L’Arme invisible/Chapitre 16

L’Arme invisible ou le Secret des Habits noirs (1re  partie) (1869)
E. Dentu (p. 243-266).


XVI

Le manuscrit de Remy d’Arx.


Lecoq prit le cahier et lut :

« Rapport à Son Excellence M. le garde des sceaux.

« Monsieur le ministre,

« Votre Excellence voudra bien m’excuser si je prends la liberté de lui soumettre une œuvre encore inachevée : il y a urgence, le procès pendant devant la cour d’assises de la Seine et que la voix publique désigne déjà sous le titre : Les Habits-Noirs, me paraît de nature à égarer l’opinion et, ce qui est beaucoup plus grave, la justice elle-même.

« J’ai abandonné l’instruction de cette cause qui m’était confiée et qui n’est qu’une ombre, pour m’attacher à la réalité.

« Les faits que je vais avoir l’honneur de porter à la connaissance du ministre, chef de la magistrature de mon pays, sont considérables et j’ose réclamer toute son attention. Il s’agit des Habits-Noirs, non point de ceux qui sont actuellement sous la main de la loi, mais des vrais Habits-Noirs, c’est-à-dire, selon moi, de la plus dangereuse association de malfaiteurs qui ait existé jamais.

« Votre Excellence ne vit pas dans le cercle où cette appellation est déjà populaire, et l’administration, qui serait à même de soulever le voile, semble portée à penser qu’il s’agit d’une légende de faubourg, d’une histoire à faire peur, comme il s’en fabrique dans les bas-fonds de la vie parisienne. M. le préfet de police, à qui je me suis adressé tout d’abord, n’a certes pas transgressé à mon égard les règles de la courtoisie, mais son aide m’a manqué complètement, et j’ai cru deviner qu’il me prenait pour un rêveur.

« La raison de cette erreur est simple, et je la constate tout de suite, afin que Votre Excellence ne puisse tomber dans le même piège : les Habits-Noirs n’existent pas pour la justice ; ils n’ont jamais comparu devant elle ; la base même de leur organisation les met à l’abri du glaive de la loi.

« Voilà précisément ce qui paraît invraisemblable et ce que j’expliquerai avec clarté dans le cours du présent travail.

« Une seule fois, à ma connaissance, et j’ai la prétention de connaître à peu près tout en cette matière qui a occupé mes jours et mes nuits depuis que j’ai l’âge d’homme, une seule fois, le mystère de l’association courut un risque sérieux parce que trois de ses membres comparurent devant un tribunal ; je fais allusion à l’affaire Quattrocavalli et consorts, qui coûta la vie à mon père.

« Je place ici un court exposé historique :

« Le 30 août 1816, M. Mathieu d’Arx fut nommé procureur général près la cour royale d’Ajaccio ; au mois d’octobre de la même année, il porta la parole dans un procès important où certains personnages haut placés dans l’arrondissement de Sartène se trouvaient impliqués.

« Le maire d’un chef-lieu de canton était accusé de complicité dans un assassinat commis par les frères Quattrocavalli, notoirement connus pour faire partie de la bande des Veste-Nere… »

Ici Lecoq s’interrompit et demanda :

— Que signifient ces marques au crayon rouge ?

— Cela veut dire : « Passe, » mon fils, répondit le colonel ; c’est la partie scientifique du travail. Nous savons tous notre histoire ancienne, et j’ai marqué les paragraphes que tu dois sauter ; sans cela nous resterions en séance jusqu’à demain.

Le rapport de Remy d’Arx donnait, en effet, des détails circonstanciés sur les camorre de l’Italie du sud et sur l’origine des premiers Habits-Noirs. Ces détails se trouvent consignés dans l’avant-propos de notre récit.

Lecoq tourna deux ou trois pages et continua :

« … Il y eut acquittement devant les premiers juges. Sur l’appel du ministère public, la cause vint devant la cour d’Ajaccio, où les frères Quattrocavalli furent acquittés pour la seconde fois, malgré un ensemble de preuves que Votre Excellence trouverait sans doute accablantes. Je tiens les pièces à sa disposition.

« Dans toute cette affaire, M. Mathieu d’Arx s’était trouvé aux prises avec des difficultés d’une nature inexplicable.

« Deux jeunes gens de la ville de Sartène, évidemment innocents à ses yeux, avaient été jetés dans la cause pour donner le change à l’instruction, et les preuves fabriquées contre eux témoignaient d’une prodigieuse habileté.

« Le jury donnait à pleine course dans cette fausse voie et l’opinion de la ville était sourdement travaillée dans le même sens. On sentait là l’effort d’une influence occulte, puis puissante, qui ne put manquer de faire sur l’esprit de M. d’Arx une vive et durable impression.

« On ne peut dire qu’il devina dès l’abord la vérité dans ses détails étranges et invraisemblables, mais il avait senti l’effet, il chercha la cause, et j’ai retrouvé dans ses papiers des notes incomplètes qui semblaient être les éléments d’un rapport analogue à celui que j’ai l’honneur de présenter aujourd’hui.

« Les notes dont je parle et que je possède encore sont rares et tronquées ; je n’ai pu en effet que glaner après la moisson faite ; car, lors de la catastrophe qui termina sa vie, le secrétaire de mon père fut violé et ses papiers, en grande partie, furent détruits.

« Quant au rapport lui-même, je doute qu’il soit parvenu jamais au garde des sceaux de cette époque ; du moins n’en reste-t-il aucune trace aux archives.

« Du mois de décembre 1816 au mois d’avril 1820, trois tentatives d’assassinat eurent lieu sur la personne de mon père, et le 22 juin de la même année, le plancher de son cabinet s’effondra pendant qu’il était assis à son bureau.

« Il demanda et obtint son changement, non point pour fuir sa destinée ; car tous ceux de ma famille savent que mon père était résigné à la mort violente qui bientôt devait le frapper, mais au contraire pour suivre la guerre engagée énergiquement, obstinément.

« Il pensait qu’une fois hors du pays de Corse, ses mouvements deviendraient plus libres et qu’il ne trouverait plus les mêmes obstacles élevés entre lui et l’autorité centrale.

« Dans le voyage qu’il fit de Marseille à Toulouse, où il devait diriger le parquet, un coup de feu, tiré derrière une haie, brisa en plein jour la portière de sa chaise de poste.

« J’étais là, bien jeune encore, ainsi que ma mère et ma sœur au berceau.

« Je fus mis au collège royal de Toulouse. Aux vacances de 1822, je trouvai mon père vieilli de vingt ans. Ma mère me dit, en pleurant, qu’à la suite d’un repas officiel à la préfecture, mon père avait failli mourir et que, depuis lors, sa santé était perdue… »

La lecture du rapport fut interrompue ici par un petit rire sec qui venait du fauteuil de la présidence.

Le colonel tournait ses pouces ; il dit avec gaîté :

— Je m’en souviens de ce dîner, j’y étais.

Et il ajouta :

— Ah ! ah ! ce vieux Mathieu d’Arx avait la vie bien dure !

Lecoq poursuivit :

« … Le 14 juillet 1823, à neuf heures du matin, on vint me chercher au collège. Le domestique qui m’emmenait n’osa pas me dire quel affreux malheur était arrivé à la maison. Je trouvai ma mère assise dans la salle à manger ; elle me regarda, mais elle ne me reconnut pas : elle était folle. Mon père avait été étouffé dans son lit, auprès duquel couchait ma petite sœur, qui avait alors trois ans et demi.

« Les assassins n’avaient pas vu d’abord l’enfant, qui s’était réveillée peut-être pendant la perpétration du crime et qui avait crié.

« Ils l’avaient enlevée — ou tuée.

« Je fus le premier à entrer dans le cabinet de mon père.

« Le bureau, le secrétaire, les casiers, tout était ravagé ; on avait aussi volé de l’argent, quoique l’épargne bien modeste de l’austère magistrat ne pût être le but d’un semblable crime. Ma fortune actuelle m’est venue longtemps après et par la famille de ma mère.

« J’ai raconté en deux mots, monsieur le ministre, ce dernier épisode d’une lugubre histoire, parce que le fait vous est connu ; il émut douloureusement la magistrature entière, et bien des gens prétendent que ce grand malheur est pour beaucoup dans la bienveillance que me témoigne le pouvoir.

« Un pauvre homme, un ancien serviteur de notre famille, fut accusé, jugé, condamné et porta sa tête sur l’échafaud. J’affirme sur l’honneur que ce pauvre homme était innocent… »

— Ah çà ! s’écria rudement Corona, est-ce pour entendre cette histoire, vieille comme le déluge, qu’on nous a fait venir ici ?

— Le fait est, ajouta la comtesse de Clare, que cela ne nous regarde en rien.

Les autres semblaient partager cet avis. La lecture de ce rapport annoncé comme si terrible laissait l’auditoire indifférent et presque somnolent.

Le colonel promena à la ronde son regard félin où brillait une petite pointe de causticité.

— Patience donc ! mes chers amours, dit-il ; l’aventure en elle-même vous est étrangère, car il ne reste plus personne de ce temps-là, sauf l’Amitié, qui était mon petit domestique et qui a bien grandi depuis. Tout passe excepté moi, et comme j’en ai usé de ces bons amis ! Patience ! l’auteur du présent rapport a du sang corse dans les veines par sa mère, qui était une Adriani. Ceci est tout uniment une bonne petite vendetta. Moi, je ne le trouve pas trop mal stylé le rapport ; un peu sec peut-être, mais il fallait de la place pour ce qui va suivre. J’espère que cela aura le don de vous plaire davantage. Nous allons bien le voir. Marche, l’Amitié, tu lis comme un ange !

Au moment où Lecoq ouvrait la bouche pour obéir, le colonel l’arrêta.

— Un mot encore, mes bons chéris, dit-il, pour bien établir vis-à-vis de nous la situation de ce garçon-là : M. Remy d’Arx, qui est jeune et ardent, qui tient la loi dans sa main comme un soldat brandit son épée, qui a du talent, des protections et par-dessus le marché de l’argent. Nous avons tué son père et il le sait, sa mère est morte folle ; quant à sa sœur, ma foi ! ce détail m’échappe un peu, mais je crois qu’elle doit être bien loin si elle court toujours depuis le temps. Le voilà donc seul, nous lui avons pris tout ce qu’il aimait : ne vous étonnez pas s’il a le diable au corps. J’ai dit.

Il fit signe à Lecoq, qui poursuivit aussitôt la lecture.

« … Monsieur le ministre, je n’ajouterai rien au récit de cette catastrophe. Mon adolescence fut triste ; je cherchai une consolation dans le travail ; j’achevai mes études, je fis mon droit et je fus reçu avocat en 1828.

« Je passai les vacances de cette année dans une terre, à nous appartenant, aux environs d’Arcachon. C’était là que j’avais vu pour la dernière fois ma mère ; elle n’avait jamais recouvré la raison, mais dans sa folie, qui était tranquille, elle s’était occupée à rassembler tout ce qui restait des papiers et livres de mon père.

« Je souffrais d’une maladie de langueur, les médecins m’avaient condamné, et je voyais arriver avec une secrète joie le terme de mon existence. Les heures de ma solitude se passaient dans la bibliothèque, où ma mère avait amassé son pieux trésor. Je me souviens que, par les fenêtres, je regardais l’océan lointain par-dessus la jeune forêt des sapins qu’on avait plantés pour assainir la lagune.

« Le choix d’une carrière à suivre me restait indifférent, ou plutôt je ne voulais point de carrière. Je lisais çà et là quelques ouvrages de droit, plus volontiers ceux qui traitaient de matières criminelles, et surtout, Votre Excellence comprendra cet instinct, les passages qui touchaient aux erreurs judiciaires.

« En ce genre, la collection faite par ma mère était riche, car Mathieu d’Arx, par des motifs analogues aux miens, avait subi le même entraînement.

« Un soir que je parcourais le recueil des mémoires relatifs à la révision du procès Lesurques, j’arrivai à la fameuse consultation signée par Berryer le père, le professeur Toullier, Pardessus et Dupin l’aîné. À la page qui contenait la nomenclature et l’étrange entassement des preuves accumulées par le hasard contre le prétendu assassin du courrier de Lyon, je cessai tout à coup de suivre le texte, parce que plusieurs lignes tracées en marge par la main de mon père attirèrent violemment mon attention.

« La note était ainsi conçue :

« À part le fait entièrement fortuit de la ressemblance entre l’innocent et le coupable, il y a ici un ensemble de circonstances qui devait dérouter le juge. Je vois dans cette cause le point de départ du système inventé par les Veste-Nere. Ce qui est ici l’œuvre du hasard tout seul fut reproduit volontairement et avec intelligence dans l’affaire Quattrocavalli. Les Habits Noirs ont évidemment trouvé le moyen de CRÉER l’erreur judiciaire, mais quelqu’un a désormais leur secret et Dieu veille… »

La voix de Lecoq s’était ralentie en lisant ce passage.

— Cela commence à chauffer, dit le colonel, et notre Marguerite a ouvert ses beaux yeux.

— Dieu n’a pas bien veillé, répliqua la comtesse de Clare, puisque l’homme est mort.

— Il a un héritier. Marchons, Toulonnais, marchons, mon fils.

« … Les médecins, continuait le mémoire de Remy d’Arx, avaient bien fait sans doute de me condamner, car ils ne pouvaient prévoir la réaction extraordinaire que produisit en moi la lecture de ces lignes. Il me sembla qu’un bandeau tombait de mes yeux et ce n’est pas assez dire : un sang nouveau venait de se transfuser dans mes veines ; j’avais un but, je voulais vivre, je vivais !

« Le soleil en se levant, le lendemain matin, me trouva feuilletant les livres favoris de mon père.

« On avait bien détruit sa correspondance, ses notes, ses manuscrits, mais on ne s’était pas défié des volumes de sa bibliothèque.

« Je passai trois jours et trois nuits à un travail ingrat, mais fiévreux ; je ne rassemblai pas peut-être la valeur de deux pages, mais c’en fut assez : j’avais l’héritage de mon père, et la pensée qui couvait en moi à l’état latent se formulait : je voulais non seulement venger mon père, mais poursuivre, mais traquer, mais écraser la monstrueuse association qui, faisant du crime une science exacte, le multiplie par lui-même, crée systématiquement l’erreur judiciaire et brave impunément la loi en tenant magasin de sang innocent, toujours prêt à payer le sang de ses victimes. »

Le colonel hocha la tête et murmura en chatouillant le portrait de l’empereur de Russie sur sa boîte d’or :

— Voilà une maîtresse phrase ! le gaillard a de l’acquit et de la capacité. J’ai un peu collaboré, sans que ça paraisse. Va, l’Amitié.

« … Après dix ans d’un travail non interrompu, je ne puis pas encore dire à Votre Excellence que je sois arrivé à un résultat décisif quant aux personnes, mais quant aux choses, je déclare connaître le secret des Habits-Noirs comme les Habits-Noirs eux-mêmes.

« J’ai été les chercher à leur point de départ, en Corse ; j’ai suivi leur piste dans les diverses contrées de l’Europe, et je suis arrivé à cette certitude que leur meilleure sauvegarde est l’invraisemblance même de leur machiavélique combinaison.

« Nul ne veut croire à un pareil excès de perversité, et ils peuvent étendre sans cesse le cercle de leur hideuse industrie, abrités qu’ils sont derrière l’incrédulité même des intelligents et des puissants…

« … Pour eux, la conception de tout crime est double : Outre le courrier de Lyon qu’on dépouille et qu’on tue, il faut Lesurques pour payer la dette de l’échafaud.

« À l’instant même Dubosc a frappé en pleine sécurité, car sa fuite est préparée, Lesurques arrive fatalement sur le théâtre du crime.

« Il devait passer là, il ne pouvait passer ailleurs : un fil mystérieux l’a conduit, et dix témoins, j’entends des témoins honorables, viendront affirmer au besoin qu’il a quitté une affaire ou un plaisir pour se glisser vers cet endroit maudit.

« Car la force des Habits-Noirs n’est pas seulement en eux-mêmes, et c’est un génie véritablement infernal qui tissa le voile dont ils se couvrent : leurs meilleurs complices sont ceux qui ne les connaissent pas et qui auraient horreur de leurs sanguinaires manœuvres.

« Ces complices d’un jour, d’une heure, d’une minute, c’est mon voisin, c’est mon ami, c’est moi, et veuillez me pardonner, monsieur le ministre, c’est vous peut-être, car ils se glissent partout, en haut et en bas, et nul ne peut dire qu’il n’a jamais touché la main de l’un d’eux… »

Le colonel eut une petite explosion de gaieté.

— Excusez-moi, mes amours, dit-il, cela me fait rire parce que la première fois que j’ai lu ce passage, je revenais justement de dîner chez le ministre.

« … Voici donc Lesurques à son poste, continuait le rapport ; j’ai dit Lesurques pour bien caractériser le malheureux qu’on va jeter en proie à la vindicte publique. Lesurques ne sait pas sur quel terrain il marche, il ignore le piège tendu devant ses pas, il est au lieu précis où il faut être et cela suffit pour le perdre.

« On arrive, on le fouille, il a sur lui, à son insu, quelques papiers compromettants ; le pistolet fumant ou le couteau qui saigne encore sont à ses pieds ; la veille, il a fait quelque chose d’insignifiant qui tourne tout à coup à mal : il s’est plaint de quelqu’un dans un instant de mauvaise humeur, il a murmuré quelques menaces, ou bien encore il a laissé paraître un besoin d’argent, une inquiétude au sujet d’une échéance.

« Tout cela se groupe, tout cela s’échafaude, tout cela l’entoure et le presse ; la vraisemblance naît, grandit, se change en certitude ; il est perdu, il le sent ; il est si victorieusement déguisé en coupable que, dans sa conscience épouvantée, il se dit : Si j’étais magistrat, si j’avais à juger un homme dans la position où je suis, je le condamnerais !

« C’est là ce qu’ils appellent dans leur langage l’arme invisible. Elle frappe coup pour coup, autant de fois que l’arme de l’assassin ; elle blesse d’une façon sûre, et par une combinaison qui est le comble du sacrilège, c’est la loi, toujours la loi qui achève ceux qu’elle a blessés.

« Mais l’arme invisible peut tuer aussi pour elle-même et remplacer les autres armes émoussées ou insuffisantes.

« Il y a des gens cuirassés : Achille, l’invulnérable, ou Mithridate qui se joue des poisons. Contre eux les moyens matériels ne peuvent rien, il faut dégainer l’arme invisible qui passe à travers les mailles du plus dur acier. Les eaux du Styx elles-mêmes ne détournent pas ses atteintes, et Mithridate chercherait en vain un antidote au poison diabolique qui l’a trempée.

« Celle-là c’est la parole, ou la pensée plus subtile encore, le soupçon, l’envie, l’ambition, la terreur, l’amour, que sais-je ? Ceux qui manient cette arme terrible et inévitable sont nombreux, ils ont de l’or, et le monde aveuglé se fait leur complice…

« … Ils ont l’ancienne organisation des Camorre qui rappelaient elles-mêmes les Saintes Vehme et les associations secrètes de la Lombardie. Le grand maître ou Père est entouré d’un Sénat dont les membres s’appellent Maîtres ou frères de la Merci. Au-dessous de cet état-major, vient un corps d’officiers admis dans une certaine mesure à l’initiation : ce sont des voleurs actifs et intelligents qu’on peut appeler au conseil quand les circonstances l’exigent.

« Les maîtres portent alors le voile noir ; excepté le Père et les membres du conseil, nul ne voit jamais leur visage.

« Au-dessous encore, il y a les soldats ou « simples, » qui obéissent comme des machines, reçoivent le prix de leur sinistre ouvrage et ne connaissent aucun secret.

« La loge centrale est à Paris ; elle peut se déplacer ; elle était à Londres lors de la tentative hardie qui faillit ruiner les réserves de la Banque d’Angleterre.

« Quand un vol retentissant a été commis et qu’il faut laisser à l’émotion publique le temps de se calmer, la loge centrale disparaît et prend ses quartiers de repos en Corse. C’est en Corse peut-être que j’obtiendrai la suprême indication qui mettra enfin les Habits-Noirs sous la main de la justice.

« La loge centrale, pour le présent, ou du moins à la date de mes derniers renseignements, se compose du Père et de dix Maîtres. Je ne sais pas leurs noms ; les affiliés de qui j’ai acheté ou obtenu des révélations ne sont pas Maîtres et n’ont pu voir les Maîtres que sous le voile ; d’un autre côté, les employés supérieurs de la police, tout en ne perdant jamais le respect dû à ma robe, se sont obstinés dans leur scepticisme et ne m’ont prêté qu’un secours illusoire.

« Mais si je n’ai pu conquérir ni les portraits ni les noms des principaux Habits-Noirs, les renseignements touchant leurs personnes ne me manquent pas tout à fait, et je sais du moins à peu près ce qu’ils sont.

« Le Père est un vieillard du plus grand âge, puissamment riche, faufilé dans le monde de la cour aussi bien que dans les salons du faubourg Saint-Germain. L’association l’entoure d’un respect superstitieux. Son habileté tient de la sorcellerie ; on ferait un gros volume avec la série interminable des crimes qu’il a ordonnés ou commis, tout en conservant au-dehors une renommée d’inattaquable honneur et presque de sainteté… »

— Mon article est assez flatteur, comme vous voyez, mes enfants, dit benoîtement le colonel ; ne vous en étonnez pas trop, je l’ai retouché légèrement et j’espère que les vôtres pourront aussi vous satisfaire. Je n’ai plus besoin de vous engager à écouter désormais, vous êtes, Dieu merci ! tout oreilles.

« … Un homme dont la vénération publique couronne les dernières années, reprenait le rapport, un ancien ami de mon père, qui possède d’immenses propriétés en Corse, dans le district même où les Habits-Noirs ont eu très certainement et ont peut-être encore leur lieu de refuge, le colonel Bozzo-Corona, a bien voulu faire appel à ses souvenirs et me communiquer un certain nombre de légendes qui courent le pays de Sartène, au sujet de ce grand Lama des frères de la Merci. Le chef des Habits-Noirs ne serait autre que le plus célèbre des bandits italiens, devenu vieux. Au lieu de se faire ermite, le diable des Calabres aurait au contraire agrandi le cercle de ses méfaits et abandonné le mousquet désormais trop lourd pour prendre l’arme infernale dont je parlais tout à l’heure.

« Auprès de lui est un coquin d’espèce secondaire, mais tout particulièrement dangereux, un échappé de bagne, ancien domestique, ancien commis voyageur, actuellement agent d’affaires à Paris… »

Lecoq s’interrompit de lui-même et demanda brusquement :

— Est-ce que vous avez collaboré aussi à ma notice, papa ?

— Non, répondit le colonel, j’ai laissé tel quel ton article et celui de nos chers amis. Au jeu de cache-cache qu’il joue contre nous, Remy d’Arx est bien près de gagner : il brûle, et j’ai voulu que vous vissiez cela par vous-mêmes.

Lecoq continua sa lecture : il était pâle, et ses sourcils se fronçaient.

« … Je ne serais pas éloigné de croire que ce misérable touche à la police par quelque côté ; je n’ai point à donner mon avis sur certaines alliances adultères, mais le refus de concours de l’administration doit avoir une cause, et il m’est arrivé parfois de la chercher. Je crains de l’avoir trouvée. J’espère aussi, car si j’ai deviné juste, avant huit jours j’aurai arraché le masque de cet homme… »

Après avoir lu cette dernière ligne, Lecoq déposa le manuscrit sur la table et regarda le colonel en face.

— Papa, murmura-t-il, pour mon compte, je n’ai pas besoin d’en voir davantage. Les autres liront, s’ils veulent, ce qui les concerne, moi j’ai mon affaire et j’attends vos explications.

Le colonel lui adressa un petit signe de tête souriant et prit à son tour le manuscrit.

— Autrefois, dit-il, je vous aurais lu un drame en cinq actes sans reprendre haleine, car j’ai joué la comédie dans mon temps, et j’ai même chanté les ténors ; mais maintenant je m’enroue si vite ! On ne peut pas être et avoir été. L’article de l’Amitié vous semble-t-il bien touché, mes trésors ?

Les membres du conseil avaient changé de tenue et de physionomie ; tous étaient attentifs et Corona lui-même écoutait avec une visible anxiété.

— Lecoq est percé à jour, dit la comtesse ; évidemment ce Remy d’Arx n’a plus qu’à étendre la main pour le saisir.

— Eh bien, chérie, répliqua le vieillard, ta notice est encore plus complète que celle de ce bon l’Amitié ; c’est une véritable photographie. L’abbé est peint en pied, un gendarme le reconnaîtrait ; le portrait de Corona est parlant, et quant à l’excellent Samuel, je lui conseille de se faire remplacer par un confrère si jamais Remy d’Arx le demande, car on l’a fait en vérité ressemblant comme les poires qui sont sur les murailles avec les favoris et le toupet de Louis-Philippe ! mais le chef-d’œuvre c’est notre éminent professeur en droit, celui qui nous taille des outils dans les cinq codes, celui qui, pour la première fois, nous a dit : « Il faut savoir jouer de la loi comme Paganini joue du violon ; quand on connaît la manière de s’en servir, la loi est un instrument qui vole et qui assassine. »

— Et moi ? fit le prince, dont la voix tremblait. Mon coquin de rôle est un écriteau que j’ai au dos : je suis le plus facile de tous à reconnaître.

— Aussi, répliqua le colonel, quand Remy d’Arx a eu la bonne idée de me confier son manuscrit, c’est à ton article que j’ai couru le premier. Tu as du bonheur, mon fils, et nous de même ; car, depuis deux mois, tous les soirs, notre beau juge d’instruction nous a vus ensemble à l’hôtel d’Ornans. Le moindre soupçon jeté sur toi lui donnait la clef de tout le reste, mais l’homme qui lui a fourni ses renseignements se trouve en retard d’une demi-année. À l’article Louis XVII, il n’y a qu’un seul mot : Mort.

— Nos bons amis, reprit-il sur un ton de joyeuse humeur qui contrastait avec le trouble général, seront peut-être bien aises de voir par eux-mêmes. Fais passer le manuscrit, l’Amitié, afin que chacun lise son propre éloge.

Le mémoire alla de main en main. Un silence de triste augure régnait autour du tapis vert. Seul, le colonel gardait son air content ; il avait trempé sa plume dans l’encre et dessinait sur le papier blanc qui était devant lui des bonshommes très drôles, avec de petits corps et de grosses têtes.

Quand le mémoire eut fait le tour du cercle, il déposa sa plume.

— Eh bien, mes très bons, dit-il avec une tranquillité si provocante qu’un éclair d’irritation s’alluma dans tous les yeux, je vous avais annoncé une séance curieuse, vous me m’accuserez pas de vous avoir manqué de parole. Que pensez-vous de tout cela ?

— Nous sommes trahis, répondit le docteur en droit, c’est clair.

— Cet homme, ajouta la comtesse de Clare, est désormais si près de nous qu’il pourrait nous toucher rien qu’en étendant la main.

— D’autant mieux, chérie, appuya le colonel, qu’il a le bras long. La préfecture de police le gêne bien un peu parce qu’elle n’aime pas les gens qui vont sur ses brisées ; elle est comme l’Académie qui refuse d’admettre tout ce qu’elle n’a pas inventé ; mais le présent mémoire a précisément pour but de mettre au pas la préfecture.

Il prit le manuscrit et le retourna pour arriver d’un coup à la dernière page.

— En voici les conclusions, reprit-il ; elles sont logiques, précises, et il me paraît bien difficile que le ministre les repousse. Écoutez-moi cela :

« … Je demande donc à Votre Excellence l’aide directe du gouvernement. Il me faut des agents de l’administration mais il me faut en même temps une liberté d’allure complète et une indépendance absolue, surtout en ce qui regarde la préfecture de police.

« Je mets volontiers dans la balance mon avenir professionnel tout entier ; si j’ai fait fausse route, je suis un impudent et un fou, je me condamne moi-même à la retraite.

« Si au contraire j’ai bien vu, je ne sollicite rien, parce que je n’aurais rien fait qui ne soit du devoir d’un magistrat.

« Que Votre Excellence m’accorde trois choses : un titre pour agir, le choix de mes agents, carte blanche vis-à-vis de la préfecture, et sous quinze jours, à dater d’aujourd’hui, je m’engage à mettre les clefs des Habits-Noirs sous la main de la justice… »

— Il y a le marchef ! s’écria Corona ; on nous menace de nous noyer dans un verre d’eau. Frappons les premiers et tout sera dit.

Le colonel feuilleta rapidement le cahier.

— Certes, certes, fit-il, c’est la première idée qui vient. Notre juge d’instruction n’est ni Achille ni Mithridate ; mais il y a un petit passage qui répond à cela… vous permettez ? J’ai vraiment peur d’abuser de votre complaisance : ce sera ma dernière citation.

Il lut :

« … Les Habits Noirs me connaissent, ils m’entourent, je le sais et surtout je le sens ; c’est de mon plein gré que je joue ainsi avec le feu. L’homme qui m’a fourni les indications les plus sûres est un meurtrier, l’exécuteur des hautes-œuvres, l’assassin juré du grand conseil des Habits-Noirs… »

Il y eut un murmure de stupéfaction et le nom de Coyatier vint à toutes les lèvres.

Le colonel cligna de l’œil avec malice.

— À qui se fier ! murmura-t-il. Mon Dieu, oui, la plus lourde brute que j’ai rencontrée en ma vie, le Marchef, a eu une idée, peut-être deux : l’idée de s’amender et celle de faire fortune, car ce diable de Remy sème l’argent comme s’il avait les mines du Pérou dans sa poche. Mais laissez-moi achever.

« … D’un jour à l’autre je puis subir le sort de mon père ; seulement, moi, ils ne m’auront pas tout entier. J’ai pris mes précautions, mon œuvre me survivra. Le présent mémoire est en effet copié à trois exemplaires, lesquels sont déposés en trois mains différentes et pareillement sûres. Au cas où il m’arriverait malheur, mes trois dépositaires se sont engagés à ne point laisser mourir mon entreprise, et leur premier acte devrait être de faire tenir cet écrit auquel la mort donnerait une gravité solennelle, d’abord à vous, monsieur le ministre, en second lieu au duc d’Orléans, héritier de la couronne, en troisième lieu au roi lui-même… »

Le colonel ferma le cahier, le déposa sur la table et dit, en ramenant les revers de sa douillette sur sa poitrine frileuse :

— Vous le voyez, mes mignons, c’est simple comme bonjour, un petit enfant comprendrait cela : tuer le cher garçon dans les circonstances où nous sommes, ce serait tout uniment mettre le feu à un baril de poudre.

Il se tut. Tous les membres du conseil avaient la tête basse. Lecoq, qui semblait le moins inquiet, dit :

— Voyons, papa, on n’est jamais perdu quand on a un maître tel que vous. Ne nous faites pas languir, soyez comme à l’ordinaire notre Providence : vous devez garder quelque bon tour dans votre sac à malice.

— Pauvre sac et pauvre malice ! répondit le vieillard avec une modestie exagérée ; je compte bien plutôt sur vous, mes chers enfants, vous êtes dans la force de l’âge, vous avez du talent, de la hardiesse, tout ce qu’il faut pour combattre, tandis que moi je baisse… vous me l’avez bien fait sentir quelquefois… et je n’avais pas besoin de vos avertissements pour voir que mon rôle était fini sur cette terre.

— Debout tout le monde ! ordonna Lecoq, du ton des officiers qui commandent l’exercice. Garde à vous ! deux pas en avant ! genoux terre ! nous sommes en présence de notre Dieu, il faut l’adorer !

— Railles-tu, Toulonnais ? demanda le vieillard en lui lançant un regard si raide et si aigu, que les yeux de Lecoq se baissèrent.

— Non, sur ma foi, balbutia-t-il ; et voyez plutôt, vous êtes entouré de mains jointes.

— Père, ajouta humblement la comtesse de Clare, vous aviez raison, nos têtes sont là, nous chancelons au bord d’un abîme, vous seul êtes capable de nous sauver, sauvez-nous !

Le colonel Bozzo se redressa et un instant son crâne, poli comme un ivoire, domina tous les fronts inclinés.

— Ah ! ah ! fit-il, et sa voix retrouva des vibrations sonores, on a besoin de moi et de la corde de pendu que j’ai plein mes poches ? Il paraît que petit bonhomme vit encore. Du moment que le feu est à la maison, vous revenez à moi, toujours à moi, parce que je suis toujours le plus fort à l’heure même où mon souffle va s’éteindre. Vous faites bien, vous feriez mieux de ne jamais oublier qui je suis et qui vous êtes. Je ne sais plus les noms de ceux qui s’asseyaient à votre place voici dix ans ; vingt fois, le conseil s’est renouvelé autour de moi ; les autres meurent, JE VIS ! Je suis l’âme et vous êtes les corps. Vous ne savez rien et je sais tout. Vous aviez aux lèvres le sourire de l’ignorance incrédule en écoutant la lecture de cette page qui parle d’arme invisible et de gens invulnérables ; pourtant nous voici en présence d’un homme que ni le fer ni le poison ne peuvent attaquer. Contre celui-là il faut l’arme invisible : où est-elle ? qui de vous la connaît ? qui d’entre vous saurait l’aiguiser et la brandir ?

— Il n’y a que vous, père, répondit la comtesse avec conviction.

Les autres ajoutèrent :

— Maître, il n’y a que vous.

Le vieillard sembla jouir un instant de son triomphe, puis le feu de ses yeux s’éteignit et ses longues paupières retombèrent comme un voile.

— Mes amis, poursuivit-il en reprenant son accent bénin, vous en saurez bientôt autant que moi ; il me reste si peu de jours ! C’est ma dernière affaire. Il n’y a point de famille unie comme la nôtre ; vous êtes mes enfants, mes héritiers bien-aimés, et pensez-vous que j’aie attendu votre prière pour vous défendre ? non, je veillais sur vous et sur votre fortune. Ce qui forme l’égide de votre ennemi, ce sont les trois exemplaires de sa dénonciation, j’en possède un, j’aurai les deux autres ; mais d’ici là, soyez sans crainte. L’arme invisible est sortie du fourreau ; elle a déjà touché la poitrine de Remy d’Arx ; il vivra, puisque sa mort trop prompte vous tuerait ; mais il vivra enchaîné : je lui ai garrotté le cœur !