pensées, maintenant que tant d’hyvers ont depuis neigé dessus ma teste, et que de plus solides viandes devroient desormais repaistre mon esprit, je te supplie, ô mon cher Lignon, respons luy pour ma deffence : Que les affaires d’Estat ne s’entendent que difficilement, sinon par ceux qui les manient ; Celles du public sont incertaines, et celles des particuliers bien cachées, et qu’en toutes la verité est odieuse. Que la philosophie est espineuse, la theologie chatouilleuse, et les sciences traittées par tant de doctes personnages, que ceux qui [6/7] en nostre siecle en veulent escrire courent une grande fortune, ou de desplaire ou de travailler inutilement, et peut-estre de se perdre eux-mesmes, aussi bien que le temps et le soin qu’ingratement ils y employent.

Mais qu’outre cela, il faut qu’elle sçache que les nœuds dont je fus lié dés le commencement sont Gordiens, et que la mort seule en peut estre l’Alexandre. Que le feu qui me brusla est semblable à celuy qui ne se pouvoit estaindre que par la terre et que celle de mon tombeau seule en peut estouffer la flamme ; de sorte que l’on ne doit trouver estrange si, la cause ne cessant point, l’effet ne continue encore. Que ny les hyvers passez, ny tous ceux qu’il plaira à mon destin de redoubler à l’avenir sur mes années, n’auront jamais assez de glaçons, ny de froideurs, pour geler en mon ame les ardentes pensées d’une vie si heureuse. Ny je ne croiray point pouvoir jamais trouver une plus forte nourriture que celle que je recois de son agreable ressouvenir, puis que toutes les autres qui depuis m’ont esté diverses fois presentées, m’ont toujours laissé avec un si grand degoustement, et avec un estomach si mal disposé que je tiens pour une maxime tres-certaine, la peine, l’inquietude, et la perte du temps estre des accidens inseparables de l’ambition. Et au contraire, Aymer que nos vieux et tres-sages peres disoient Amer, qu’est-ce autre chose qu’abreger le mot d’animer, c’est à dire, faire la propre action de l’ame. Aussi les plus sçavans ont dit, il y a long-temps, qu’elle vit plustost dans le corps qu’elle ayme, que dans celuy qu’elle anime. Si Aymer est donc la vraye et naturelle action de nostre ame, qui est le severe censeur qui me pourra reprendre de repasser par la memoire les cheres et douces pensées des plus agreables actions que jamais ceste ame ayt produit en moy ? Que personne ne trouve donc mauvais si je m’en ressouviens aussi long-temps que je vivray; et de peur que mesme par ma mort elles ne cessent de vivre, je te les remets, ô mon cher et bien-aymé Lignon, afin que les conservant, et les publiant, tu leur donnes une seconde vie, qui puisse continuer autant que la source eternelle qui te produit, et que par ainsi elles demeurent à la posterité aussi longuement que dans la France l’on parlera François.