La Revue populaire (p. 81-84).

VII

Comme des lucioles, de petites clartés éparpillées brillaient dans les sentiers de la montagne avoisinant l’église d’Aulos.

Ce n’était pourtant pas une de ces nuits d’été pendant lesquelles s’allument les vers luisants sous les herbes chaudes. La neige, récemment tombée, persistait encore, par places, sur les troncs d’arbres exposés au nord, en lisière au bord des talus, et faisait des places blanches au milieu des sombres massifs de sapin. La bise s’était calmée, tout était tranquille, de cette tranquillité des nuits d’hiver suggérant la pensée de la mort.

Mais ce soir, tout était joie. La montagne était pleine de lumières, l’air était plein de vibrations, la nuit était palpitante de vie ; on était au 24 décembre, partout se commémorait la nuit auguste où, sous la forme d’un enfant, souriant dans les bras de sa mère le salut était descendu sur le monde. Les vibrations dans l’air, c’était le chant des cloches, s’élevant des clochers, se répercutant aux échos, se mariant harmonieusement aux chants des cloches voisines qui éveillaient d’autres échos, rencontraient plus loin d’autres sonneries, et ainsi, de proche en proche, toute la montagne vibrait.

Les lueurs, c’étaient les petites lanternes aux mains des habitants de la campagne en route pour la messe de minuit ; il y en avait partout, en haut, en bas, dans les combes et sur les coteaux, elles tremblotaient comme de lointaines étoiles, ou luisaient, plus près entre les branches dépouillées des arbres. Il y en avait dans toutes les paroisses, autour des Cabannes, autour de Lassus et de Larnat, autour de Sinsat et de Verdun, par groupes, ou solitaires, ainsi, toute la montagne brillait.

Oh ! la joyeuse nuit dans laquelle on croyait entendre passer des anges, oh ! la blancheur de la neige et la blancheur des consciences, et la paix, dans les cieux, et sur la terre aux hommes de bonne volonté !

Jean Savignac escortait Madeleine et Fanchette. Elles n’avaient pas un long chemin à faire, puisque leur maison était dans le village, mais c’était une occasion de se rapprocher ; tout ce qui était espoir et joie semblait plus tendrement unir les deux fiancés, et Fanchette toute contrite des graves souvenirs de l’absolution d’hier et de l’attente de la communion proche, sentait, en cette nuit de rénovation et d’espérance, se sanctifier en elle son affection sacrée pour l’homme auquel elle avait donné sa foi, et qui devait former avec elle une nouvelle famille, une nouvelle manifestation de vie et d’avenir.

Comme ils allaient atteindre la porte de l’église, Fanchette toucha le bras de son fiancé :

— Jean, voilà la voiture de Gabach ; maman, arrêtons-nous un peu, veux-tu, attends, Jean, tu vas voir Marie.

Mme Guilleminot se fut volontiers dispensée de cette sortie dans la nuit froide, mais Marie, cette fois, s’était adressée à son oncle, et Raymond, désireux de paraître complaire à sa nièce, avait intimé à l’institutrice l’ordre de l’accompagner à la messe de minuit.

— Restons ici, dit Fanchette, accotée avec sa mère et son fiancé à l’un des angles du petit porche, on a allumé une lampe à l’intérieur, tu pourras la voir.

Marie descendit de la voiture et, lentement, suivie de sa gardienne, monta les deux marches : sa taille élevée, svelte encore, en dépit du lourd manteau et le visage lassé, tout blanc sous le voile épais.

— Elle est belle et blanche comme Notre-Dame d’Orlu, dit Jean, la voix admirative.

— Comme elle est pâle, murmura, les mains jointes, la nourrice apitoyée ; je crois qu’elle a encore maigri depuis que je ne l’ai vue.

Madeleine ne voyait pas souvent Marie, découragée qu’elle était par l’accueil hostile de la dame de compagnie et la contrainte qui gênait les expansions souhaitées.

Quand se fut déroulée la pompe naïve du saint office, tandis que Marie priait encore dans la foi tendre de son âme, fortifiée un peu par la présence en elle du divin consolateur, elle sentit frôlée par la robe de Fanchette qui sortait, suivant sa mère.

Sans se laisser intimider par le regard sévère de Mme Guilleminot, Fanchette se pencha vers Marie et lui dit très bas :

— Comment es-tu, chérie ? Je te trouve très pâle.

— J’ai de la peine.

— Du nouveau alors ?

— Oui.

J’irai te voir une de ces nuits.

Et elle passa, sans attendre les protestations de Marie, toujours effrayée de ses entreprises hasardeuses.

Le surlendemain, en effet, dans la nuit, Marie entendit à ses vitres le petit tapotement qui lui révélait la présence de Fanchette. L’audacieuse fille, une fois encore, avait grimpé dans l’aulne et sa tête hardie effleurait le niveau de la croisée.

— Fanchette ! Oh ! Fanchette, je ne veux pas que tu viennes ainsi, c’est trop dangereux, et par cette nuit glaciale !

— Ce n’est rien, au contraire, l’arbre n’a plus de feuilles, on voit les branches à présent, c’est comme un escalier. Que t’a-t-on fait encore ? dis vite.

— Tu ne sais pas ! Mon oncle m’a demandé de l’épouser.

— Tu vois bien, cria Fanchette indignée, voilà comment il veut s’y prendre pour rester le maître à Gabach. Malheureuse Marie ! Tu lui as dit non, j’espère ?

— Je n’ai pas dit oui. Je ne voudrais pas devenir la femme de mon oncle, l’église le défend ; je ne l’aime pas et je tremble devant lui, je préférerais être morte, mais je n’ai pas dit non.

— Il faut oser, il faut dire non, et très haut, et très décidément encore. Courage, du n’as plus que quatre mois d’ici à ta majorité, alors tu seras sauvée, il faut dire non.

— Je ne sais pas si je dois refuser réellement.

— Comment, « tu ne sais pas », mais c’est ignoble que ton oncle ose te violenter pareillement !

— Il m’a dit qu’il ne me violenterait pas, que j’étais libre, mais qu’il espérait me persuader : qu’il serait bon et juste que Gabach restât à la famille, à ceux de notre nom, et ne s’en allât pas à des étrangers ; qu’il a donné tous ses soins à mes intérêts et que maintenant, pour récompense, j’allais, si je me mariais, tout apporter à un mari qui profiterait de mon faible état d’esprit pour me tromper et me ruiner, tandis qu’avec lui, qui m’aimait, je serais tranquille et heureuse.

— Heureuse ! Mais tu ne le connais pas, ton oncle, tu ne sais pas à quel point il est dur et méchant. Ce serait le malheur du pays s’il restait le maître ici, ce serait surtout ton malheur, à toi d’être sa femme, car tu ne peux l’aimer.

Marie frissonna.

— Oh non, je te dis qu’il me fait peur, que je préférerais mourir que d’être sa femme et de passer ma vie avec lui, mais je ne voudrais pas que cette impression me rendit injuste à son égard. Il y a quelque chose de vrai dans ce qu’il dit.

— Non, cria Fanchette, non, il n’y a rien de vrai. Ton oncle est avare, il veut garder Gabach, et il n’a d’autre moyen que de t’épouser ; il ne t’aime pas, il n’aime que ton argent. Si tu es ferme, il ne peut rien contre toi. Nous aimerions mieux nous aussi, te voir morte que de te voir entre ses mains pour toujours, et si tu n’es pas bien décidée à résister, nous t’enlèverons plutôt ; oui, nous ferons cela, je te le jure, si tu ne veux pas te sauver toi-même.

— Tu me donnes du courage. Oh ! que je voudrais être énergique comme toi.

— Oh moi, si j’étais à ta place !… d’abord, je m’échapperais.

— C’est vrai ; il me semble que si je n’étais plus ici, si je ne voyais sans cesse mon oncle et Mme Guilleminot qui travaillent à me persuader, je pourrais mieux résister ; mais je suis si lasse, si lasse !

— Résiste, Marie, sois énergique, nous t’aiderons. Je ne sais encore ce que je ferai, j’organiserai quelque chose avec Jean, avec Marthe et son fils, sois forte encore un peu de temps. Promets-moi de ne pas t’engager avant de m’avoir revue. Je reviendrai bientôt.

— Non, je te défends de remonter là où tu es, j’ai des cauchemars à la pensée que tu peux tomber et te tuer. Ne reviens pas comme cela.

— Eh bien, je reviendrai ouvertement, par la porte, ton « chien de garde » ne me fais pas peur, et il sera bien habile si je ne parviens pas à te dire un mot, à te faire un signe.

— Oui, reviens ainsi, et reviens bientôt ; j’essayerai de ne rien promettre.

Adroite et souple comme un chat, Fanchette, de branche en branche, atteignit bientôt la pierre plate, où justement Louiset venait de déposer son bouquet.

La jeune fille mit un doigt sur ses lèvres.

— Chut, dit-elle, je l’ai vue.

Le sauvage ouvrit des yeux attentifs.

— Tu viens ici chaque nuit ?

Il fit signe que oui.

— Bien, continue de venir, il faut veiller, Loup.

— Je veille, répondit le fauve.