La Revue populaire (p. 85-88).

IX


On tenait conseil, dans l’après-midi de ce dimanche de février, autour du foyer de Madeleine.

Il y avait là, Jean, qui, presque chaque dimanche, faisait à pied le chemin assez long de Vicdessos à Aulos, pour venir voir sa fiancée ; il y avait Marthe et son fils Louis, robuste montagnard à la tête carrée, aux larges épaules, aux muscles de taureau. Dans sa jeunesse, il avait été employé chez un éleveur d’ours, à Ustou, et n’était pas en peine pour remettre à la raison, d’un coup de poing, les pensionnaires insubordonnés ; il y avait le sacristain, Guillaume, tête blanche, homme de bon conseil, ayant vu beaucoup de choses puisque c’était déjà lui qui avait sonné les cloches pour le baptême de Maurice et Raymond de Lissac.

Tout ce petit cénacle était formé de cœurs dévoués à l’héritière de Gabach, ardents à défendre sa personne et ses biens contre les entreprises de son tuteur.

On n’aimait pas Raymond. Il avait, tout jeune, déserté le pays, et, depuis son retour, s’était montré dédaigneux, avare et dur au pauvre monde. Lui, maître de Gabach, on savait que tous ceux d’Aulos et des environs auraient à souffrir.

— Ainsi, disait Marthe, la pauvre petite est « sur le mieux » ?

— Elle est sur le mieux, répondait Madeleine, mais pâle et maigre à faire pitié. Je l’ai vue hier. Je n’y vais pas souvent ; quand Fanchette est rentrée en pleurant, l’autre jour, l’ayant trouvée si souffrante, J’ai essayé d’aller m’offrir pour la soigner et on m’a repoussée comme un chien, moi qui l’ai nourrie, le pauvre agneau, moi qui l’aime comme la mienne.

— Puisqu’elle est sur le mieux, opina Guillaume, on pourrait attendre encore et voir venir.

Sur ce mot, Fanchette s’emporta.

— Qu’est-ce que vous voulez voir venir ? attendez-vous qu’elle soit morte ? Mieux un jour, le lendemain plus malade ; je vous dis que ces démons pensent à l’empoisonner.

Un frisson secoua l’assemblée.

— L’empoisonner, reprit Fanchette avec force, c’est comme je vous le dis. Et qui sait s’ils n’ont pas commencé ? Ils ont toujours un tas de mauvaises fioles à lui faire prendre.

Le fait est, dit Marthe, que pour garder le domaine, son oncle est capable de tout. Il a trouvé celle qui faut pour l’aider dans cette grosse institutrice, une méchante, une rusée, une infernale créature.

— Une vendue.

— Une scélérate.

— On ne la voit jamais à l’église.

— Elle ne va pas à confesse.

— Elle ne fait pas ses pâques.

— Que voulez-vous attendre d’une personne sans religion ?

— Moi, dit Madeleine posément, je ne crois pas qu’ils osent l’empoisonner, son oncle est trop prudent, et puis il sait, et voilà précisément ce qui me fait peur, qu’il peut l’avoir quand même. Il a mis dans sa tête de l’épouser et la pauvre petite n’aura jamais le courage de dire non.

— Et c’est là ce qui la ronge, dit Fanchette, elle a peur de son oncle et n’est pas capable de lui résister en face. Il faudrait la tirer de là.

À ces mots, articulés d’une voix claire, tous se regardèrent :

— C’est bien difficile.

— C’est bien audacieux.

— Je vous dis que c’est possible, affirma Fanchette, si nous prenons bien nos mesures, si elle y consent, et que vous soyez tous de bonne volonté pour y aider. Une fois sortie du château, nous la cacherons jusqu’à sa majorité, quand elle sera majeure, elle se rendra maîtresse.

— Savoir ? dit Guillaume.

— Et puis, dit Jean, s’il faut aller la chercher dans le château, on peut s’attirer une mauvaise affaire. Vous savez que je ne suis pas un poltron ; au dehors, à découvert, je ne crains ni gens, ni bêtes, mais aller s’introduire chez le monde…

Fanchette se retourna vers lui prestement :

— Écoute, Jean, nous sommes accordés, tous deux, et tu sais que je t’aime, mais si tu n’oses rien risquer pour sauver Marie, tu n’as pas besoin de compter sur moi ; et, je t’en avertis, tant qu’elle ne sera pas libre, je ne voudrai pas entendre parler de la noce.

— Eh bien, la petite a raison, dit rondement le fils de Marthe, nous serions les derniers des misérables, si nous ne tirions pas de ce pétrin notre pauvre demoiselle, la fille de nos maîtres, et si nous laissions ce Juif de malheur mettre sa griffe sur tout le domaine et sur tout le pays. Nous essayerons, et nous réussirons, et si quelqu’un veut se mettre en travers, je l’assomme !

Il leva son gros poing, et le laissa re­tomber sur la table, comme une massue.

— Doucement, mon petit, ne parlons pas si vite d’assommer le monde, je pense aussi que nous devons enlever la demoiselle, mais sans rien casser, autant que possible. Moi, voici mon idée :

Tous écoutèrent, car le vieux Guillaume était un homme prudent et de bon conseil. Comme il était à la place d’honneur au coin du feu, il tisonna un moment avec les pincettes, et prit un gros charbon de braise pour allumer sa pipe.

— Tu dis que tu as un moyen de lui parler en tête-à-tête, petite ?

— Oui, je monte au grand arbre qui est juste sous sa fenêtre et nous nous parlons dans la nuit.

— Elle se tuera ! murmura Madeleine avec angoisse.

— Non, il n’y a pas de danger, la petite est adroite et leste comme un isard. Pour une fois, ma fille, il faut remonter à l’arbre, voir la demoiselle et la faire consentir à tout. Si nous ne sommes pas d’accord avec elle, il n’y a rien à tenter.

— Je la déciderai.

— Il faudra bien convenir du jour, c’est-à-dire de la nuit, et de l’heure et qu’elle trouve le moyen de sortir du château. Le mieux, c’est la petite porte qui s’ouvre dans la tour du nord, je connais la porte, c’est moi qui ai posé la serrure, — le sacristain était adroit et, dans sa longue vie, avait fait un peu tous les métiers manuels, — une serrure pas méchante, un peu rouillée, il faudrait, par précaution que la demoiselle pût avoir une goutte d’huile. Elle n’aura qu’à faire deux tours, à lever la barre de fer, et la voilà dehors. Il ne manque pas de ronces et de branches devant cette porte, on peut s’y cacher. Le tout est que Mademoiselle puisse tourner la clef et lever la barre.

Louis se mit à rire :

— Ne vous tracassez pas de ces détails, j’aurai un bon plan, et si la porte me résiste, vous pourrez dire que je ne m’appelle pas Louis Eychenne.

— Ça, c’est une ressource « dé cap ou aouté », mon fils, et si nous pouvons nous passer de l’effraction, ça vaudra mieux. Enfin, je ne dis pas, au besoin.

— Tout ça, dit Jean, c’est assez simple, le tout est de décider la demoiselle.

— Oui, avant qu’elle ait refusé d’épouser son oncle. Tant qu’il aura quelque espoir de la faire consentir, il n’entreprendra rien contre sa vie.

— Je reconnais que tu as raison, maman, avoua Fanchette. Je monterai à la fenêtre de Marie ce soir, mais il faut avoir fixé le jour.

— Voyons, — le vieux Guillaume calcula mentalement en comptant sur ses doigts, — nous sommes aujourd’hui dimanche, mettons que tu lui parles ce soir, il faut qu’elle soit assez rétablie pour pouvoir descendre, pour qu’on ne reste pas auprès d’elle pendant la nuit, après ça, le plus tôt sera le mieux.

— Ça va, et l’heure ?

— L’heure ? Minuit ?

— C’est trop tôt. Ce vilain singe d’oncle veille dans sa chambre. On voit la lampe luire à sa fenêtre jusque passé minuit, comme un follet.

— Alors, deux heures ?

— Oui, c’est ça, vers deux heures, c’est-à-dire nous serons là, cachés dans les fourrés des vieux fossés, à partir d’une heure, nous deux…

— Tu peux dire « nous trois », mon Jean. Si tu crois que je vais te laisser aller sans moi !

— Alors, nous irons tous ?

— Non, Madeleine, opina Guillaume, plus on est nombreux, plus on risque de « mener du bruit ». Je crois que les jeunes suffiront ; ce n’est pas que je me tire en arrière si on avait besoin de moi, mais on est vieux, on a du catarrhe sur la poitrine, c’est assez d’une quinte de toux pour éveiller gens et bêtes.

— C’est vrai, les bêtes, les chiens vont aboyer.

— N’ayez pas peur des chiens, dit Fanchette, ils me connaissent, et puis ils aboient quand même toute la nuit pour peu que la lune donne. Achève ce que tu voulais dire, Jean.

— Je voulais dire que nous serons là, dès une heure, nous deux, — nous trois, si tu veux, — il sourit à Fanchette, et la demoiselle prendra son temps pour descendre et ouvrir la porte, nous serons toujours là et nous l’emmènerons.

— Nous l’emporterons, dit Louis, si elle ne peut pas marcher.

— Où la cacherons-nous ?

— Ici, dit Madeleine spontanément.

— D’abord, oui, mais ce n’est pas assez sur. C’est chez toi, Madeleine, qu’on ira la chercher tout de suite. Le mieux serait même de la conduire sur-le-champ là où elle devra passer ces quatre mois. Son tuteur a le droit de la reprendre partout.

— Il faudrait pouvoir la conduire à Vèbre, chez le vieux monsieur, le subrogé tuteur, on lui expliquerait bien tout ce qui se passe et je crois qu’elle y serait en sûreté. Ce n’est pas trop loin.

— Vous avez raison, Marthe, nous l’y conduirons la nuit même. Je me charge de procurer la monture. C’est moi qui soigne l’ânesse de M. le Curé, il sera content de la prêter, le saint homme, pour le service de la demoiselle.

— Bon, résuma Fanchette, alors c’est entendu, mardi, d’après-demain en huit, deux heures du matin, porte de la tour du nord, un peu d’huile pour la serrure et lever la barre de fer, voilà !

— Ce n’est pas tout, dit Guillaume, si quelque chose venait à empêcher la demoiselle, elle nous suspendrait un mouchoir à la fenêtre de sa chambre lundi soir, et nous comprendrions que c’est partie remise.

— Il ne faut pas remettre, il faut sauver Marie coûte que coûte, la sauver quand même elle ne le voudrait pas, mais elle le voudra. Je m’en charge.

Guillaume se leva, tirant sa montre.

— Eh bien, nous voilà d’accord, tout est arrangé. Bonsoir la compagnie, je m’en vais sonner les vêpres, et n’oubliez pas que je l’attendrai ici avec l’ânesse.

À leur tour, Marthe et son fils s’en allèrent… Jean prit les mains de sa fiancée.

— Méchante, méchante, qui préfère Mlle Marie à son pauvre Jean, car enfin, tu l’as dit que, si je ne la sauvais pas, tu ne voulais plus de moi.

— Ne te fâche pas, mon Jean, je t’aime tout de même, va ; mais comment voudrais-tu que j’aie le courage d’être heureuse si je voyais Marie devenir la femme de son oncle, et trembler sous la griffe de ce méchant homme comme un pauvre petit linot emporté par l’astou ! Il me semble que le Bon Dieu ne pourrait pas nous bénir.

— Tu as raison, ce que j’en disais, c’était pour te taquiner, et je ne t’aime que davantage à te voir la meilleure des filles, comme tu es la plus jolie.

Fanchette se mit à rire, non qu’elle fût vaine, mais elle était si heureuse de plaire à Jean, et de voir comme il l’aimait !