Ollendorf (p. 45-70).


III

La kermesse.


Ce fut le temps joyeux de la kermesse, après les moissons. On arriva à la ville de tous les villages de l’île, ceux qui étaient proches, comme le village de Joos et de Neele, où parvenait encore distinct le carillon de la tour, ceux qui étaient aux extrémités, vers les rivages, au pied des dunes. De toutes les routes affluèrent les chars indigènes, d’une forme si originale, sinueuse et chantournée, à la fois chaise à porteurs et galère antique. Une foire occupait la Grand’Place : baraques, théâtres, jeux, loteries, manèges de chevaux de bois, tournant dans un vertige d’étoffes à paillettes et de miroirs. Des ronflements d’orgue, des boniments de parades, sans compter la liesse d’une foule grossissante, tout à la joie de vivre, en cette île heureuse d’être innocente.

Joos y était venu avec la vieille Barbara Lam, sa mère, un peu effrayée parmi cette cohue, et mal assurée sur ses jambes. Ils avaient donné rendez-vous à Neele dans une des grandes auberges de la Place. Ils y entrèrent et la trouvèrent qui attendait déjà, au milieu d’une bande de jeunes filles, debout dans un coin et se tenant enlacées à la taille, selon l’habitude fréquente là, en une chaîne étroite et harmonieuse. Neele se détacha, s’en vint vers eux, un peu rougissante… Elle avait ses plus beaux atours. Joos se mira dans ses bijoux, se regarda dans ses yeux, qui étaient clairs comme de l’or. On dansait. Les couples tournaient sur la vaste musique d’un orgue, bruit grondant comme la mer, rythme qui déferle. C’était une sorte de valse avec glissements de pieds souvent répétés, et terminée par un baiser. Au plafond, se déployait la Couronne de la Jeunesse, un grand lustre à plusieurs branches formé de verdure et de fleurs rouges. La jeunesse dansait, libre, amoureuse, s’empoignant à pleine étreinte, dans ce jour de galante tolérance qui est le signal de presque toutes les rencontres et fiançailles. Les doigts tressés aux doigts ! Les lèvres cherchant les lèvres ! Et tout cela si ingénu, si conforme à l’idylle éternelle ! Des jeux d’amours puérils, comme d’offrir à la femme un verre rempli de liqueur et de tenir le verre par le pied entre ses dents, tandis que la femme boit, le visage tout proche.

Suave harmonie des choses en ces pays qui sont voisins de la Nature ? La liqueur qu’on y boit surtout est ce schiedam onctueux, d’argent fluide, couleur du soleil dans les brumes, qui est d’argent aussi, et réchauffe aussi, en silence. D’autre part, c’est la région des tulipes, y occupant des plaines immenses, formant des tapis colorés et frêles ; et les verres dans lesquels on boit ont à leur tour la forme des tulipes. Analogies subtiles, harmonies unanimes, qui mettent tout d’accord selon un rythme initial, lequel n’existe plus que dans quelques îles vierges.

Donc Joos s’était assis avec Neele, en un coin isolé. Ils étaient plus graves que tous ces joyeux couples buvant et dansant, comme ceux qui sont déjà plus avant dans leur amour. Ils parlaient peu, étourdis par le vacarme, la poussière soulevée et les danses. Joos tenait les mains de Neele dans les siennes, mais il les sentait plus calmes, presque indifférentes ; on aurait dit qu’elles étaient endormies. Où est le premier temps où leurs mains se rencontraient, si impressionnables ? Elles se touchaient alors, comme des flammes qui s’augmentent de se joindre. Joos s’inquiéta de cette froideur de Neele. Elle avait l’air changée, depuis quelques semaines. Elle rêvassait, les yeux ailleurs, quand il lui parlait. Et il avait l’impression de devoir, chaque fois, ramener ses yeux à la conversation. Elle n’en était que plus jolie, avec ses yeux où était l’horizon, ses yeux d’eau, comme on en trouve dans les îles et les provinces de canaux. Et puis, aujourd’hui elle avait mis tous ses falbalas de fête.

— Tu es toi-même une kermesse, chuchota Joos. Tes bijoux carillonnent… Il disait cent choses tendres, s’efforçait de plaire ; et Neele souriait un peu, serrait d’une petite pression meilleure les mains de Joos, inquiètes et toujours dans l’attente.

Soudain il se passa on ne savait quel incident sur la Grand’Place. On aperçut, à travers les hautes vitres, que du tulle ornait comme des fleurs de gelée, des rassemblements, des remous de foule, des cris, un vaste émoi. Les danses s’interrompirent. La plupart coururent au dehors pour s’informer, voir. La vieille Barbara Lam s’était rapprochée de Joos, un peu alarmée. Qu’était-il arrivé ? On voyait, au loin, le bourgmestre et aussi le pasteur Tyteca, l’air très ému, le visage décomposé, attendant au coin de la Grand’Rue, tandis que la police repoussait la foule, cherchait à frayer un passage libre jusqu’à l’hôtel de ville. Tout à coup il y eut un immense silence. La ville instantanément cargua toutes ses rumeurs. Un cortège déboucha. Quelques hommes portaient un corps — un cadavre, peut-être. Quel accident était arrivé dans le pays ? La vieille Barbara Lam s’était signée comme elle en avait coutume devant la mort… Il y eut une soudaine brume sur les yeux d’eau de Neele.

Joos était allé aux nouvelles. Il revint bientôt près de sa mère et de Neele. Un horrible événement ! Il s’exprima en mots brefs, à voix entrecoupée : « Au grand chêne des Trois-Chemins… Un pendu… On l’a trouvé, dans les hautes branches. Mort !… Et depuis des heures sans doute ! Il était tout froid. » La foule avait fait cercle, écoutait… Tous demeuraient épouvantés, et se taisaient, perdus dans de graves songeries : Un pendu ! Un suicidé ! Donc un homme s’était tué lui-même. Cet acte horrible, ce crime inconnu chez eux, dont les pasteurs, immémorialement, parlaient en vagues allusions comme d’un péril contagieux contre lequel il ne fallait qu’à peine les mettre en garde, un vice de civilisation dont ils étaient exempts, voici tout à coup que le spectacle en éclatait dans l’évidence du soleil. Pour que nul n’en ignorât, le suicidé avait montré sa face blanche, ses lèvres vertes, son ricanement d’agonie devant les habitants de toute l’île réunis en kermesse. Le cadavre du pendu leur avait tiré la langue : « Qui est-ce ? Qui est-ce ? » crièrent, autour de Joos, les danseurs qui étaient demeurés dans l’auberge. Joos ne savait pas encore. Tout le monde resta dans l’attente. L’orgue n’avait plus osé recommencer sa mugissante musique. Il se taisait. Les voix aussi avaient peur, se répondaient en chuchotements, s’interrogeaient avec une stupeur que rien ne satisfaisait. Comment cette action criminelle, qui s’accomplit parfois, paraît-il, dans les grandes villes perdues, avait-elle pu se commettre dans l’île ? Quel malheureux osa attenter lui-même à sa vie, par conséquent à la vie de l’Univers, à la vie de Dieu ? C’est le plus grand péché, celui qui n’avait jamais souillé l’île.

Tout à coup, les curieux obstinés qui avaient continué de guetter aux fenêtres, crièrent : « Le pasteur Tyteca va entrer. Nous allons savoir ! » Le silence s’agrandit. Un instant après, le vieux pasteur, qui était l’orgueil et la sagesse de l’île, le phare continué des vieux âges, pénétra, en effet. Il était un peu plus pâle. Sa barbe en parut moins blanche, comme la neige quand passe un nuage. Toutes les têtes s’étaient découvertes. Il y eut dans l’air quelque chose de religieux. Les regards interrogeaient. Tyteca était très ému : « C’est un grand malheur, fit-il. La face de Dieu se détourne d’ici en ce moment ! » Sa voix tremblait, en s’élargissant. Il avait la voix qu’on a dans les cimetières en parlant devant une tombe.

Il reprit : « Heureusement que ce n’est point un indigène de notre île bien-aimée. Le scandale a été donné par un des étrangers, un de ces maudits étrangers qui décidément apporteront chez nous tous les vices. Prions Dieu, mes frères, qu’il nous en délivre au plus tôt. » Une colère contenue avait agité sa voix, qui fut contagieuse. Des cris de haine montèrent. On entendit un cliquetis de couteaux qui s’enhardissaient hors des gaines.

Joos, involontairement, mit la main au sien, le beau poignard à manche d’argent ciselé qui, selon l’habitude, pendait à sa ceinture. Il avait d’instinct, lui aussi, la détestation de ces intrus, au verbe haut, et qui traitaient l’île en pays conquis. En même temps, il regarda Neele, d’un regard plus tendre, elle, la belle fleur intacte de la race, le miroir qui réfléchit le seul ciel natal. Il fut stupéfait. Neele avait pâli, offrait un visage bouleversé.

— Qu’as-tu ? Tu es malade ?

— Non ! un peu !… cette histoire le mort que j’ai vu passer… comment s’appelle-t-il ?

À ce moment, un groupe nouveau avait entouré le pasteur Tyteca, l’interrogeait derechef, demandait des détails, le nom de l’étranger…

— Je l’ignore encore, répondit le pasteur. C’est, paraît-il, un homme qu’on désigne sous un sobriquet : l’homme roux, à cause de la couleur de ses cheveux.

Neele parut bientôt se remettre. Le sang revint en marée haute sur ses joues incolores. Tout ce qui avait chaviré dans ses yeux recommença. De calmes reflets y régnèrent… « Je vais mieux ! » Elle voulut partir. Joos ne comprenait rien, répondait machinalement. En lui-même il examina, chercha la cause possible du singulier émoi de Neele, construisit et renversa en un moment cent hypothèses. Certes, elle n’avait pas pu cacher un trouble immense, une émotion qui la fit blême et chancelante, et comme on n’en éprouve que pour le malheur d’un proche, un accident qui vous atteint au cœur. Le plus étrange, c’est qu’elle parut soudain rassurée quand le pasteur nomma l’homme roux. Est-ce que, par hasard, elle connaît quelques-uns de ces étrangers, toujours rôdant autour des belles vierges de l’île ? A-t-elle craint pour l’un d’eux, qu’elle rencontra, qu’elle n’aime pas assurément, mais qui l’aime et le lui a dit peut-être ? Sinon, comment expliquer un tel désarroi et une anxiété qui ne cessa qu’avec l’identité divulguée du mort ? La jalousie mordit le cœur de Joos. La logique le mena à une évidence. Il rejointoya de minimes indices… La certitude apparut… Malade, disait-elle. C’est le prétexte vulgaire.

Elle se montra bouleversée, puis rassurée instantanément. C’est donc qu’elle avait craint pour quelqu’un, pour un de ces étrangers, qu’elle connaissait par conséquent, qui n’était pas le mort, et qui, lui, vivait… C’était simple. Et c’était terrible. Joos éprouva une sensation atroce, une sensation, vraiment physique, de naufrage et de chute au fond de son cœur. Il lui sembla que son cœur était de l’eau et qu’il y sombrait un navire ; il lui sembla que son cœur était de la terre et qu’on y descendait un cercueil.

Neele insista : « Si nous partions ? » Elle avait même pris le bras de la mère Lam et l’entraînait vers la sortie, quand un nouvel afflux de foule entra, les repoussa, accula les danseurs vers les angles, tournoya dans une bousculade énorme qui avait commencé au dehors et ne cessa pas… Houle humaine, remous de jambes et de dos, et les mains en écume blanche, au-dessus ! Il y avait des hommes et des femmes, mêlés inextricablement, et qui combattaient, eût-on dit, mais avec plus de désir âpre que de colère. C’était comme un tourbillon de vendangeurs se disputant des grappes. La vieille Barbara Lam, qui avait des peurs nerveuses d’enfant, s’effraya : « Qu’est-ce qu’ils font ? » Tout à coup un cri retentit : « La corde ! » C’était, en effet, la corde du pendu à laquelle on n’osa pas toucher d’abord ; mais quand le cadavre traversa la Grand’Place, un groupe s’enhardit, s’étant ressouvenu de la vieille croyance superstitieuse et coupa la corde. Alors, ce fut une bataille. Chacun en voulait un morceau. La corde ne cédait pas. Elle lia bientôt des groupes frénétiques, sans cesse renaissants, les affola, les tirailla, les mena en tous sens, sans se donner… Elle venait d’aboutir à la salle de danse où tous ceux qui étaient là, à leur tour, s’en mêlèrent, se ruèrent à l’assaut. Comment la vaincre, obtenir pour soi un fragment du serpent mortel qui avait déjà glissé indemne entre des milliers de doigts, et se refusait toujours ! Ah ! s’assurer un tel talisman, cette chance, unique dans l’île, de la corde que la mort immunise et doue d’un miraculeux pouvoir !

La violence du désir faillit amener une vaste rixe… Quelques-uns avaient coupé, avec leurs couteaux aigus, la corde récalcitrante. Les autres s’obstinaient avec rage. Le pasteur Tyteca intervint, calma les ardeurs. Il dit : « Rien ne porte bonheur. On empêche seulement le malheur. Et vous croyez que des choses comme la corde d’un pendu empêcheront le malheur. Pauvres de nous ! Vous avez beau vous prémunir… Le malheur est entré dans l’île ! »

Joos, à l’écart, songeait ; il s’ancra dans son soupçon, se sentit envahir par une immense tristesse, n’entendit même plus le tumulte, eut la sensation d’être seul…

Neele s’était rapprochée de lui. Elle lui demanda : « Toi, tu n’en prends pas ? Tu ne veux pas nous porter bonheur ? » Joos tressaillit. La jalousie le mordit au cœur, plus loin ; il souffrit davantage, comme un fruit qui n’était qu’entamé et où toutes les dents voraces s’enfoncent… Neele le regarda, si délicieuse ! Il était naturel que d’autres l’eussent aimée et dussent l’aimer. C’était un trop beau trésor ! Mais la seule pensée qu’il ne serait pas seul à le posséder lui apparaissait insupportable et une douleur pire que la mort. Oui ! la mort, qui est le remède toujours proche, et facile sans doute. Ceux de l’île l’ignoraient. L’étranger venait de l’apprendre. Joos ne répondit pas à Neele. Celle-ci, définitivement cette fois, entraîna la vieille Lam vers la sortie. Joos suivit machinalement et répétant en lui-même : « Le mort doit dormir si tranquille ! »