La Revue populaire (p. 95-103).

III


Pendant une semaine, chaque jour, Raymond vint ainsi passer quelques instants auprès de sa nièce. Il voulait l’accoutumer à sa présence. Maladroitement, avec l’attitude contrainte de ceux que n’inspire pas une affection vraie, il la comblait à sa manière d’attentions et de soins. Il lui apportait des fleurs, parfois, lui servait lui-même ses repas de convalescente.

Et, dans l’intervalle de ses visites, Mme Guilleminot, son alliée fidèle, chantait ses louanges à Marie, et soulignait ses bontés quotidiennes.

— Comme il est excellent pour vous, chère enfant ; un père serait moins tendre, comme il vous aime !

L’aversion que Raymond inspirait à Marie ne diminuait pas, mais, toujours hésitante et d’esprit timide, elle commençait à se demander si vraiment elle n’était pas ingrate, et si son instinct ne la trompait pas, en lui montrant son oncle sous un vilain aspect.

Au milieu de ses tourments, de ses hésitations, de ses craintes, Marie sentait venir la guérison. Elle n’avait que vingt ans, et, chaque jour, avec le parfum des herbes nouvelles et des fleurs hâtives, avec la clarté du soleil rajeuni, chaque jour la douceur du printemps entrait chez elle.

En dépit de ses appréhensions et de ses tristesses, elle ne pouvait échapper à ce bien-être qu’est la convalescence. On la levait à présent, quelques heures dans la journée, elle demeurait assise auprès de sa fenêtre. Les branches verdissantes de l’aulne étaient pleines de chants d’oiseaux. Marie, toutefois, y retrouvait le souvenir vivant de sa pauvre Fanchette qui, pour elle, avait fait sur cet arbre des ascensions si périlleuses. Qu’était devenue Fanchette ? Anxieusement, elle se réveillait dans la nuit pour attendre, sur ses vitres, le tapotement révélateur de sa présence, mais Fanchette n’avait pas reparu. Elle avait certainement connu sa maladie, si elle ou Madeleine s’étaient informées de ses nouvelles, on ne le lui avait pas fait savoir. Elle avait essayé de se renseigner auprès de Louise, auprès de Mme Guilleminot, toutes les deux avaient éludé ses questions.

Après une semaine de radieux soleil, les bourrasques de l’équinoxe se mirent à faire rage. Par une après-midi de pluie triste et froide, Marie, découragée, était près de son feu, étendue dans un grand fauteuil. Elle essayait de réciter son chapelet, d’appeler sur elle, pauvre orpheline, le regard de la divine Mère de notre Sauveur, de la Vierge dont la protection maternelle semblait devoir s’étendre avec une spéciale tendresse sur les enfants qui n’ont plus de mère ici-bas.

Raymond entra pour lui faire sa visite quotidienne.

Sur le front de la pauvre enfant se posèrent ses lèvres qui la faisaient toujours penser à un contact de reptile.

— Quelle mine fraîche et reposée nous avons ce matin, fit-il, l’air aimable, je vois que la guérison marche à grands pas.

Marie avait passé une mauvaise nuit à trembler aux rafales du vent, à se tourmenter du sort de ses amis et du sien propre, elle n’avait presque pas touché à son déjeuner et se sentait pâle et défaite.

Il fallait que son oncle ne l’eût réellement pas regardée pour lui faire ce compliment banal et voulu. Elle se sentit plus triste, son naturel affectueux souffrait toujours de l’indifférence.

Raymond s’assit en face d’elle. Par exception, il n’avait pas apporté ce journal qu’il lisait chaque jour à cette place avec des froissements de papier qui tendaient si péniblement les nerfs de la convalescente.

Il prit les pincettes, tisonna le feu un instant, et, tout à coup, regarda sa nièce, autant du moins que ses yeux fuyants étaient susceptibles de regarder.

— Maintenant que te voilà bien, Marie, nous pouvons causer.

Marie eut un spasme. Elle comprit d’abord qu’elle allait apprendre des nouvelles de ses amis, mais elle comprit aussi que sa propre destinée allait se trouver en jeu. Serrant dans ses mains la croix de son chapelet, elle essaya, dans une prière mentale, de puiser un peu de courage. Non, passer sa vie avec son oncle, elle ne le pouvait pas ; il s’agissait d’être forte pendant quelques jours, elle serait forte.

Le maintien un peu plus assuré, elle attendit.

— Je vais d’abord répondre à la question que tu m’adressais l’autre jour. Comment a commencé la maladie. Mais ne t’en souviens-tu pas, toi-même ?

Un grand élan de courage souleva Marie. Elle venait de se décider à la lutte.

— Oui, maintenant, je me souviens, je me suis évanouie dans la salle basse de la tour du nord.

Contrarié de ce ton, devenu plus ferme, Raymond dit méchamment :

— Pourrais-je savoir ce qui te conduisait à pareille heure, dans un pareil endroit ?

— Non, dit Marie, brièvement.

Elle venait de réfléchir. Dans l’ignorance où elle se trouvait de la situation de ses amis, le moindre mot pouvait les compromettre.

— Non ? En vérité ? Tu refuses de me l’apprendre. Eh bien, je vais te prouver que je suis informé, et bien informé. Tu as fait preuve de bravoure, mon enfant, quand tu as entendu les voleurs secouer cette porte qui se trouve, en effet, au-dessous de ton appartement ; laisse-moi te dire qu’il eût été plus prudent de m’avertir que de descendre, seule et faible ainsi que tu l’étais, à la rencontre du danger. Pareille audace, il me semble, n’est guère dans tes habitudes.

— Des voleurs ! ne put se retenir de crier Marie, moi, je suis allée m’opposer à des voleurs ?

— Et ce fut, je te le répète, une grosse imprudence qui a failli te coûter cher.

Marie ne savait que penser. Son oncle était-il de bonne foi en parlant d’un cambriolage ? Avait-il deviné la vérité et se plaisait-il à la raillerie ?

Sur sa physionomie, rusée, dans les nuances de son accent paternel, elle ne pouvait rien deviner et se sentait très désemparée, très faible, dans sa lutte, en face d’un pareil adversaire, ne connaissant rien du terrain dans lequel il s’engageait.

— Quels sont ces voleurs ? demanda-t-elle, voulant à tout prix sortir de ses doutes.

— Je puis te le dire, on les a reconnus et pris. Ce sont les dernières personnes qui auraient dû se permettre un pareil attentat. D’abord, le fils de cette Marthe qui était cuisinière ici, et que j’ai renvoyée, contre ton désir, si j’ai bonne mémoire ; l’événement me prouve combien j’ai eu raison. C’est ensuite ta sœur de lait, cette fille hardie et garçonnière qui ne craint pas d’exposer sa réputation en courant les aventures, pendant la nuit, en compagnie de deux jeunes gens ; c’est enfin le fiancé ou soi-disant tel, de ta Fanchette, un étranger, un gaillard de Vicdessos, paraît-il, ancien montreur d’ours, un pas grand’chose ; c’est lui qui, fort probablement, a monté le coup et débauché les deux autres.

— Mais mon oncle, qu’est-ce qui prouve qu’ils venaient pour voler ?

Raymond eut un petit rire silencieux. — Raymond riait toujours sans bruit, il ignorait la franche et tapageuse gaieté des gens qui portent « le cœur sur la main ».

— Ah ! qui me prouve ! La question est jolie ; quand on pince, à deux heures du matin, autour d’une maison, deux gaillards, l’un armé d’un fusil et d’un revolver, l’autre chargé d’une levier et fort attentifs à faire sauter une porte hors de ses gonds, est-il ordinaire de penser qu’ils viennent faire au maître de la maison une visite de politesse ? En ta qualité de jeune fille tu peux, tu dois même être naïve, mais pas tant que ça, véritablement, pas tant que ça.

Et le rire continuait, sourd, saccadé, pareil au gloussement d’une poule en colère.

— Vous dites donc, mon oncle, qu’on les a pris ?

— Je dis, oui, ma nièce, qu’on les a pris.

— Tous les trois ?

— Pourquoi pas ? Tous les trois étaient en fort mauvaise posture.

— Et… on les a mis…

— Oui, va, tu peux dire le mot, on les a mis en prison, et ils vont passer aux prochaines assises, et peut-être y aura-t-il des travaux forcés au bout. Morbleu ! c’est que ce n’est pas une plaisanterie. Bris de clôture, effraction à main armée dans une propriété privée, la nuit… Eh… Eh… Sais-tu bien que les gendarmes sont venus à propos ! la porte ne tenait plus, et tu étais derrière la porte, imprudente enfant. Sais-tu que des voleurs se sentant découverts sont capables de tout.

Raymond simula un frisson, et Marie demeura la tête baissée, consternée de voir ses amis impliqués à cause d’elle dans une affaire aussi grave. Marie ne pouvait encore démêler quelle était la réelle pensée de son oncle, et fut au moment de lui tout avouer pour disculper ses amis de l’accusation du vol.

Elle pensa à temps que Raymond pour­rait feindre de ne pas croire à ce qu’elle dirait, et qu’il valait mieux garder sa révélation pour un moment où elle serait plus efficace.

— Comment les gendarmes ont-ils été avertis ?

— Que veux-tu que je te dise ? C’est le métier des gendarmes de se promener pendant la nuit et de surveiller ceux qui se trouvent dehors à l’heure où les honnêtes gens sont dans leur lit. Peut-être ce Savignac leur était-il signalé comme un garçon dangereux.

Louise entr’ouvrit la porte et vint dire à M. de Lissac que le juge d’instruction l’attendait en bas.

— Dites que je viens.

— Mon oncle, demanda Marie, haletante, ne pourrais-je parler au juge d’instruction ?

Comment avait-elle trouvé l’audace de prononcer cette phrase. Elle n’en savait rien elle-même. Cette idée s’était imposée à elle tout d’un coup qu’elle avait une révélation à faire en faveur des accusés, une révélation importante, décisive, et elle avait crié sans réfléchir, avec cet instinct que si elle réfléchissait, elle n’oserait plus.

— Tu lui parleras, ma chère, inévitablement même ; malgré tout mon désir, je ne pourrai te dispenser de venir témoigner devant lui ; mais tu es encore trop faible, trop souffrante et, de toute façon, le moment n’est pas venu.

Marie demeura seule et se mit à réfléchir.

Elle regrettait beaucoup de n’avoir pu parler tout de suite au juge d’instruction. Quelles que dussent être pour elle les conséquences des révélations qu’elle avait à faire, elle craignait que le souci de ne pas la compromettre ait fait ses amis garder le silence sur le but de cette tentative d’effraction. Elle voulait crier la vérité.

Néanmoins, la certitude d’être appelée à son tour devant le juge d’instruction la calma un peu, et elle se mit à réfléchir sur tout ce que venait de lui dire son oncle, et sur la meilleure manière dont elle pourrait s’y prendre pour servir ses amis.

Persuadée, d’abord, que son oncle était de bonne foi en les prenant pour des cambrioleurs, peu à peu, elle changea d’opinion à la lumière de sa raison et de ses souvenirs.

Les rafales, mugissant dans la cheminée imprimèrent un mouvement au rideau qui masquait la porte de l’institutrice, et ce frôlement de rideau, brusquement, lui remit en mémoire un frôlement semblable qu’elle avait entendu, tandis que, suspendue aux branches de l’aulne, Fanchette arrêtait avec elle les détails du plan d’évasion. Le vent ne soufflait guère, cette nuit-là, et pourtant, le rideau avait bougé.

Mme Guilleminot devait écouter, pensa Marie.

Et toutes ces facilités qui lui avaient été laissées d’accomplir son projet ?

Et l’absence de Louise, qui devait la tranquilliser, la décider à mener à bout son entreprise ?

Elle se rappelait tout, maintenant, jusqu’à ce rhume opportun qui avait retenu dans son lit Mme Guilleminot, jusqu’à cette lassitude sur laquelle son oncle avait insisté.

— Je vais dormir, avait-il dit ce soir-là, comme un mort.

Toutes ces circonstances trop complaisantes n’étaient que des moyens de forger le piège dans lequel étaient tombés ses pauvres amis.

Tout d’un coup, elle pensa à ces deux taquets, cloués sur la porte de la tour, comme pour rendre l’effraction indispensable, pourquoi cette porte destinée comme toutes les portes à s’ouvrir et à se fermer, avait-elle été condamnée ainsi ? Et elle les revit, ces deux taquets, en bois blanc, trop blanc, trop propre pour être là depuis longtemps, on les avait cloués récemment, et, dans son trouble, elle n’avait pas pensé à le remarquer.

Oui, tout avait été combiné, les gendarmes avertis, postés en bonne place, elle n’en voulait pour preuve que leur intervention à la minute précise où Louis soulevait la porte, à l’aide de son palan. S’il n’y avait eu préalable entente, pourquoi ne se seraient-ils pas montrés avant ? Pourquoi pas après, au moment de sa fuite ?…

Mais alors, il fallait qu’elle vit le juge d’instruction, qu’elle le vit au plus tôt. Elle lui dirait tout, elle se confierait à lui quoi qu’il pût en résulter pour elle-même. La pensée que sa sœur Fanchette, que Louis et Jean qui s’étaient sacrifiés pour son service, souffraient en prison ; que ces honnêtes, que ces dévoués allaient connaître la flétrissure des assises et peut-être la condamnation à des peines graves, cette pensée la martyrisait et lui donnait tous les courages.

Ce juge d’instruction, il était là, à deux pas d’elle ; par quelle permission de la Providence, au lieu de mander M. de Lissac à son cabinet, était-il venu le trouver chez lui, c’était donc que Dieu le voulait si cette occasion que dans sa bonté, il lui avait ménagée, allait-elle donc la laisser passer ainsi !

Elle se leva, toute chancelante, essaya quelques pas dans sa chambre, mais oui, elle pouvait marcher, elle marcherait. Il fallait descendre, entrer par surprise dans le cabinet de son oncle, et, de haute lutte, se faire écouter. Elle parlerait. Dieu voudrait bien la soutenir.

— Où donc allez-vous Marie ? demanda de sa chambre Mme Guilleminot, l’entendant ouvrir sa porte.

— Je vais chez mon oncle, j’ai besoin de lui parler un instant.

— Mais non, vous n’êtes pas assez forte pour descendre encore, vous le savez bien ; j’empêcherai cette folie, voyons, rentrez chez vous.

L’institutrice était devant elle, lui barrant le passage, mais Marie se sentait forte, elle écarta Mme Guilleminot.

— Laissez-moi passer, madame, je vous prie.

Et elle passa, longea le corridor, traversa le hall du premier étage.

Des piaffements de chevaux l’attirèrent à la fenêtre, elle vit, dans la cour son oncle ouvrir la portière d’une voiture devant un monsieur qui monta et s’assit en saluant. La voiture s’ébranla, le juge d’instruction était parti.

Consternée, Marie se sentit subitement très lasse et regagna sa chambre en chancelant. Mme Guilleminot l’y suivit.

— Que vous disais-je, vous n’êtes pas encore capable d’aller aussi loin, mais vous ne voulez jamais m’en croire.

Marie passa une nuit misérable. L’idée de la condamnation au bagne la hantait, lancinante et terrible.

— Que voulais-tu dire au juge d’instruction, Marie ? demanda Raymond, le lendemain, en s’asseyant, comme de coutume près du feu, dans la chambre de sa nièce.

Marie était comme tous les faibles, Ses résolutions courageuses dues à une excitation momentanée sombraient très vite dans l’ordinaire passivité. Son vertueux mouvement de la veille avait pour long­temps épuisé ses forces, elle voyait mille obstacles maintenant à la révélation qu’elle avait projetée, de plus, cette révélation lui paraissait inefficace, insuffisante, elle n’empêcherait peut-être pas la comparution en cour d’assises, — les données juridiques de Marie étaient tout à fait nulles, — et la pensée qu’elle devait être appelée en témoignage l’emplissait d’une épouvante très naturelle, et pourtant, il le faudrait pour le salut de ses amis, mais où trouverait-elle la force d’accuser son oncle et d’expliquer tous les motifs de sa fuite ?

Elle était très abattue.

Que voulait-elle dire au juge d’instruction ?

— Je ne sais plus, mon oncle, j’avais comme ça des idées sans doute absurdes, n’y songez plus.

Elle posa sa tête avec fatigue sur le dossier de son fauteuil.

Raymond se leva et vint prendre un siège bas, tout près d’elle.

— Mon enfant, demanda-t-il, la voix tendre, quand te décideras-tu à me parler avec confiance, comme à ton meilleur ami ?

Marie demeura silencieuse.

— Oui, pourquoi dissimuler avec moi, pourquoi écouter les mauvais conseils qui te poussent dans une voie dangereuse et, ne pas agir ainsi que te le dicte ta raison, sinon ton cœur ?

— Je ne sais à quoi vous faites allusion, dit Marie froidement, je ne vous comprends pas, mon oncle.

— Vraiment ! faut-il que je m’explique tout à fait ?

— Comme vous voudrez.

— Pourquoi as-tu voulu me quitter ?

Marie tressaillit.

— Pourquoi voulez-vous me retenir ?

— Je ne veux rien contre ton désir, mais ton désir, comment pourrais-je le savoir ? Je t’ai toujours connue indifférente et froide, tu ne m’as jamais exprimé une fantaisie, ni donné l’occasion de la satisfaire.

— Ignorez-vous que j’aurais désiré avoir auprès de moi…

Marie allait nommer sa nourrice et sa sœur de lait, mais elle se reprit et acheva seulement :

— Des personnes de mon choix ?

— Je n’en ai pas proscrit beaucoup, et celles que j’ai proscrites, c’est dans ton propre intérêt que je l’ai fait ? Tu aurais acquis dans leur compagnie des manières grossières, elles t’auraient donné des conseils dangereux.

— Ces personnes m’aimaient, dit Marie avec amertume.

— Et moi, Marie, penses-tu que je ne t’aime pas ? Tu ne réponds pas, continua Raymond après un silence, je sais que tu m’as toujours méconnu et toi, à qui je crois le cœur bon, tu ne t’es jamais aperçue que j’en souffrais.

Les paroles venaient malaisément à Raymond. Quand ce n’est pas le cœur qui parle, la langue est pauvre. Et puis, Marie ne l’aidait pas. Elle sentait venir le danger et concentrait ses forces pour la résistance.

— Oui, j’en ai souffert, continua Raymond, et dans ses efforts pour se rendre persuasif, le tic nerveux qui faisait trembler ses jambes s’accentuait, le secouant tout entier, j’en ai souffert et je me suis tu. T’ai-je pressée ? t’ai-je contrainte ? J’ai attendu patiemment ta décision, maintenant je suis à bout ; ta décision il me la faut, — sa main se posa sur le bras de Marie, telle une griffe, — tu connais mes vœux et mes motifs, il faut répondre.

Haletante, Marie se taisait.

— Oui, tu connais mes motifs. Tu sais l’importance que j’attache à ne pas sortir de notre famille cette propriété matrimoniale que je ne veux pas avoir conservée, bonifiée, pour la voir peut-être ruinée ou vendue par un étranger. Tu sais que je ne veux pas non plus laisser s’éteindre notre vieux nom et qu’il faut que tu sois ma femme.

La voix redevenait âpre, autoritaire, presque menaçante.

— Mais, n’y a-t-il donc que moi, demanda enfin Marie, pour perpétuer votre nom ? Quelque femme que vous choisissiez, vous me verrez heureuse de devenir son amie, et mes biens, je n’y tiens pas tant que cela, nous pourrions faire un arrangement…

— Oui, une aumône, n’est-ce pas, et pour que tout le pays s’imagine que je t’ai persuadée, que je te dépouille, que sais-je ?… Non, je n’accepterai jamais cela, d’ailleurs, c’est toi que j’ai choisie, c’est toi que j’aime et que je veux épouser.

Ces derniers mots révoltèrent Marie et, dans son indignation, elle retrouva un peu de force.

— Non, mon oncle, n’y comptez pas. Je serai jamais votre femme.

L’œil de Raymond lança un éclair sombre et il mordit sa lèvre violemment, mais se contint.

Il se leva. Marie crut qu’il allait sortir et ferma les yeux, exténuée.

Mais Raymond ne sortit pas. Le front plissé comme sous l’effort intense d’une réflexion, il fit deux ou trois fois le tour de la chambre et vint s’arrêter, debout devant le fauteuil de sa nièce. Plus calme alors :

— Ah ! ah ! vraiment, jamais ? c’est là un grand mot ! Tu te résigneras donc à voir passer en cour d’assises ta sœur de lait, son fiancé et le fils de Marthe ? à les voir aller au bagne. Tu t’y résigneras ?

— Mais, dit Marie avec épouvante, mais quel rapport ?…

— Alors, tu as été la dupe de ma fable, tu as cru que je ne savais rien. Que je n’ai pas vu leurs manœuvres pour te soustraire à mon autorité, que je les ai réellement pris pour de vulgaires escrocs ? Non, je sais tout. J’ai suivi votre combinaison pas à pas, il m’a plu de la laisser éclore, et j’ai attendu ce moment pour les faire prendre, tes vertueux amis.

Des voleurs, oui, vraiment, des voleurs, car ce qu’ils ont voulu me dérober, ce n’est pas seulement ma bourse, c’est toi, ma pupille, mon enfant, ma femme choisie, c’est l’avenir que j’édifie depuis des années, c’est le but de toute ma vie… des voleurs, oh ! oui, des voleurs, ils sont sous les verrous et l’ont assez mérité !

La colère, une colère effrayante, faisait grimacer le visage en de répugnantes contorsions, et s’agiter tout le maigre corps. Marie, terrifiée, comprit alors que rien ne pouvait la sauver de cet homme. Toute la pauvre énergie qui l’avait un instant soutenue l’abandonna. Il lui sembla rouler dans un abîme.

Raymond, de nouveau, se tut et reprit sa promenade en s’efforçant de se maîtriser. Il y parvint. Calmé, presque doux, il vint reprendre son siège, et dit la voix changée :

— On m’a dépeint à toi comme un méchant, mon enfant ; je ne suis pas méchant. Toutes les circonstances de la vie ont tourné contre moi et m’ont donné cette apparence, mais je puis encore être bon et c’est de ton consentement que dépend ma volonté. Quand je serai heureux, tu me verras tel que tu ne m’as jamais soupçonné, et, pour t’en donner une preuve, si tu consens à notre mariage, je pardonnerai et je ferai mettre tes amis en liberté.

— Comment le pourrez-vous à présent ?

— Folle ! Je le puis quand je le voudrai, c’est de moi que dépend leur sort.

— Mais puisque les gendarmes les ont pris en flagrant délit, qu’ils sont en prison, et que l’instruction est commencée ?

— Je dirai que j’ai découvert la vérité, ce qui est réellement la vérité, qu’il y avait connivence avec toi, qu’ils n’ont jamais songé à me voler. Je retirerai ma plainte, je me fais fort d’obtenir un non-lieu.

— Je puis raconter la vérité aussi, moi.

Raymond haussa les épaules comme avec pitié.

— Toi, toi, qui était déjà malade le jour de l’attentat et qui, depuis, viens de délirer pendant quinze jours, toi que chacun sait un pauvre esprit infirme et déséquilibré, penses-tu qu’on voudra te croire ! Si tes amis n’ont que toi pour les disculper, tes amis sont bien perdus ! Sans mon concours, tu ne peux rien prouver. Sans le retrait de ma plainte, même devant le jury, tu es impuissante ; tes amis sont impliqués dans une affaire très grave, ils iront au bagne.

Pauvre Marie ! Pauvre faible alouette dans les serres de ce vautour ! pauvre convalescente à l’esprit hésitant, pauvre enfant, ignorante de toutes les affaires de ce monde, et ne sachant que ceci : son amie, sa sœur, à cause d’elle, déshonorée, perdue, séparée de son fiancé, avec lui condamnée à une peine infamante.

Et le moyen de tout empêcher, le moyen de faire s’ouvrir la prison, d’éviter la flétrissure de la cour d’assise, les horreurs du bagne, ce moyen-là est dans sa main, et elle ne le saisirait pas ! Quoi ! ces trois amis généreux s’étaient sacrifiés pour elle, et elle, pour eux reculerait devant le sacrifice !

Elle le savait bien, qu’elle n’était pas destinée au bonheur : son père avait été toute sa vie un cerveau triste et faible, elle serait aussi toujours triste et faible et se sentait comme une plante incapable de vivre sans soutien. En donnant tout pouvoir à son oncle sur ses biens et sur elle-même, elle allégeait ses épaules du lourd fardeau qui les menaçait à l’heure de sa majorité. Et puis, elle savait que sa mère était morte très jeune, elle mourrait peut-être comme sa mère, et ce serait alors la vraie délivrance ; mais elle ne pourrait ni vivre ni mourir en paix, si, par sa faute, ses amis étaient perdus. Pauvre Fanchette ! si vigoureuse, si gaie, si aimante, c’était à elle qu’était destiné le bonheur, comment Marie pourrait-elle hésiter ?

On eût dit que Raymond suivait sur le visage exsangue de la pauvre enfant la trace de ses émotions successives. Il attendait, immobile, calme à présent, mais avec, dans l’attitude, cette ténacité qui ne désarme jamais.

La voix brisée de Marie s’éleva, à peine intelligible, comme venant de très loin :

— Et si je consentais ?

— Je te jure que Fanchette et les autres seraient mis en liberté. Leur sort est dans tes mains.

— Quand ?

— Tout de suite, je parlerai au juge d’instruction, aujourd’hui même. Il ordonnera le non-lieu.

Marie se croyait le jouet d’un mauvais rêve. Une sorte de fatalité la poussait dans cette voie, d’autre issue que le sacrifice, elle n’en voyait pas.

— Mon Dieu, mon Dieu, dit-elle en détresse.

— Crois-tu, lui dit alors son oncle, crois-tu que j’insisterais ainsi, avec ce que tu peux aujourd’hui appeler de la cruauté, si je ne voyais dans notre mariage ton bonheur en même temps que le mien ? que deviendrais-tu sans moi, pauvre enfant inexpérimentée, au milieu de la vie et des hommes ? Est-ce que cette petite main peut diriger toutes les affaires qui t’accableraient ? Fie-toi à moi, je te veux heureuse. J’ai pu te sembler méchant, je n’étais que très ferme, très décidé à tout, pour assurer ton avenir. À dater d’aujourd’hui, tu n’auras pas d’esclave plus soumis que moi. Nous rouvrirons nos portes aux vieux amis de la famille, le manoir reprendra l’aspect des jours heureux. Tu pourras même rappeler auprès de toi ta nourrice et les siens.

— Ici, dans le château ?

— Sans doute. Si tu me donnes la grande joie d’être ma femme, je pardonnerai des deux mains, je voudrai ce que tu voudras. Réfléchis et prononce.

Oh ! l’ancienne vie retrouvée ! Madeleine et Fanchette près d’elle, comme autrefois, toutes ces réalités formidables de prison, de jugement, de bagne, évanouies comme les brumes de la nuit au lever du soleil !…

— J’ai confiance en toi, insistait Raymond, comme lisant en elle à mesure et comme pressentant la victoire proche, tant de confiance même, que, si tu fais le serment d’être ma femme, non seulement j’obtiendrai l’élargissement des prisonniers, mais encore je ne craindrai pas de laisser Madeleine et Fanchette venir tout de suite auprès de toi.

Sous ce nouveau poids, la balance, dans l’esprit de Marie, oscilla, fléchit. Elle ferma les yeux, il lui semblait qu’elle mourait, mais elle prononça le serment qui liait sa vie.

— Je serai votre femme. Allez chez le juge d’instruction.

Raymond prit la main de Marie qui s’était crispée sur le bras de son fauteuil, la baisa.

— Merci, dit-il, mon enfant chérie, je vais remplir ma promesse.

Il la laissa, comme inerte et brisée.