La Revue populaire (p. 88-89).

X


La nuit suivante, grimpée sur les hautes branches de l’aulne, que la sève printanière commençait à boursoufler par places, Fanchette tenait dans sa main, la main de sa sœur de lait, comme pour lui insuffler la force de son sang et le courage de son cœur, et s’évertuait à la décider à fuir.

— Il le faut, Marie. Tu sais que si tu restes, tu finiras par consentir, et ce sera le malheur de toute ta vie. Fais-le pour moi, sinon pour toi. Tu sais, j’ai dit à Jean que je ne l’épouserai pas avant de te voir libre.

— Tu as raison. Je crois que je serais capable, pour avoir la paix, de consentir aux désirs de mon oncle et, pourtant, plus je vais, plus je me sens malheureuse à la pensée d’être sa femme. On dirait déjà qu’il me tient ; si tu pouvais voir les regards qu’il jette sur moi, je crois qu’il est méchant, en effet, et moi je suis si faible encore, si malade !

— Vois-tu, il n’y a pas un jour à perdre ! Je trouve même que nous avons remis cela un peu loin. Pourras-tu descendre dans la chambre basse ? Auras-tu la force d’ouvrir la porte ? Si tu essayais, d’ici là, d’y aller mettre un peu d’huile, dans la journée.

— Impossible d’y songer. Madame est sur mes talons, où que j’aille. Et pendant la nuit, je n’aurai pas le courage d’y descendre deux fois, et puis, ce serait un danger de plus d’être entendue. Pourrai-je seulement réussir à m’échapper pendant la nuit où vous m’attendrez !

— Tu pourras, tu pourras, à moins que tu ne préfères descendre tout de suite avec moi, par l’arbre.

Marie frissonna.

— Oh ! non, je tomberais certainement, il vaut mieux essayer de la porte, mais il y a Louise.

— En la payant, tu pourrais peut-être essayer de la faire taire, si elle te découvre.

— Ce ne serait pas sûr, et puis, je n’ai pas d’argent.

— Comment, ton oncle te laisse sans argent !

— Presque toujours.

— Misère ! revenons à ce que nous disions.

— Attends, on a remué.

— Peureuse !

— As-tu envie que Mme Guilleminot entende ce que nous disons ?

— Tu as raison. Écoutons.

Le rideau qui masquait la porte de la chambre voisine avait bougé, mais un peu de vent s’était levé et entrait par la fenêtre ouverte.

— Non, dit Marie, rien ne bouge, c’est le vent.

Fanchette était déjà venue trois fois ainsi, nuitamment, et la conversation avec Marie n’avait jamais été surprise. Rendues confiantes par ce succès, les deux jeunes filles ne songèrent plus au danger d’être épiées.

— Voyons, Marie, décide-toi.

— Eh bien oui, je ne suis pas capable de résister à mon oncle en face, mais je ne veux pas être sa femme et j’aurai la force de m’échapper : c’est entendu, demain en huit, je prendrai le meilleur moment pour descendre, et, entre une heure et deux, j’espère, j’ouvrirai la porte de la tour du nord.

— Nous serons derrière la porte, Jean et moi, avec Louis, tu peux y compter. Si quelque chose était dérangé, un mouchoir suspendu à la fenêtre, mais il ne faut pas faiblir.

— Je serai forte ; il me semble qu’à l’idée d’être libre, déjà, je respire mieux.

— Voilà comme il faut être. Attends, je viendrai ta voir lundi, dans huit jours, la veille de ton évasion. Nous ne pourrons nous rien dire, mais si le malheur voulait que tu fusses malade, je le saurais, et puis, tu pourrais m’avertir d’un seul regard. Tiens, j’y pense, si tout va bien, tu n’aurais qu’à me dire une phrase quelconque, dont nous allons convenir d’avance. Par exemple, tu me diras : « Mes tendresses à ta mère ». Oui, c’est ça : « Mes tendresses à ta mère », ce n’est pas compromettant et ça ne voudra rien dire que pour nous deux.

— C’est une bonne idée, oui, viens lundi. Rien que de t’apercevoir, je serai en­couragée.

— Alors, tout est dit. N’oublie rien.

— Sois tranquille, va-t’en.

— Bonne nuit. Jusque-là, dors, mange, sois de bonne humeur, ne boude pas à ton oncle ; tu peux même le laisser espérer que tu vas consentir, on te surveillera moins.

— Oui, oui, descends à présent, tu vas être glacée ; comme ce vent est froid !

Marie, penchée, toute à l’angoisse que lui causait toujours la descente aventureuse de Fanchette, n’entendit pas un mouvement, comme le bruit étouffé d’un pas qui aurait fait gémir le parquet dans la chambre voisine.