La Revue populaire (p. 103-106).

IV


— Marie, descends un instant, je te prie, viens voir ton nouvel attelage.

— Non, cria Marie de sa chambre, je suis lasse, et je ne m’intéresse pas aux chevaux.

— Mets-toi du moins à la fenêtre du hall.

Affairé, triomphant plus déplaisant encore dans ses tentatives d’élégance, Raymond, au milieu de la cour, regardait un domestique atteler à la victoria la nouvelle paire de chevaux qu’il venait d’acheter.

Ainsi que Raymond l’avait promis à sa nièce, le château semblait renaître à la vie. On émondait le parc, où les arbres, durant tant d’années, s’étaient enchevêtrés, — une bonne spéculation d’abord, cet abatage, et qui donnerait pas mal d’argent, — on nettoyait les allées, on replantait les corbeilles. Jardinier en chef, fleuriste, le printemps faisait sa partie dans ce concert de renouveau.

Les appartements ouvraient toutes grandes, au soleil d’avril, leurs fenêtres, si longtemps closes, comme les yeux des morts, les meubles étaient époussetés, restaurés, disposés dans un nouvel ordre.

Au milieu de ce joyeux brouhaha, roulait incessamment l’énorme personne de Mme Guilleminot triomphante, curieuse, les yeux écarquillés devant les meubles précieux, les bahuts authentiques, les lourdes pièces d’argenterie, jusqu’alors ensevelis dans l’ombre, exhumés aujourd’hui par Raymond en qui s’exaltait l’ivresse d’une autorité certaine sur Marie et sur sa fortune.

Il venait maintenant de remonter ses écuries. La joie triomphante semblait pour un temps, chez lui, atténuer, l’avarice. Il voulait paraître, se maintenir dans cette situation influente qu’il avait conquise avec tant de peine. Pour assurer cette influence, il faisait, en gémissant toutefois, les sacrifices nécessaires.

Ses voitures n’avaient pas été renouvelées, mais à la victoria surannée, s’attelaient ce matin deux fins chevaux bien assortis de formes, l’un blanc, l’autre noir, et Raymond avait espéré que la vue de ces jolies bêtes arracherait un instant Marie à cette tristesse morne dont rien ne triomphait.

Penchée près d’elle à la fenêtre, Mme Guilleminot lui détaillait, comme eut pu le faire le sportman le plus averti, les mérites de la nouvelle acquisition.

— Quelle vigueur ! quel nerf ! Quelle souplesse ! Et si élégants ! et du sang. Ils paraissent sages comme des agneaux. Très vites avec cela. De vrais chevaux de dame. N’avez-vous jamais appris l’équitation, chère enfant ?

Marie avait déjà quitté la fenêtre, et, au fond de la chambre, travaillait à une dentelle Irlandaise, une merveille, fine comme les fils de la Vierge, d’un dessin irrégulier, semblable aux vieilles dentelles de Venise ! Cet ouvrage, le seul plaisir de Marie, était destiné à orner la robe de noces de Fanchette. Le mariage de Fanchette consolait Marie du sien propre, et, dans les dégoûts dont l’abreuvait la pensée de son avenir, l’image du prochain bonheur de sa sœur était son seul réconfort.

— Vraiment, les choses vont bien changer de face, à Gabach, continuait la dame de compagnie ; et il était temps ! Il fallait avoir de l’endurance, et une dose solide d’équilibre moral pour vivre dans une retraite aussi sévère, aussi triste. Je ne le dis pas pour me vanter, mais toute autre à ma place aurait demandé merci. Maintenant, tout change, tout s’anime et revit. Votre cher oncle, lui-même, rajeunit chaque jour, je voudrais que vous le vissiez. Marie, s’agiter autour de ces beaux chevaux, presser les ouvriers qui remettent les jardins en état. Je voudrais que vous le vissiez, mais vous ne paraissez pas heureuse comme vous devriez l’être. Pourtant, où pouviez-vous trouver un meilleur mari, un homme plus entendu aux affaires, plus capable de gouverner vos biens, et vous-même, ma chère ? N’auriez-vous pas rêvé, par hasard, de quelque petit fat qui vous aurait ruinée, et trompée, par-dessus le marché ?

La digne complice de Raymond monologuait dans le désert, Marie, attentive à son ouvrage, ne paraissait pas l’entendre et ne lui répondit rien.

Elle se décida donc à retourner dans sa propre chambre où elle ouvrit un tiroir que fermait une bonne serrure, et là, dans une petite boîte, elle prit un papier qu’elle déploya soigneusement. C’était la promesse par laquelle Raymond de Lissac s’engageait à lui payer huit mille francs le jour de son mariage avec Marie. Chaque jour, voyant l’échéance prochaine la dame allait relire et regarder cette sorte de lettre de change et trouvait, dans sa contemplation, une source de profondes joies.

La porte de la chambre de Marie s’entre-bailla doucement et la tête blonde de Fanchette se glissa par l’ouverture.

Raymond avait tenu parole. Confiant ainsi qu’il pouvait l’être en la promesse de Marie, il avait si bien manœuvré auprès du juge d’instruction que, sur le retrait de sa plainte, après les explications qu’il avait données, les prisonniers avaient été remis en liberté.

Il permettait à Marie de voir librement Fanchette et Madeleine, sachant sa fiancée mieux gardée par son serment qu’elle ne l’eût été par des verrous où des sentinelles.

Était-ce le séjour en prison qui avait changé Fanchette ainsi ?… Toute cette espèce de crânerie audacieuse et vivante, toute cette gaieté qui faisait son principal charme, avait disparu. Elle, autrefois si vive, marchait à présent comme courbée sous un poids trop lourd. On n’entendait plus son rire jeune s’égrener en cascade le long des chemins. Même auprès de Jean, qu’elle aimait toujours, elle paraissait triste. Il la pressait de fixer le jour de leur mariage, et Fanchette se dérobait sous des faux-fuyants.

Voyant Marie seule, elle entra tout à fait et vint s’asseoir sur une chaise basse à côté de sa sœur :

— Enfin, dit-elle, c’est du moins une consolation de pouvoir venir et causer avec toi, loin des espions.

Marie eut un sourire en lui montrant son ouvrage :

— J’avance, dit-elle, tu le vois, il faudra bien maintenant que tu donnes à Jean la joie de décider enfin quel jour vous vous marierez.

— Ne parle pas de mariage, riposta Fanchette, tu me mets en colère,

— Il faut se résigner, Fanchette.

— Oui, se résigner !… tu as la bosse de la résignation, tu n’as fait que ça toute la vie, et tu viens de finir maintenant, par te résigner en une fois au malheur de ta vie entière.

— C’est toi qui m’en fais le reproche !

Fanchette se jeta au cou de Marie et la serra contre elle en pleurant :

— Tu as raison, je devrais me souvenir que c’est pour moi… Oh ! Marie, moi qui t’ai si souvent prêché la résistance ! Moi qui aurais donné ma vie et mon amour, et l’amour de mon Jean et tout au monde pour éviter ce qui arrive, voilà maintenant que c’est moi qui en suis la cause. Comment pourrai-je me consoler, jamais ?…

— Il faut se résigner, répéta Marie, je t’assure que je m’accoutume un peu à…

— À ton oncle ! Tu t’accoutumes à la pensée d’avoir ton oncle pour mari ! ose dire que tu t’accoutumes.

Un frisson secoua Marie. Elle mit sa tête dans ses mains et pleura. Tout lui semblait triste. Le mouvement et la vie que reprenaient le vieux manoir, l’arrivée du printemps qui, chaque année était une petite fête au milieu de la mélancolie habituelle comme le gai foyer allumé la nuit de Noël dans la cabane toujours glaciale d’un pauvre, l’arrivée du printemps redoublait sa peine. Les chants des oiseaux et l’éclat des fleurs lui parlaient de félicités qu’elle ne connaîtrait plus, elle serait toujours pareille à ces tristes herbes d’hiver, grises et mortes sous le verglas, et son cher Gabach qu’elle aimait tant jadis, elle était tentée maintenant de le haïr comme une prison.

Fanchette s’était agenouillée sur le tapis et regardait Marie avec ses bons yeux tendres, gonflés de larmes.

— Ne sois pas ainsi, je t’en supplie, lui disait Marie, un bras passé autour de son cou, moi qui n’aurai jamais de joie, il me faut ta gaieté, ton bonheur. Avec cet air dolent, tu n’es plus ma Fanchette et j’ai besoin de te retrouver joyeuse et forte comme autrefois quand nous étions petites filles.

— C’est qu’autrefois, je savais toujours des moyens pour arranger tes maladresses et pour consoler tes petits chagrins, tandis qu’aujourd’hui, j’ai beau me creuser la tête, je ne trouve aucune remède… à moins, pourtant que tu ne veuilles consentir… car enfin, tu n’es pas encore mariée, dis Marie, et si tu voulais bien, tu pourrais…

— Rien ! c’est comme si j’avais reçu le sacrement, puisque j’ai promis.

— Oui, tu as promis, mais cette promesse t’a été arrachée par la violence ; on peut ne pas tenir ces promesses-là.

— Tais-toi. J’ai promis librement, je savais bien ce que je faisais et j’ai voulu le faire. Ne me parle jamais de cela.

Et puis, ajouta-t-elle, les yeux fixés sur le grand crucifix attaché au mur de sa chambre, qui lui souriait, avec ses yeux d’amour et de martyre, et puis je vois bien que Dieu l’a voulu. Quelle que soit sa volonté, je veux l’adorer et m’y soumettre. Peut-être mon âme, jusqu’ici, trop faible, trop indifférente, a-t-elle besoin de la souffrance pour se former dans la sainteté ; peut-être une mission de salut m’est-elle confiée auprès de mon oncle. Quand Dieu nous trace un devoir, vois-tu, quand il nous assigne une place, nous sommes maudits si nous désertons, et la grâce, alors, peut quitter nos âmes. J’ai beaucoup réfléchi, depuis quelques jours, j’ai compris que la joie de ce monde est bien misérable et bien courte, et qu’une seule chose est importante, je veux faire tout mon devoir.

Ainsi, l’âme de Marie, par la voie de la souffrance, montait non sans quelques passagères défaillances, mais montait quand même vers les sommets ; et Fanchette gardait une sorte de colère rancunière contre cette vertu résignée qu’elle admirait, sans pouvoir tout à fait la comprendre.