Ollendorf (p. 71-116).


IV

Le mort.


Les rendez-vous de Joos et de Neele au grand chêne des Trois-Chemins étaient devenus plus rares. Plusieurs fois Neele y manqua. Joos se plaignait, reprochait avec des mots fâchés ou tristes.

— J’ai peur maintenant, depuis que l’étranger s’est pendu à l’arbre, disait Neele. Joos en était d’autant plus aigri et amer. Le mort avait troublé sa vie, enseigné le criminel amour du néant aux habitants de l’île ; il avait encore et surtout couvert d’un assombrissement éternel l’arbre de l’amour et des rendez-vous où, à jamais, son cadavre s’interposerait entre les amants heureux. C’est dans cette crainte que Neele désormais s’abstenait. Joos l’attendait parfois des heures, au crépuscule, tandis que la campagne se colorait d’ambre et de violettes. Les moulins s’assagissaient. Les nuages versatiles s’arrêtaient, à l’ancre dans le canal. Joos allait et venait dans l’ombre du grand chêne comme dans un préau. Il était prisonnier de cette ombre. Il attendait Neele, déjà très en retard et qui, cette fois encore, ne viendrait pas sans doute. Et comme ceux habitués à vivre trop seuls, il parlait tout haut en d’étranges monologues.

« Elle n’arrivera plus. C’est un prétexte, sa peur du pendu ! Elle change de plus en plus. Elle m’aime moins. Peut-être qu’elle ne m’aime plus du tout. »

Il rappelait ses souvenirs, les précisait. Ah ! ce premier éveil de son soupçon, dans l’auberge des danses, le dimanche de la kermesse ! L’immense trouble de Neele, sa pâleur chancelante, à la nouvelle qu’un étranger s’était tué. Depuis, il avait su qu’elle les connaissait, ces maudits étrangers. Un moment, ceux-ci s’étaient mis à fréquenter assidûment l’auberge de la Demi-Lune, où elle habitait avec Pieter De Roo, son vieux père. Y en eut-il un qu’elle préféra et remarqua ? Un commencement d’intrigue s’était noué peut-être. Joos avait vainement cherché à recueillir des indices, des signes vraisemblables dans un sens ou dans l’autre. Douter ! C’est le pire. Garder en soi d’impérieux soupçons comme un nœud de serpents qu’on ne peut même pas tuer en cessant de les nourrir !

En tout cas la froideur de Neele augmenta sans cesse. Joos se disait : « Il est impossible qu’elle n’aime pas ailleurs, pour s’être ainsi détachée de moi ! » Elle venait encore aux rendez-vous, parfois ; mais une contrainte semblait immobiliser ses traits ; il y avait une gêne en tous ses mouvements ; et, au bout de ses paroles, se refermait une porte derrière laquelle s’allongeaient des silences mystérieux. Joos s’inquiétait :

— Qu’as-tu ?

— Rien.

— Tu ne m’aimes plus ?

— Pourquoi veux-tu que je cesse de t’aimer ? Et elle lui reprenait les mains, les serrait un peu, mais d’une étreinte où il n’y avait plus que de l’apitoiement, et comme celle durant laquelle on glisse une aumône… Joos se laissait vite leurrer, rasséréner. On croit aisément en ce qu’on espère. Mais quand elle n’était pas venue, manquait une fois de plus au rendez-vous promis, et qu’il se trouvait seul devant le crépuscule qui s’aggrave, la mort des reflets dans le canal, les croix des moulins, alors tous ses soupçons, ses inquiétudes, ses jalousies, ses tristesses renaissaient. Son amour s’était multiplié, compliqué comme un arbre, comme ce grand chêne des Trois-Chemins… Arbre fraternel ! Il porta aussi le nom de Neele, qui naquit, en lui, clair et joyeux, régna, s’enfonça jusqu’au cœur du bois, s’agrandit parmi l’écorce… Mais le temps avait accompli son œuvre. À force de s’agrandir, le nom se défit sur le tronc ; les lettres, trop accrues, s’étaient déformées, changées en signes indistincts, en rides soucieuses. Le nom de Neele déjà périssait à l’arbre de leur amour, qui de plus en plus se fonça dans une obscurité grandissante — avec le sinistre corps du pendu, au travers !

Ah ! ce cadavre ! Il avait fait tout le mal. C’est depuis sa découverte que Joos fut malheureux, devint jaloux, vit périr sa confiance devant l’insolite bouleversement de Neele. Depuis, il sentait toujours le fantôme pendre à travers son amour, ainsi qu’à travers le grand chêne… Et il se répéta comme une obsession : « Le mort doit dormir si tranquille ! »

On avait raconté dans le pays que l’étranger s’était suicidé pour un chagrin d’amour. Une femme l’avait trahi, délaissé, après l’avoir accompagné jusqu’ici. Ah ! les cœurs fantasques des femmes ! Joos songeait à Neele. Le mort lui devint moins ennemi. C’était l’étranger, mais c’était le frère en destinée et en douleur. Il s’intéressa à lui, à sa vie, aux circonstances, au chemin de manigances qui l’avait conduit jusqu’au chêne des Trois-Chemins pour y mourir. Il chercha à reconstituer même sa mort. Il le suivit en pensée jusque-là. Il aurait voulu savoir à quelle branche il fixa la corde homicide, comment il s’y prit, ascensionna, se passa le nœud, s’élança dans l’espace et la délivrance.

Joos suivait tous les détails, un par un ; il les savait, il connaissait maintenant le désespéré ; il s’était fait de lui une image qui devait être ressemblante.

À force de penser à lui, il arriva à l’entrevoir, à le voir. D’abord imprécis, forme vague et balancée, à l’endroit de la vaste ramure où il était probable que la corde fut attachée.

Puis net et ressuscité, rôdant autour de l’arbre, fantôme qui a gardé le visage roux de son signalement. Ainsi Joos crut l’apercevoir auprès de lui, un soir que Neele n’était pas venue et qu’il s’attardait sur le banc. Naguère, il se disait à lui-même, tout haut : « Le mort doit dormir si tranquille. » Maintenant la voix d’un autre, semblait-il, voix de l’écho ou d’un revenant, avait murmuré : « Dormir si tranquille ! » La tentation se précisait. Le pendu agissait en personne, comme pour prouver que la mort, en effet, n’est rien. Elle n’est que facile oubli et bon remède.

« Dormir si tranquille ! » La première partie de la phrase était tombée comme un masque. En la phrase simplifiée apparaissait désormais le visage tentateur du mort lui-même. Joos s’épouvanta, dans le premier moment. Les morts ne nous veulent que du mal, quand ils reviennent. Il s’enfuit, n’osa même pas regarder en arrière vers le carrefour des Trois-Chemins où le grand chêne, sur le couchant encore jaune, agrandissait sa masse noire.

Durant des jours, Joos demeura hanté. La vieille Barbara Lam, qui s’affligeait du chagrin visible de son enfant, prit peur à le voir hagard, épars, désemparé. Elle le questionna : « C’est-il Neele qui te fasse des misères ? Tu es beau, mon fils. Il y aura bien des autres filles belles pour toi. »

Joos disait très doucement : « Laisse-moi ! Ne me dis rien. » Mais il restait près d’elle, tremblait d’être seul, ne sortait plus. Il redoutait le pendu des Trois-Chemins qui, à présent, dès qu’il se trouvait sans personne, surgissait derrière lui, le suivait, parlait au-dessus de son épaule, le brûlait avec sa barbe rouge comme une flamme, lui soufflait à l’oreille des mots sentant l’alcool et la tombe.

Il n’osa pas en parler à sa mère dont la peur aurait accru sa peur. Toutes les histoires effrayantes de son enfance lui revinrent. Donc il avait aussi son revenant. Comment s’en délivrer ? Par quelle obéissance ou quels accomplissements ? Les revenants sont parfois exigeants. Ils n’en agissent que pour eux-mêmes. Ils ont des buts qu’il faut deviner, sous peine de les voir s’éterniser autour de soi. On connaissait dans le pays des obsessions de ce genre qui avaient tourmenté les villages. Entre autres un revenant, qu’on voyait chaque nuit entre deux champs, portant une lourde pierre et implorant sans cesse : « Où dois-je la mettre ? Où dois-je la mettre ? » Cela dura des années. Un ivrogne, passant, répondit au hasard : « Mets-la où tu l’as prise ! » Le revenant laissa choir la pierre qui tomba à l’endroit où elle fut primitivement, borne séparant sa terre de celle du voisin, qu’il avait déplacée à son profit et par fraude. Ainsi son âme fut délivrée.

On citait encore d’autres revenants dans les veillées, celui surtout qui, ayant tué une jeune fille rebelle à son amour et s’étant suicidé ensuite, apprit en Enfer que sa victime était en Purgatoire. Il revenait demander des messes pour elle, pour qu’elle entrât au Paradis…

Que voulait le revenant du grand chêne des Trois-Chemins ? Joos n’essaya même pas de deviner. Il lui semblait, d’ailleurs, qu’il ne désirait rien pour son propre compte. Il était tranquille d’âme et de visage. Il ne s’inquiétait plus d’ici-bas ? Il se trouvait bien, de l’autre côté de la vie ; si bien, qu’il conseillait de l’y suivre, en paroles négligentes, d’une allure de bon conseil qui consent à faire bénéficier quelques-uns de son expérience. Mais il ne se démasquait point, s’en tenait à des propos vagues sur l’agrément d’être un mort.

Un soir, tout se précipita… C’était à un crépuscule d’octobre où la campagne plus que jamais se colorait d’ambre et de violettes. La mort de l’été traînait dans l’air. Les nuages faisaient des meules de rayons d’or. Une odeur de fruits trop mûrs affadissait. Il y avait la tristesse de ce qui va finir…

Joos eut avec Neele une conversation décisive. Elle était revenue, cette fois, sous l’arbre mémorable où son nom déjà périssait, faisant place à d’autres. Joos la questionna, insista, voulut savoir, à n’importe quel prix ! Mais plus cette incertitude, qui le tuait ! Qu’était-il arrivé ? Comment étaient-ils tombés, après une telle aube d’amour, à cette obscurité où ils ne se cherchaient même plus. Joos querella Neele, tout de suite :

— Qu’as-tu ? Tu ne viens plus jamais aux rendez-vous ! Tu en aimes un autre ?

Neele ne répondit pas, ne protesta pas. Elle parut très triste. Tout chavira dans ses yeux. Elle implora : « Ô Joos ! épargne-moi… Souviens-toi de nos anciens soirs. Je te disais : « Mets ta main gauche sous ma tête et que ta droite caresse mon visage ! »

— Ne me rappelle pas mon bonheur ! cria Joos. Il était hagard, furieux ; sa voix tremblait…

— Réponds-moi. Tu en aimes un autre ?

— Je n’ai jamais aimé que toi…

— Et l’étranger ?

— Quel étranger ?

— Celui qui t’a fait pâlir, pour la vie duquel tu as tremblé le jour de la kermesse. J’ai bien vu, Neele. J’ai compris. Je ne suis ni aveugle ni sot. Et puis je me suis renseigné.

— Alors tu sais tout. Eh bien ! tant mieux. J’en ai assez des cachotteries et de toujours mentir.

Neele crut que Joos avait appris le cruel secret qui l’emplissait de honte et de douleur. Elle espéra mériter du moins la pitié par sa franchise. Et perdant la tête tout à fait : « D’ailleurs, je le jure sur ma vie, je n’ai jamais aimé que toi. L’autre m’a eue, je ne sais comment, à force de me circonvenir, de me vouloir. Je ne sais vraiment pas pourquoi cela s’est fait… C’est la destinée. Il m’a prise de force, comme le pays. »

Joos s’était levé, tragique : « Ah ! ces affreux étrangers ! Celui-là, je le tuerai ! » Il parut un fou, marcha dans une grande agitation, cria. Ses mains semblaient tenir des coups et la mort. Il maudit, jeta sa douleur dans le vent comme s’il avait vomi du sang !

Puis la crise évolua… Ses larmes ruisselèrent… Il s’en revint vers Neele qui pleurait, accablée, sur le banc. Il lui prit les poignets, les serra, dans une rechute de colère : « Malheureuse ! Misérable ! Qu’as-tu donc fait ?… » Il fut impitoyable, la tortura, exigea toute la confession : « Où, quand ? Et comment ? Est-ce bien vrai qu’elle n’a pas voulu ? Pourtant l’étranger ne l’a pas violée. Cela, elle n’ose pas le dire. Elle est donc coupable. Elle a très bien consenti… Ah ! Et le nom du galant ? »

Neele résista.

— Tu vois bien que tu l’aimes… Tu trembles encore pour lui !

— Non ! il est reparti…

— Ah ! il est reparti… C’est admirable ! Il t’a cueillie, en passant, n’est-ce pas, comme une belle fleur, la plus belle fleur de l’île…

Joos éclata en sanglots. Neele pleurait aussi. Consolation des larmes qui se mêlent et qui en semblent moins amères, comme si le sel se délayait, se perdait dans le flot, ruisselant d’être double… Joos se remémora les anciennes heures, sous ce même arbre. C’étaient alors leurs cheveux et leurs mains qui se confondaient ingénument. Les beaux soirs, en allés ! Joos s’apercevait alors dans les yeux clairs de Neele. Il y regardait les moulins agités, le ciel jaune, le grand chêne miré, la cime en bas ; en ce moment-ci, il ne voyait plus dans ces yeux que de la pluie et le naufrage de tous reflets…

Et il répétait sans cesse comme un refrain dont la douleur se berce : « Malheureuse ! Malheureuse ! » Elle, elle s’obstinait dans son serment. « Je le jure pourtant, je n’ai jamais aimé que toi. »

Tout à coup Joos se rapprocha d’elle. On ne sait quelle pitié amollit son désespoir et sa rancune. Les larmes, dirait-on, quand la source cachetée s’en est rouverte, ne s’écoulent pas toutes au dehors. Il s’en égoutte une part sur le cœur, dont la dureté cède et devient impressionnable comme l’argile quand elle a été mouillée.

Joos s’attendrit, s’apitoya, devint bénévole au récit de Neele, accepta l’excuse de sa chute. Et puisque l’homme était parti, la faute s’effacerait. Il n’en resterait que le souvenir indécis, la vapeur d’un mauvais rêve, quelque chose qu’on ne sait que par ouï-dire et qui est presque comme s’il n’avait jamais été. Joos tenait les mains de Neele dans les siennes. L’heure était triste et douce… Il chercha des paroles et n’en trouva pas. C’était meilleur de ne rien dire. Il éprouva une émotion dont il n’aurait pas pu dire si elle était douloureuse ou délicieuse. Impression équivoque de la convalescence. Il se rappela les jours d’enfance, ses maladies infantiles, quand il faisait tiède soleil et qu’on allumait quand même un grand feu dans sa chambre, où il grelottait. Sensation de chaud et de froid. Les mains de Neele étaient deux ailes de neige dans le feu des siennes. Mains si menues de Neele ! Elles semblaient fondre. Joos les serra davantage… Il essaya de parler un peu.

— Ainsi, c’est bien sûr ? Tu n’as jamais cessé de m’aimer ?

— J’ai juré ! je dis vrai, répondit Neele.

Alors Joos eut l’air de sortir vainqueur d’un grand effort. Son visage se rapprocha du visage de Neele. Il se chercha dans ses yeux. Puis, éclatant :

— C’est décidé. Je te pardonne. D’ailleurs, je ne pourrais pas vivre sans toi. Nous allons nous marier, cette fois, tout de suite.

Brusquement Neele se leva, comme si un péril longtemps craint l’avait assaillie, enfin ! Au lieu de la joie, une immense détresse altéra sa face. Encore une fois, ses yeux chavirèrent, comme il lui arrivait chaque fois aux minutes graves. Elle murmura : « Oh ! non ! pas cela !… »

Et avant que Joos, stupéfait, eût pu la questionner, la retenir, Neele s’évada de l’ombre grandissante du vieux chêne et, comme talonnée par l’épouvante, s’enfuit à grands pas, droit devant elle, tandis que sa jupe sombre balayait les derniers rayons du jour sur la route.

Joos, demeuré seul, s’affala sur le banc qui circule autour du tronc. Tout de suite, il entendit le pendu descendre dans un bruit de feuilles, s’asseoir à côté de lui. C’était le moment favorable, l’heure de crise qu’il épiait dès longtemps, pour enfin préciser et vaincre. Joos perçut sa voix au-dessus de son épaule.

— Tu souffres ?

— Oh ! je souffre, comme quand on a une rage de dents et qu’on ne sait plus ce qu’on dit, où on est, ce qu’on fait, criait Joos, voulant se parler à lui-même, mais répondant au pendu. Celui-ci insista : « Tu pourrais, si tu voulais, ne plus souffrir. » Joos lui répondit encore, sous l’apparence d’un soliloque : « Le mort doit dormir si tranquille ! » Il avait déjà émis cette phrase, tout de suite, à la première nouvelle du suicide, dans l’auberge où on dansait, le dimanche de la kermesse. Ce fut un présage, un signe de sa destinée en chemin.

Les événements se vérifiaient. En ce moment, la phrase revint, plus obsédante, toute chaude de la bouche de tentation qui la proférait, chaude de la barbe rouge toute proche… Maintenant Joos connaissait l’homme roux. Il le voyait de près. Il n’en avait plus peur. Il conversa, discuta avec lui, l’approuva, se laissa convaincre : « Oui ! Vous avez bien fait ; vous êtes délivré, heureux. En une minute, vous avez cessé de souffrir. Moi aussi je voudrais cesser de souffrir. Ah ! si j’avais prévu, j’aurais apporté ce qu’il faut… »

Joos songea : « Où trouver une corde ? » Il chercha aux alentours, sonda la campagne obscurcie. Peut-être celle d’un mouton à l’attache ? Le soir était vide… Joos se buta aux ténèbres. L’homme roux le suivit, mais à distance. Joos se ressaisit un peu. Un coup de vent dans les feuilles fit le bruit d’une foule. Le grand chêne sembla s’ameuter, crier après l’homme roux qui voulait faire de l’arbre d’amour, qu’il est, un arbre de mort.

Joos prit peur comme s’il avait conspiré avec le revenant contre la vie. La colère du soir allait l’atteindre aussi. Il voulait vivre ! Vivre ! La vie était belle ! Le soleil était beau ! Il irait dans un autre village, ne verrait plus Neele et l’oublierait. Et, pris d’une terreur panique, de la peur de mourir, il s’enfuit dans la direction où il y a des fermes, regagna sa maison.

Les jours suivants, il demeura dans l’angoisse. La vieille Barbara Lam se désolait de le voir si pâle, inquiet, épars, désœuvré, sans cœur à l’ouvrage, ne mangeant même plus.

Elle comprenait bien qu’il avait un irrémédiable amour ; il ne se consolerait pas avec les autres filles.

— Si c’est Neele qu’il te faut, mon fils, j’irai lui parler, moi !

Joos écoutait, devenait plus triste. Il avait pitié de la bonne vieille. Ah ! sa mère, qu’il devrait bientôt, à son tour, aider à marcher, faire marcher à lents pas, comme elle fit pour lui, tout petit ! Comment la laisser seule sur les vieilles routes ridées de la terre ? Sans elle, il se serait déjà tué, dès le premier jour.

L’obsession continua. L’idée que le pendu était bien tranquille ne le quitta plus. Il essayait, pour se délivrer, de penser à sa mère, au devoir filial. Il se mit aussi à boire pour échapper au pendu ; mais celui-ci revenait au moment le plus trouble de son ivresse, se battait avec lui, voulait l’emmener : « Viens avec moi. Tu seras si tranquille ! Je te montrerai la branche qu’il faut choisir au grand chêne des Trois-Chemins. » La tentation maintenant était directe.

L’idée du suicide se développe comme un amour. On rencontre une femme… Elle a passé, fugitive, troublante déjà. C’est la première entrevue. On la revoit. Et on découvre qu’on en est impressionné, accaparé, beaucoup plus qu’on ne le croyait. Que s’est-il passé ? Une incubation, un accroissement dans les limbes de l’inconscience. L’amour s’est augmenté à notre insu, entre la première rencontre et la seconde, où il apparaît déjà que c’est pour la vie. L’obsession était vague à l’origine, intermittente. Elle devient aiguë, quotidienne. Elle est permanente. Ainsi l’idée du suicide, qui provoque de même, et ne fait plus grâce.

Joos voulut s’exorciser encore, oublier, mais par d’autres moyens. Or, chaque fois qu’il se mettait à boire, le pendu, — il le connaissait bien maintenant, avec sa barbe de feu, son visage de neige — venait s’asseoir à côté de lui, le tourmentait : « Ce sera long jusqu’à ce que tu sois tout à fait ivre. Mon moyen vaut bien mieux pour oublier. » Et le pendu lui tirait la langue, secouait le banc de l’auberge d’où il tombait à la renverse et se bossuait la tête. Souvent il le menaçait : « Si tu ne m’obéis pas, je reviendrai jour et nuit ; je te rendrai fou ; je t’arracherai de ton lit ; j’étirerai tes draps en un câble blanc comme la lune, le câble blanc du vaisseau démâté, qu’est la lune. Et je te pendrai moi-même à ton plafond noir. »

Joos, épouvanté, s’enivra davantage. Durant des jours, il rôda comme une bête par les champs. Pourtant le plein air le pacifia un peu. Il y eut une accalmie, une embellie. Non pas qu’il se reprît à l’espoir et à la vie, mais il communiqua avec la mort, d’un esprit tranquille et purifié. Il eut des yeux sages, des gestes nobles, pour acquiescer à la destinée, déjà inévitable. Surtout que le pendu, de son côté, se montra cauteleux, s’excusa de l’avoir entraîné (ce n’est pas de sa faute si le suicide est contagieux), colora la mort volontaire, dans un cas comme le leur, de bonnes raisons, spécieuses et raffinées :

— Il en arrivera pour toi comme pour moi — l’homme roux le tutoyait à présent — le moyen d’être le mieux aimé par une femme est de se tuer pour elle. Il n’y a, en effet, que les morts qu’on puisse aimer toujours. Toi, Neele, te repousse. Quand tu auras suivi mon conseil, elle versera toutes les larmes de ses yeux et te regrettera à jamais !

Joos tergiversait ; il lui restait l’émoi physique, la peur du mal et surtout de se manquer… Mais ici encore, le pendu l’avait rassuré : « C’est l’affaire d’un instant ; on ne souffre pas. Un bond dans le vide. On est arrivé à la mort, sans s’en douter… » Et il ajoutait avec un sourire : « Je le sais par expérience, n’est-ce pas ? » Joos hésitait encore. Il avait choisi une corde, pas très solide, en somme. Il se dit : « Elle cassera peut-être. Tant pis ! C’est que c’est écrit. On ne peut pas changer le sort. » Il voulait mourir. Puis il ne voulait plus. Un soir, il sembla décidé. Il s’achemina vers le chêne des Trois-Chemins, muni de la corde adoptée, qui ne le quittait pas.

L’arbre s’offrait, auguste, dans le jour finissant. Architecture compliquée, voûte vivante d’une cathédrale que le rêve de chacun achevait… Ç’avait été le temple de toutes les amours de l’île. Les feuilles avaient un remuement de lèvres, comme si elles étaient les bouches des millions d’amants venus là. Elles balbutiaient ; elles frémissaient comme d’un baiser ; on aurait dit qu’elles cherchaient, ces lèvres vertes, à baiser encore, sur le vieux tronc, le nom survécu qui fut leur amour en d’autres âges. L’amour et la mort ont des analogies étranges, des attirances énigmatiques ; et ils communiquent par des corridors dont on ne trouve la clé que dans l’Éternité. Le chêne des rendez-vous d’amour était devenu le chêne de la mort. Pourquoi ce fantasque étranger l’avait-il choisi pour se pendre ? Et maintenant Joos à son tour allait s’y tuer. Certes, l’homme roux qui l’avait entraîné là, voulut lui faire suivre son exemple point par point. Néanmoins Joos sentait confusément qu’aucun autre arbre ne l’aurait accueilli, n’eût été complice ainsi. Celui-ci, qui fut le temple de l’amour, était déjà le temple de la mort. Et les noms des anciens couples, sur l’écorce, lui apparurent tristes et à demi effacés comme ceux des morts sur les pierres tombales d’une église.

Joos chercha, parmi l’ascension de la ramure, la solide branche où l’homme roux s’était pendu. Lui-même, un jour, la lui avait indiquée. Le feuillage en resta éclairci, autour. Il s’était creusé comme un tombeau dans le feuillage, de la dimension de son corps, à la place où il s’élança. D’autres massifs, parmi l’arbre immense, s’approfondissaient encore comme des alcôves. Mais il y avait ce trou béant dans la verdure, cette fosse creusée. Et d’autres fosses s’ouvriraient. La mort était dans l’arbre et dormait avec l’amour. Arbre éternel ! Arbre des premiers jours humains ! Arbre des derniers soirs, sur la planète refroidie ! Arbre unique du Bien et du Mal, où l’homme n’a le choix que de la femme ou du serpent, de l’amour ou de la mort. Tentation monotone, scène unique de la Genèse, après quoi c’est toujours la fuite hors du Paradis et la recherche d’une terre privilégiée où on dormira du sommeil sans réveil.

Joos subissait le funèbre enivrement qu’on goûte à considérer la mort, non plus comme une idée abstraite ou lointaine, mais comme un fait immédiat. L’homme roux se tenait près de lui. Il insista : « Dépêche-toi ! » Le jour tombait tout à fait : « Tu ne verras plus clair. » Il lui montra la branche résistante où lui-même avait fixé la corde. Joos atermoyait. Il voulut revoir encore une fois, sur le tronc vénérable, le nom de Neele, le doux nom gravé naguère avec la pointe de son couteau, et qui était à demi effacé, couvert par d’autres, déjà comme un nom mort, pour lequel il allait mourir lui-même. Un vent froid monta du canal. Le feuillage frémit, se déplaça comme une foule. Joos ne vit plus le trou profond, la fosse dans la ramure. On aurait dit que cette fosse — la sienne — s’était comblée. Une fois encore, il accepta l’augure, eut peur de mourir. D’un pas de fuite il s’éloigna, si vite que l’homme roux ne put le suivre ; et il s’achemina encore une fois vers les demeures des hommes, songeant à sa vieille mère, repris à la vie. Et il marcha longtemps, avant d’oser se retourner, vers le grand chêne des Trois-Chemins qui, de loin, sur le soir obscur, se fonçait, s’identifiait avec l’ombre, cessait d’être…