Ollendorf (p. 23-44).


II

Les étrangers.


Il y avait, tous les après-midi, vers cinq heures, quelques amis réunis chez le vieux pasteur Tyteca dont la maison était bien connue, à l’angle de la Place. C’était la plus belle, avec sa façade à pignon, ses multiples fenêtres ornées de l’écran traditionnel, d’un bleu de fumée.

Le pasteur Tyteca avait du bien. C’était un des hommes les plus considérables de l’île. Son père déjà était pasteur, son aïeul aussi. Il incarnait la tradition, toutes les coutumes ancestrales, les souvenirs de l’histoire. Il tenait, plus qu’aucun autre, à l’esprit national, à la conservation intacte de l’île qui, au milieu du nivellement moderne, avait gardé, par on ne sait quel miracle, l’intégrité de son paysage, de ses mœurs, de ses costumes. Le pasteur Tyteca se montrait pour lui-même un gardien vigilant du passé. Sa demeure était cossue, mais sans aucun meuble de goût moderne : des bahuts, des buffets de Zélande, aux antiques marqueteries de feuillages et de tulipes rouges ; des dressoirs en vieux chêne, avec toutes sortes d’assiettes, de vases de Delft, de cruches à bière, et des plats en étain aux splendeurs mates, l’étain qu’il aimait — clair de lune de l’argent ! Sous le manteau des hautes cheminées, une mosaïque, blanc et bleu. Un réchaud brûlait sans cesse, chauffant le thé, que ses amis venaient, l’après-midi, déguster avec lui. Ceux-ci fumaient, en même temps, de gros cigares, mais le pasteur, toujours par fidélité aux vieux usages, fumait une longue pipe de porcelaine blanche où était peint un navire. Et la fumée de tabac se déroulait, parmi le salon suranné, créait dans l’air des arabesques, mystérieuses comme les lignes de la main et comme la destinée. La causerie se déroulait de même. Parfois on faisait de la musique. L’organiste de l’église, qui était parmi les assidus, touchait d’un vieux clavecin, aux notes lointaines de carillon, et le pasteur, un peu mélomane, l’accompagnait de son violon, se plaisait à quelque vieil air du pays, une de ces rondes sur des airs de chanson populaire, que chantent les enfants en hiver, sur les canaux gelés :

« Les poissons ont chaud sous le plancher blanc de la glace ; nous avons chaud en courant dessus. »

Ce jour-là, on ne songea pas, d’abord, à faire de la musique. Le bourgmestre, un des habitués, venait d’apporter de fâcheuses nouvelles : une rixe violente avait éclaté la veille à l’auberge de la Demi-Lune…

Le pasteur Tyteca s’étonna :

Comment ! l’auberge de Pieter De Roo ? Mais c’est une des plus honorables du pays. Et elle devrait être tout à la joie, maintenant que la jolie Neele est promise au fermier Joos.

— Justement, reprit le bourgmestre. Des jeunes gens y fêtaient les accordailles. On avait même suspendu au plafond, selon l’usage, la couronne de papier symbolique : une croix dans des fleurs, pour figurer la joie et les tribulations du mariage. Les étrangers sont entrés, ont voulu se mêler à la fête, lutiner les filles… On a joué du couteau… Il y a plusieurs blessés. C’est désolant.

Le pasteur Tyteca fut indigné : « Encore ces étrangers ! Je crains bien qu’ils ne nous apportent tous les malheurs. Pourquoi les a-t-on laissés venir ? Pourquoi a-t-on consenti à ce chemin de fer ? L’île était si heureuse ! »

Hans, l’organiste, qui ne manquait jamais, par flatterie et un peu par zèle admiratif vis-à-vis du pasteur, de renchérir sur ce qu’il venait de dire, déclara à son tour : « Certes, nous risquons de tout y perdre. Avec le chemin de fer, on mettra notre île à la mode. Des touristes arriveront. Et nous deviendrons comme eux. C’est même un miracle que nous ayons échappé jusqu’ici… »

Tyteca observa : « C’est grâce à la mer. Quelques îles seules sont restées originales. La mer les défend, les isole. On dit que le sel conserve. Le sel de la mer, infiltré dans nos dunes et nos rivages, nous a conservés. Maintenant, avec ce chemin de fer qu’on construit, et cette jetée nous reliant au continent, nous ne serons plus isolés, ni par conséquent conservés. Et nous deviendrons pareils aux autres. »

— Oui, renforça Hans, nous aurions dû repousser à la mer ces étrangers, quand ils sont arrivés ici. À présent, c’est déjà trop tard. Le mal est parmi nous.

Le bourgmestre parut inquiet : « Vous exagérez peut-être. C’est vrai que les querelles légères entre les nôtres ne finissaient guère à coup de couteau. C’est la première fois que le sang a coulé. Nous n’avons jamais eu de crime dans l’île. Et jamais non plus un seul suicide. Cette chose répugnante qu’est la mort volontaire est inconnue des nôtres. »

— Le sang appelle le sang, dit le pasteur. D’autres rixes éclateront ; des crimes aussi, et des suicides. La civilisation, c’est tout cela. Ils appellent cela le progrès ! Nous en étions, nous, à l’âge primitif. Nous allons apprendre tous les vices…

Le bourgmestre concéda des aveux : « C’est vrai que ces ouvriers étrangers, leurs surveillants, leurs ingénieurs même, ont des mœurs déplorables. Chaque jour, les dimanches surtout, on les rencontre ivres sur les routes… Déjà les nôtres boivent sans cesse pour les imiter. »

Tyteca approuva : « L’esprit d’imitation est dans la nature. On les imitera en tout. C’en sera fait, bientôt, même de nos costumes ; — on s’habillera comme eux ! — nos costumes qui sont la parure et la gloire de l’île. »

Cette évocation les rendit tous pensifs. Oui ! les costumes, c’était le legs sacré, la tradition intacte des aïeux ! Et où trouver plus délicieuse toilette que celle de leurs femmes : un corsage, mystérieux comme un tabernacle, avec la guimpe, le fichu fleuri qui se croise, le collier de corail ; et la jupe si ample sur plusieurs jupons superposés, leur donnant la grâce pompeuse des Infantes de Vélasquez ; et aussi l’ornementation de la tête, emmaillotée dans de la dentelle et des rubans qu’anime un cliquetis de bijoux. Le costume masculin était antique aussi. Eux-mêmes le portaient : veste courte de drap noir ; culotte noire, maintenue par une ceinture à la boucle ciselée ; cravate de soie éclatante, qu’attache une broche filigranée ; et le visage glabre, les cheveux longs, ramenés sur les joues et coupés droits, comme les hérauts et les donateurs dans les Triptyques des Primitifs. Allaient-ils renoncer à ce qui les faisait uniques dans l’univers ?

Le bourgmestre rompit le silence, propice aux réflexions pénibles, et qui pesait à chacun. Il fit un aveu pire.

— Ces maudits étrangers n’ont pas seulement apporté déjà l’ivrognerie parmi nous. Ils veulent introduire la prostitution.

— C’est infâme, cria Hans. Et vous ne pouvez pas prendre des mesures ?

Le bourgmestre reprit : « Voici les faits. Jusqu’ici, vous le savez, ils furent tenus en méfiance, de la part de nos femmes surtout. Ils avaient compté sur un autre accueil. Or ce sont d’allègres gaillards, fats et bouillants. Il leur faut des maîtresses. Ne pouvant en obtenir par charme et séduction, ils ont essayé de l’argent. Ils en ont offert, je le sais, à telle et telle. Elles les ont repoussés avec plus d’étonnement que de colère, ne comprenant pas bien ce que cela voulait dire et qu’une femme pût se donner à quelqu’un qu’elle n’aimait pas, et qu’il y eût des hommes pour demander leur corps contre de l’argent… »

— Je le disais bien, que le malheur est entré dans notre île avec eux ! conclut le pasteur.

— Notre île si exemplaire ! ajouta le bourgmestre. Quand je pense qu’il n’y avait même pas un enfant naturel sur nos registres d’état civil. Nous n’en manquerons plus, bientôt.

— En attendant, récapitula le pasteur, nous avons déjà l’ivrognerie, la prostitution — premiers bienfaits de la civilisation — sans compter la haine. Celle-ci est partout, maintenant, dans le pays. Auparavant, chacun possédait un petit bien, à peu près pareil ; il vivait content, étant l’égal de son voisin. Les étrangers, en nous apportant leur chemin de fer, ont fait ce qu’ils appellent leurs expropriations. Ils ont acheté ici, morcelé là. Les domaines se sont trouvés tout changés. L’un reçut une grosse somme pour sa terre et devint brusquement beaucoup plus riche. Un autre vit son bien augmenté de valeur par sa proximité avec la gare, les nouveaux établissements. D’autres ne vendirent pas, s’appauvrirent. Tout fut bouleversé. Des frères qui avaient reçu une part égale ne l’ont plus telle. La haine éclate partout, dans tous les villages, dans toutes les familles. J’ai voulu intervenir, ci et là, réconcilier des parents, de vieux amis soudain brouillés. C’est inutile. L’argent est en jeu. Il a déchaîné les passions.

Le bourgmestre paraissait accablé par toutes ces constatations. Il essaya de se rassurer lui-même, interrogea le pasteur : « Peut-être que le temps arrangera les choses ? »

— Oh ! non, les ravages sont profonds, répondit Tyteca. Il suffit de voir le pays lui-même tout enlaidi déjà. C’est le symbole de ce qui se passe. Les étrangers vont dégrader les âmes comme ils dégradent le paysage. Pour établir leur voie ferrée, ils ont morcelé nos belles plaines, coupé des futaies séculaires, comblé une partie du canal traversant l’île, abattu des moulins. Ils nous ont traités en pays conquis. L’île n’est plus à nous. L’île est à eux !

Il y eut un silence. Chacun suivait des pensées graves et tristes. Surtout que le crépuscule entra par les fenêtres, dédora les cuivres, tendit d’un crêpe noir les miroirs, se posa en tons livides sur les porcelaines du buffet, la mosaïque blanc et bleu. L’écran de fumée des fenêtres devint un écran de deuil. Le pasteur ne songea même pas à faire allumer les lampes. Un grand assombrissement entrait en eux et sortait d’eux. Rencontre du soir et de leur désespoir.

— Nous devrions lutter, résister, interrompit Hans.

Le pasteur s’était levé. Il semblait avoir pris une décision brusque, vouloir faire une diversion à tout prix, se changer les idées, oublier la triste réalité. Il alla prendre, dans la boîte, son violon. Ah ! comme il lui parut triste, son violon, dans la boîte oblongue comme un petit cercueil ; son violon qui avait tant de fois joué les vieilles rondes de l’île, accompagnement mélodieux des aïeules aux danses et aux patinages d’autrefois. Le violon se les remémorait, gardait intacts les antiques airs. Tyteca donna la partition voulue à l’organiste, déjà installé devant le clavecin ; et ils jouèrent, dans le soir tombé, les musiques du passé, comme si c’était assez pour abolir le présent, — et sauver l’île !