L’Astrée/troisième partie/Ode à la rivière de Lignon

François Pomeray (Troisième partiep. ).


ODE
A LA RIVIERE
DE LIGNON


Par le Sieur de Baro.


Lignon qui par un doux murmure
Charmes les soucis plus cuisans,
Pour te garantir de l’injure
Et de la puissance des ans,
Urfé faict voir à tout le monde
Tant de merveilles de ton onde,
Et tant de beautez, que je croy
Que par sa plume glorieuse,
Il rendra la mer envieuse
Et ses eaux jalouses de toy.


Aussi les bords que ton rivage
Emaille de belles couleurs,
Par un miracle de nostre aage,
Ont moins de roseaux que de fleurs,
Et les beaux yeux de tes bergeres
Plus divines que boccageres,
Bruslent nos coeurs ; mais tellement
Que tu peux benir la fortune,
Si l’eau que tu dois a Neptune
S’oppose à cet embrasement.

Encor’ seroit-il impossible
A cet Element d’empescher,
Que ton cœur ne receust sensible
Les traicts qu’elles sçavent lascher.
Mais considerant leur visage,

[8/9] La crainte de vivre en servage
Donne des aisles à tes pas,
Et faict que tu fuys leur presence,
Pour rencontrer plus d’asseurance
Dans la mer que dans leurs appas.


Combien de fois la jalousie
M’a faict souhaitter de pouvoir
Gouster les douceurs de la vie,
Dont tu jouys sans le sçavoir !
Poussé de ce desir extreme,
J’ay dict mille fois en moy-mesme :
O Dieu ! dont j’adore le nom,
Fais à mon amour ceste grace,
Que Lignon occupe ma place,
Ou bien moy, celle de Lignon.

Jamais la clairté de mon onde
Ne s’esloigneroit de ces lieux, ’
Pour chercher ailleurs vagabonde
Des objects qui luy plussent mieux ;
Car ravy de les voir si belles,
Je serois paisible pres d’elles,
Autant que dureroit le jour,
Et puis soubs une nuict contraire
Nous porterions à nostre mere
Pactole l’or, et moy l’amour.


Les vents de leurs fortes haleines
N’estonneroient plus les zephirs,
Mais seroient pour plaindre mes peines,
Changez en amoureux souspirs.
Que si quelquefois ma frisure,
Bien que sans point faire d’injure,
S’eslevoit par des tourbillons,
C’est que foible pour tant de flamme,
Le feu qui brusleroit mon ame
Seroit cause de ces bouillons.

Mais qu’est-ce que me represente
La vaine ombre de ces plaisirs ?
Il en faut esloigner l’attente,
Comme en estouffer les desirs ;
Car je sçay (s’il est necessaire
Qu’un souhait bien que temeraire
Desormais me serve d’object),
Qu’il faut que mon ame ravie,
Juge digne de son envie
Plustost l’autheur que le subject.


Ainsi, Lignon, si dans toy-mesme
Tu retiens quelque sentiment,
Admire la faveur extréme
Qu’Urfë te faict en t’estimant.
Et afin que l’ingratitude
Ne soit le prix de son estude,
Prise le beau feu qui l’éprit,
Et confesse dans tes limites
Que tu tiens ce que tu merites
De sa plume et de son esprit.