La Revue populaire (p. 78-81).

VI


Marie fut réveillée par un bruit léger, comme des petits coups qui auraient été frappés à sa fenêtre.

Le brouillard, encore presque tiède d’une tranquille nuit de novembre, atténuait les rayons de la lune qui ne répandait qu’une sorte de clarté pâle, diffuse et sans ombres.

Marie se dressa, écouta un instant pour se rendre compte de la nature du bruit, discret, comme des coups d’ailes d’un oiseau qui se serait débattu, captif, dans quelque main méchante.

Trop indifférente pour être sensible à la frayeur, Marie pensa d’abord, en effet, à quelque oiseau demandant asile. Elle se leva doucement et crut, sur les carreaux où venait la lueur pâle du dehors, distinguer comme une main qui aurait heurté à son carreau.

Une terreur pourtant l’étreignit ; la terreur superstitieuse de quelque chose de surnaturel, de quelque âme en peine, ainsi qu’aux environs de la Toussaint, il en est, disent les vieilles légendes, qui viennent se rapprocher des vivants afin d’implorer des prières.

Elle demeurait donc frémissante et muette, quand elle entendit à la fenêtre une voix dire son nom impatiemment.

— Marie, Marie !

La voix de Fanchette, mais qui donc ? L’âme de Fanchette, alors ?

Plus pressante, la voix continua :

— Marie, n’aie pas peur, c’est moi, ouvre, ne fais pas de bruit.

Un peu rassurée, Marie, très doucement, fit tourner l’espagnolette. Elle n’avait pas allumé de lumière et la lune répandait assez de clarté pour lui permettre de voir Fanchette, la tête et la main émergeant des ramures de l’aulne au niveau de la fenêtre.

— Grand Dieu, comment es-tu là ?

— Parle bas, j’ai voulu te voir et je suis montée sur l’arbre.

— Mais tu es folle, mais tu vas te tuer, comment es-tu arrivée jusqu’ici ?

— Pas de danger. Je suis bien établie sur une grosse branche, en sûreté comme à terre.

— Peux-tu venir dans ma chambre ?

— Non, c’est un peu trop haut, mais nous pouvons causer. Couvre-toi d’abord, tu vas avoir froid, et puis, reviens vite. Où est la niche de ton chien de garde ?

— Tu veux dire Mlle Guilleminot. Là, tout près, voilà sa porte.

— Ah bon, je l’entends ronfler, il me semble ; puisqu’elle dort, ça va bien, dépêche-toi seulement.

Marie s’était rapidement couverte et revenait vers la fenêtre.

— Fanchette, quel bonheur de te voir, je n’ai pu te dire un mot depuis mon arrivée ; on me garde comme une prisonnière, — elle frissonna, — comme une folle.

— C’est ta faute ; pourquoi es-tu si docile ! tu n’as jamais eu de caractère. Mais c’est trop bête, à la fin ; moi, à ta place, je sauterais par-dessus les murailles, je me révolterais, je ne me laisserais pas mener comme ça.

— Je ne peux pas, dit Marie.

— Et tu as plus de vingt ans ! Quand donc seras-tu forte ? Enfin, dans quelques mois tu seras ta maîtresse, j’espère que tu mettras tout ce monde à la porte et que tu apprendras à avoir de la volonté, à ne pas supporter cette grosse femme toujours cousue à tes jupes. Nous ne nous voyons presque jamais. J’avais besoin de te parler librement ; tu vois, j’ai trouvé le moyen.

— Un moyen terrible, Fanchette ! maintenant, en causant avec toi, je tremble, j’ai une sueur froide sur tout le corps, je crains toujours de te voir perdre l’équilibre et t’écraser en bas.

— Ne crains rien, je suis solide. Tu sais que j’ai toujours été fameuse pour grimper aux arbres. Mais ce n’est pas pour te dire ça que je suis venue ; c’est pour parler de toi et de moi. Tu ne sais pas, je suis fiancée.

— Non, je ne savais pas. Que je suis contente ! C’est un garçon de par ici ?

— Non, il est de Vicdessos. Nous nous sommes connus à la foire de Tarascon, il s’appelle Jean Savignac, il a vingt-sept ans, il est revenu du service il y a trois ans. Si tu savais comme il est bon, comme il est beau et comme nous nous aimons !

Pauvre Marie ! Être une jeune fille vivace, libre et joyeuse, avoir un fiancé, l’aimer, en être aimée, sourire à un avenir heureux ! Elle avait bien de la peine à se figurer un semblable « état d’âme » et ne savait que répéter :

— Fanchette, oh ! que je suis contente ! Quand vous mariez-vous ? Bientôt ?

— Oui, bientôt. Le moment n’est pas encore fixé ! Il faudra que tu viennes à mon mariage.

— Bien sûr ; c’est-à-dire, je ne sais si on voudra me le permettre.

Fanchette eut un mouvement d’indignation si vif qu’il faillit la précipiter ; Marie réprima un cri.

— Redescends, tu vas te tuer, redescends, je t’en conjure, mais, à propos, ton mari va t’emmener à Vicdessos.

— Non, ma mère ne veut pas se séparer de moi ; c’est Jean qui viendra chez nous s’il trouve à s’occuper ici ; cela dépend un peu de toi.

— De moi ?

Marie avait peine à comprendre qu’une chose, n’importe laquelle, put dépendre d’elle, d’elle si dépendante de tous.

— Écoute, on n’a pas encore donné la place de garde particulier à Gabach, de­puis la mort de Volusien, et je voulais te demander cette place pour Jean.

— Oh ! ce serait avec bonheur, mais que veux-tu que je fasse, ce n’est pas moi qui nommerai le garde.

— Nom de nom ! fit Fanchette qui, à l’occasion, savait rondement parler, mauvais chiffon que tu es. Ah ! ce n’est pas toi qui nomme le garde ! Ce n’est pas toi ceci, ce n’est pas toi cela, tu as vingt ans et demi, tu vas être maîtresse de ta fortune et de ta vie et tu n’es rien, et tu ne sais rien vouloir, et tu te laisses mener comme un bébé. C’est trop fort à la fin ! Comment feras-tu quand toute l’administration va te tomber dans les mains ?

Marie baissa la tête, écrasée.

— Oh ! comment ferais-je ? Je n’ai pas d’intelligence, je ne suis capable de rien. Il faudra bien que je prie mon oncle de continuer à mener mes affaires.

— Ton oncle ! Ah ! vraiment, ton oncle dur au pauvre monde, et méchant comme un mauvais chien, ton oncle qui a renvoyé Marthe…

— Oh ! ma pauvre vieille Marthe, soupira Marie pour qui le départ de la cuisinière avait été un réel chagrin.

— Oui, la pauvre vieille Marthe qui est partie en pleurant, parce qu’elle t’aimait ; ton oncle, qui te sépare de ceux qui te sont dévoués, ton oncle qui a défendu à cette grosse fainéante qui ronfle là, tout près de te quitter plus que ton ombre et de te laisser échanger un mot avec maman et moi qui t’aimons plus que tout le monde.

Oui, plus que tout le monde, continua Fanchette avec véhémence, tandis que Marie pleurait, accablée, à ce point que, si, pour te voir libre, bien portante, heureuse, il fallait renoncer à mon fiancé, à mon Jean que j’aime tant, je crois que j’y renoncerais !

Au risque de perdre l’équilibre, Fanchette se haussa un peu, et de sa main inoccupée, l’autre s’agrippant toujours aux branches de l’arbre, elle vint découvrir les yeux de Marie qui pleurait toujours la tête dans ses mains, sur l’accoudoir de la fenêtre.

— Ne pleure pas ainsi, bête, reprit-elle avec les mots familiers de sa petite enfance. Je ne viens pas pour te faire pleurer, mais pour te donner du courage. Promets-moi seulement que tu sauras être forte à ta majorité, tu es aussi intelligente que qui que ce soit, va, sois-en persuadée, je te connais bien peut-être ! Promets-moi que tu sauras te débarrasser de cette grosse dondon qui t’écrase, et faire revenir la bonne Mlle Estevenard, et surtout, laisse-moi te le dire, te débarrasser de ton oncle. Est-ce que tu l’aimes, toi, ton oncle ?

— Non, dit franchement Marie, je ne l’aime pas. Il n’est cependant pas méchant avec moi ; je ne l’aime pas, mais il me semble que je ne pourrai jamais lui résister en face, ni dire non à une de ses volontés.

— Marie, il faut être plus forte, dans six mois ton oncle n’aura plus aucun droit sur toi ni sur tes biens… Il est méchant, crois-moi, et il est avare ; il ne se souciera pas du tout de te rendre toute ta fortune et de cesser d’être le maître ici, mais si tu sais vouloir, il ne pourra rien faire. Compte sur nous. Nous te sommes tous dévoués, ici : le vieux Jacques, maman, moi, Marthe, qui est retournée à Aulos chez son fils, et son fils qui t’est dévoué comme elle, et Jean à qui j’ai tant parlé de toi. Tu le prendras à ton service, il te défendra et fera tout bien marcher ici, si tu savais comme il est intelligent et « entendu » pour tout ! Tout s’arrangera, prends seulement courage, et surtout ne signe rien à ton oncle, ne lui promets aucune maîtrise ici, quand tu seras majeure.

— J’essayerai d’avoir du courage, mais si mon oncle me demande quoi que ce soit, moi, toute seule, en face de lui, je ne résisterai pas.

— Eh bien, n’as-tu pas un subrogé tuteur ? Écris-lui, je me charge de lui faire parvenir ta lettre.

— Oh ! c’est mon pauvre oncle de Vèbre, il est très vieux. Et puis que lui dirais-je ? mon oncle Raymond a été un parfait administrateur de mes biens, je n’ai pas de réclamation à faire, et mon oncle de Vèbre ne voit que par ses yeux.

— Voyons, dit Fanchette, qui commençait à se trouver assez inconfortablement sur son perchoir, voyons, où, comment pourrions-nous nous rencontrer pour causer en paix, cherchons.

— Pas maintenant, j’y songerai, mais je vois que tu te fatigues, tu pourrais tomber ; va-t’en, je t’en conjure, va-t’en, chérie, et ne reviens pas ici, c’est trop dangereux, tu me fais mourir !

— Je reviendrai pourtant si je ne trouve pas d’autre moyen de te voir, adieu chérie.

— Adieu Fanchette, que tu es bonne, tu es bien toujours la même. Marie se pencha pour embrasser le front de sa sœur. Et que tu es heureuse d’avoir autant de courage ! Mais tu m’as fait du bien, il me semble que je serai plus forte désormais ; va très doucement ; je vais dire une dizaine de chapelet pendant que tu descendras ; prends bien garde…

— Bonne nuit, chérie, sois courageuse.

Avec précaution, savamment, Fanchette commença à descendre de branche en branche, comme par des échelons successifs. Le brouillard, plus dense, permettait à peine à Marie de distinguer, comme une tache blanche dans la verdure sombre de l’aulne, le fichu de laine qui couvrait la tête de sa sœur, et puis cette tache s’estompa, se perdit dans la masse brumeuse.

Penchée, haletante, Marie égrenait matinalement son chapelet, craignant le bruit d’une chute, mais bientôt Fanchette lui disait de sa voix Claire, montant dans la nuit, à travers les frondaisons.

— J’y suis. Bonsoir, chérie.