L’Appel du Sol/Chapitre 5
CHAPITRE V
UNE ÉTAPE
Un soir, le bataillon, reconstitué comme par miracle, fut embarqué dans un train militaire. On voyagea toute la nuit ; les hommes hurlaient dans les wagons, pour tuer le temps. Peu à peu ils s’apaisèrent, s’assoupirent. L’allure lente du convoi était exaspérante. À chaque gare il s’arrêtait : on croyait qu’il n’allait pas pouvoir continuer sa marche. Le nom des villages était inconnu : de petites bourgades lorraines. On s’éloignait de la frontière. On se dirigeait vers l’ouest. Le chef de train ne savait rien. Les stations étaient endormies et désertes. On ne voyait que les lanternes de la locomotive trouant la nuit. La machine sifflait, démarrait péniblement, et c’était un nouveau bond jusqu’à la prochaine gare.
Au matin, on s’arrêta en pleine voie : on n’allait pas plus loin. Il fallait faire vite, pour laisser repartir le convoi, pour en laisser avancer d’autres. Il y avait dans ce paysage sévère, encadré de hautes collines et de bois, une animation extraordinaire. Des automobiles surtout filaient sur la route. Au loin, on entendait le canon.
Les compagnies à peine formées, le bataillon était déjà en marche. Personne ne savait où l’on se trouvait, où l’on se dirigeait. On s’était engagé dans un chemin, à travers bois. Le commandant, en tête, était en grande conversation avec un officier d’état-major qui était venu à sa rencontre. On sortit de la forêt sur un plateau d’où l’on pouvait découvrir une assez vaste étendue : des falaises à gauche, dont la craie mettait seule une blancheur dans le jour gris et le paysage, des croupes de plus en plus hautes et boisées vers la droite.
— Nous devons être en Champagne, déclara Vaissette.
On calcula la distance parcourue, en tenant compte de la vitesse du train et des heures de route.
Ce qui étonnait tout le monde, c’était le bruit de la canonnade.
— C’est certainement le camp de Châlons, expliqua Fabre.
Un paysan passait dans une charrette. Il regardait avec étonnement défiler les bérets bleus.
— Où sommes-nous ? lui cria l’officier.
— À Lauquois, répondit l’homme en arrêtant sa bête.
— Mais où ça, dans quel pays ?
Le malheureux ouvrit de grands yeux. Il était abasourdi. Il fit : « C’est à une lieue. » Puis il reprit sa route en haussant les épaules.
Mais un officier d’artillerie rattrapait la colonne, au trot de son cheval. Fabre lui fit signe de s’arrêter. C’était un petit sous-lieutenant ; il n’avait pas vingt ans. Lucien prit l’animal par la bride et chemina à côté du cavalier.
— Où sommes-nous, je vous prie ? lui demanda-t-il. Nous venons de débarquer.
— Dans la Marne, répondit ce dernier. La rivière est à cinq kilomètres. C’est là où sont défilées mes batteries, que je rejoins et que vous entendez.
— Mais sur quoi tirez-vous ? demanda Fabre.
L’artilleur crut à une plaisanterie du fantassin. Puis, voyant son sérieux, il se demanda si l’émoi de quelque engagement précédent ne lui avait pas troublé l’équilibre cérébral. Il se contenta de sourire, de tout son visage imberbe et gras. Il ajouta :
— Vous avez reçu l’ordre du jour ? On ne doit plus reculer.
Fabre s’arrêta brusquement, tirant sur la bride du cheval, qui encensa de l’encolure et fit un écart.
— Mais où sont les Prussiens ? cria-t-il.
— Ce matin on dit qu’ils ont pris Paris, répondit l’artilleur. Mais, puisque nous ne devons plus battre en retraite, nous les aurons.
Il avait dit cela si tranquillement, et sa figure poupine avait une expression si puérile que cela augmentait encore le tragique de la nouvelle. Puis, en s’excusant, il avait repris le trot.
— À Paris…, à Paris…, répétait Fabre, comme frappé par un coup de massue.
On avait obliqué à droite et l’on avançait de nouveau dans la forêt. Lucien avait fait appeler Vaissette, qui accourait.
— Vaissette, dit-il, savez-vous où sont les Prussiens ?
Le sergent comprit qu’il s’agissait d’une mauvaise nouvelle. Il demanda :
— Ils ont pris Liège ?
L’officier répondit :
— Ils sont à Paris…
Le sergent fit « Ah ! » Ce fut tout. Les deux amis marchèrent en silence le long de la colonne, sans oser échanger leurs impressions, courbés sous le brouillard et sous le poids de leur pensée. À présent, on suivait une large chaussée. Comme quelques jours auparavant, on croisait des troupeaux humains fuyant devant l’invasion. L’exode de toute une population vers l’intérieur : des familles entières dans une voiture centenaire, des isolés restés avec entêtement jusqu’au dernier instant dans la maison, des femmes à moitié nues ou endimanchées comme pour la noce, des paysannes lamentablement drôles dans leurs atours à la mode des villes provinciales, un vieillard conduisant son bétail, une grand’mère tirant par le bras un gros garçon qui souffle dans son mirliton.
La nouvelle a circulé d’un bout à l’autre de la colonne. Elle n’émeut pas les hommes, car ces montagnards ne réalisent les choses qu’avec le temps. Du reste, le soldat en campagne accepte tout sans étonnement et sans murmure, les joies, les douleurs et la mort. La fatigue l’a dompté.
Le caporal Gros est pris pourtant d’un grand et universel dégoût. Soudain il ne croit plus à rien, lui qui était le canal de toutes les nouvelles et l’écho de tous les bruits. Et Bégou ne peut pas lui remonter le moral. Ils n’ont plus foi dans les Japonais, ni dans les obus de Turpin qui tuent à trente kilomètres, ni dans le rouleau compresseur des Russes.
— C’est la faute de nos artilleurs, dit Gros. Ces fainéants, tu ne les vois jamais.
— On est mal gouverné, conclut Bégou.
Ces explications leur suffisaient. L’une indiquait la cause immédiate et précise de la défaite : la paresse de l’artillerie. L’autre leur en fournissait les raisons générales et vagues.
Les chasseurs se portèrent sur le côté de la route. On criait : « À droite ! à droite ! » Un convoi automobile défilait à toute vitesse, les rattrapait. Fabre et Vaissette se retournèrent en se rangeant. C’était une théorie d’autobus parisiens. Ils passaient, dans la brume, couverts de boue. On n’avait pas eu le temps de les repeindre ; ils étaient tels que quelques semaines auparavant sur les boulevards : seule, la plaque indicatrice du parcours avait été enlevée. Fabre les revit traversant au fracas de leur marche les rues et les avenues. Il se rappela les heures d’attente sous l’averse, les grosses lanternes de couleur se croisant dans les carrefours, les soirs d’hiver pluvieux de la capitale, les lumières de la place Clichy, ces deux mots « Madeleine-Bastille », la gloire des couchers de soleil sur la Seine et le Louvre, et la pompe des crépuscules faisant flamboyer l’arche immense de l’Étoile. Les autobus se perdaient au loin sur la route, s’enfonçaient dans le bois.
« Paris !… Paris ! » pensait Lucien.
Cependant la colonne marchait toujours.
Les hommes avaient faim. En Lorraine, on avait, pendant les étapes, du blé pris à pleines poignées le long des routes, des pommes de terre qu’on faisait cuire au moindre arrêt, qu’on mangeait presque crues et brûlantes, ces mirabelles dont l’or parsemait les vergers ; un homme en emplissait son béret, rattrapait en courant la colonne, distribuait des fruits à toute l’escouade. Sur ces confins de la Champagne et de l’Argonne, il n’y avait rien à glaner. On n’avait pas touché de vivres. On avait faim. Tout le long de la route, les chasseurs avaient ramassé des morceaux de bois, les avaient mis sur leur sac, pour faire un feu et le café. Cette eau chaude et sucrée, qui n’a guère que le goût de fer-blanc de la gamelle et des quarts, est l’huile qui fait marcher la machine humaine qu’est un régiment. Mais on n’avait point fait de halte assez longue pour allumer les brindilles. On avançait presque sans arrêt.
— Faut croire qu’ils ont besoin de nous le plus tôt possible, déclara le caporal Gros.
— Heureusement que nous sommes là, répondit Angielli.
C’était un Marseillais, employé dans les docks, un colosse à la voix énorme, un meneur de grèves. Il avait rejoint son corps à la première heure. Il donnait l’exemple de la discipline et de l’entrain. Il était bavard ; mais il agissait. Il annonçait par avance les exploits dont il était capable ; mais, depuis qu’il était au feu, il n’avait pas eu une seconde de défaillance. Il avait joué du couteau dans bien des bars marseillais ; mais, chargeant avec Fabre et Nicolaï, il avait été à l’assaut comme à une réunion publique. Il avait compris l’état d’esprit de ses compagnons, montagnards et silencieux, mais français et méridionaux, amoureux de la parole et de la politique.
— Encore un petit kilomètre, dit Angielli de sa voix éclatante. Coquin de sort, c’est pour la Sociale !
Et la section faisait un grand effort, continuait. Les chasseurs franchissaient ce kilomètre, puis un autre. Vaissette leur tenait des discours. Angielli poursuivait ses tirades. Ils ne les comprenaient pas. Ils ne pensaient guère à la Sociale, vraiment. Ils ne pensaient même guère à la France. Tout cela c’était trop vague. Ils ne pensaient qu’à leurs reins où pesait le sac, au fusil qui sciait l’épaule, aux ampoules des pieds.
Servajac était Cévenol : âpre et dur comme le roc de ses cimes déboisées, sauvage comme ses torrents ou comme le vent qui souffle sur les causses, il était taciturne et brave. On le sentait fils de ces rebelles que n’avaient pu soumettre les dragons du Roi.
— Il vaut encore mieux, dit Rousset, être étendu dans un champ sous les balles que de tricoter ainsi avec ses jambes.
Servajac ne répondait pas. Mais Vaissette avait entendu. Il intervint :
— Souviens-toi qu’on fait la guerre autant avec nos jambes qu’avec nos fusils.
Car Vaissette se rappelait que c’était là une des théories de Napoléon. Et comme tous les Français, et comme l’état-major lui-même, il en était encore aux dogmes du grand vainqueur d’Austerlitz.
— Si c’est pas malheureux ! conclut Rousset.
— Qu’on marche ou qu’on soit arrêté, qu’est-ce que ça fait ? déclara Servajac.
Son corps était incapable de ressentir aucune fatigue. Ses muscles étaient de fer. Alors, tout lui était indifférent. Il ne savait qu’une chose : il avait quitté son champ de seigle, ses moutons et ses châtaigniers ; il ne pouvait les retrouver encore, puisque c’était la guerre. Que lui importait donc qu’on l’employât à telle chose ou à telle autre ? Il se disait cela confusément.
— Et toi, tu t’en fous aussi ? demanda Rousset à Diribarne.
Mais Diribarne ne répondit même pas. C’était un Basque. Il parlait mal le français et ne comprenait pas le provençal qu’employaient entre eux la plupart des chasseurs. Fabre n’avait même pas pu se rendre compte si cet homme savait pourquoi l’on était en guerre, et contre qui. Il était l’obéissance même et la servitude dans toute leur grandeur. Sa docilité était la même, lente et totale, à avancer sous le feu ou à l’assaut qu’à exécuter une corvée. Il ne murmurait même point quand il n’avait pas mangé.
À mesure que se prolongeait l’étape, les conversations particulières avaient cessé. Personne ne parlait. Personne ne pensait. Il n’y avait plus, se défilant sur la route, qu’un troupeau de brutes conduit par les officiers comme par des bergers.
De temps à autre, on traversait un village. La nuit tombait. Le bruit de la bataille s’était apaisé. Derrière les murailles des habitations, il y avait des êtres qui se reposaient. On voyait la lumière des fermes ou des maisons dans les hameaux. Les chasseurs se représentaient un intérieur comme celui qu’ils avaient laissé. Il y avait un chien qui aboyait sur la porte, des poules que rentrait une femme, un enfant qui pleurait dans la maison. Les hommes se disaient que là des gens s’attablaient autour de la soupe, qu’ils avaient du feu, qu’ils auraient un lit : ils sentaient plus cruellement leur ventre vide, l’humidité pénétrant leur vareuse, le voyage en fourgon et les kilomètres interminables dont leur corps était tout courbatu.
Tout à coup la colonne s’arrêtait. Pourquoi ? On n’en savait rien. Aucun ordre ne parvenait de rompre les rangs. Alors, on restait là, à attendre. Les uns disaient : « Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a ? » Les autres se taisaient, résignés. C’était un convoi que la tête de la colonne avait rencontré au croisement d’une route, une troupe qu’on avait rattrapée, le commandant qui hésitait, dans la nuit, entre deux chemins, identifiait au terrain le tracé de sa carte. Le bataillon entier restait debout, après que les chasseurs, surpris à moitié endormis, s’étaient jetés les uns sur les autres et copieusement injuriés. La station durait parfois longtemps.
On n’osait pas quitter son sac, se coucher sur le talus. Si, de guerre lasse, les uns s’y décidaient, la colonne s’ébranlait immédiatement, comme par un fait exprès… Mais on semait quelques hommes de plus à chacune de ces haltes.
Puis, il fallait à tout instant se déranger, pousser les camarades, les piétiner pour laisser passer à gauche des automobiles, un échelon d’artillerie, des dragons ou des hussards dont les bêtes ruisselaient, s’ébrouaient, vous couvraient de sueur et d’éclaboussures.
— Ils n’ont rien à faire, et encore on leur donne des chevaux ! disait Rousset.
Le caporal Gros, ni son ami le caporal Bégou n’osaient répondre : ils ne croyaient plus à la puissance de l’artillerie, à la force des escadrons de cavalerie dont les charges les épouvantaient pendant les manœuvres. Sinon, les Allemands seraient-ils arrivés jusque-là ?
Vers minuit, on s’arrêta. Mais il était interdit d’allumer le moindre feu. Impossible de boire quelque chose de chaud. On n’avait pas de vin dans les bidons. Avec la permission de l’officier, les hommes se partageaient, par camarades de combat, une boîte de conserves. Beaucoup s’étaient endormis sans manger, dans le fossé ou à même la route. Quelques traînards rejoignirent les compagnies.
On repartit. Ce fut plus pénible encore. Les lourds souliers traînaient sur la chaussée, la rabotaient. Il n’y avait plus de rangs. On marchait pêle-mêle, en sommeillant, lentement. Tous les kilomètres, un ou deux chasseurs quittaient la colonne et s’effondraient, anéantis. Angielli, pour se réveiller et ranimer les courages, avait voulu chanter une chanson de marche. Mais il n’avait pas rencontré d’écho. Alors, il s’était tu. La compagnie, pourtant, était plus compacte que les autres. La volonté de son chef la galvanisait. Ce gamin de Fabre allait à pied, sans parler non plus à cause de la fatigue, mais toujours présent, tantôt près de l’un, tantôt près de l’autre.
Peu à peu, le paysage s’éclaira. Une magnifique lumière d’été emplit l’air. Le soleil séchait la route, buvait l’eau des pèlerines et des vareuses. Le bruit courait, on ne sait pourquoi, qu’on arrivait au cantonnement. Les derniers kilomètres furent les moins durs.
En effet, le bataillon pénétrait dans un village. Les fourriers avaient à peine eu le temps de reconnaître les secteurs. Les habitants s’étaient presque tous enfuis. Un régiment de fantassins était déjà cantonné : c’étaient des réservistes. Ils regardaient passer le bataillon de chasseurs, en manches de chemise, le képi sur l’oreille, le pantalon rouge tout neuf, éclatant, arrêté aux hanches.
— Une garde nationale ! dit Angielli.
D’eux-mêmes, les chasseurs avaient redressé le torse, pris une allure militaire. L’esprit de corps et la longue habitude d’une discipline sévère faisaient quand même un bel outil de ces troupes éreintées. La quatrième compagnie s’arrêta devant une maison et son grenier à foin qui lui avaient été désignés.
La gaîté du jour s’était emparée de la troupe. Les chasseurs faisaient flamber un peu partout des foyers sur lesquels bouillait déjà le café. Rousset et quelques camarades surveillaient dans le verger un grand feu. Les marmites, posées par couples, chantaient. On avait trouvé des légumes en abondance dans le champ. L’odeur de la soupe chaude emplissait l’air, attendrissait ces hommes.
Soudain, un cri mit la compagnie en émoi : un chasseur venait de voir déboucher dans le village les fourgons de ravitaillement. Vaissette courut à la distribution. Il voulait tout surveiller, comme s’il eût été le capitaine. Les hommes de corvée s’offraient en masse. Ils revinrent avec la viande, des pains, du sucre, du café, du lard. Une joie immense illuminait ces malheureux.
Toute la compagnie par sections, par escouades, était allongée dans la prairie, derrière la grange. Des pruniers et des cerisiers y laissaient pleuvoir une ombre légère. On mangeait. Les rires et les cris emplissaient l’air. Nul ne songeait aux camarades fauchés quelques jours avant et dormant dans les plaines lorraines. Nul ne songeait aux périls de demain. On mangeait. Vaissette voulait goûter de toutes les soupes, de tous les ratas. On l’appelait à droite, à gauche. Il avait la bouche pleine. Il tenait entre les doigts des morceaux de viande chaude. Il se brûlait. Il jouissait d’une volupté physique aussi large, aussi rustique que celle des hommes. Il évoqua les repas que font les héros d’Homère ; et ce n’était point simplement une comparaison littéraire, mais il songeait que l’aède grec avait su dépeindre les héros tels qu’ils étaient, tels qu’ils sont dans tous les temps, et qu’en tous les temps aucun plaisir ne vaut celui de manger.
Vaissette en était à considérer une œuvre non plus par sa portée artistique mais par son souffle humain.
Et, debout au milieu de la prairie comme un pasteur gardant son troupeau, le lorgnon pendant sur sa chemise sale, car il avait quitté sa vareuse, le béret tiré sur les yeux pour les protéger du soleil, Vaissette déchirait à belles dents une tranche de viande bouillie. Il se dit, toujours songeant à l’Iliade :
— Une œuvre n’est éternelle que si elle est traversée par quelque frisson d’humanité…
Une clameur arrêta le cours de ses pensées. Le sergent rajusta son binocle pour en saisir la cause. C’était facile : Angielli et Diribarne débouchaient d’un cellier, suant, leurs muscles d’acier raidis, pliant sous le poids d’une barrique de vin !
Ce fut du délire. Tous les hommes se précipitaient autour du tonneau, ivres avant d’avoir bu. Le vin ruisselait dans les quarts, dans les marmites encore grasses de soupe, dans des seaux de toile dérobés à des cavaliers, dans les bidons. Angielli, à cheval sur le tonneau, dépoitraillé, hurlant, tapant des mains, semblable à un Bacchus antique, criait :
— Au vin ! Au vin, troun de l’air !
Il frappait comme un sourd sur la barrique et jurait :
— Il y en a des otres… Il y en a des otres…
Et sa voix et sa joie et ses gestes évoquaient les autres barriques de la cave. Il insistait :
— Ce n’est pas cher, bougre de bon sang ! Au vin… Au vin !
Et les chasseurs tendaient leurs récipients à Diribarne, grand dispensateur des voluptés, avalaient d’un trait le liquide et s’essuyaient d’un geste brusque de la main la moustache ruisselante. Leurs yeux riaient de plaisir. Ceux qui avaient déjà bu se mirent à chanter.
Vaissette voulait avoir sa part. Puis il songea : « D’où vient le tonneau ? » Il avait le sentiment de la propriété. Il murmura à mi-voix : « Ce n’est pas bien honnête. » Mais comment résister à cette énorme liesse de toute une compagnie ? Il vit le vin dont le jet, sortant de la tonne, était éclairé par un maléfique rayon de soleil : il prenait tous les tons du carmin, de l’incarnat, de la pourpre, du vermillon, de l’écarlate. Et le sergent tendit son quart, attendant son tour. Mais Rousset avait rempli une cruche pour verser quelques litres dans le bouillon : car ce breuvage donne du cœur au ventre et ranimerait les morts ; nul soldat ne l’ignore. Il offrit la cruche au sergent. Et celui-ci, la tenant par les côtés rebondis comme ceux d’une amphore antique, faisait couler le vin dans sa gorge, buvait à même le goulot, jouissant de tout son être.
— C’est la bonne vie, déclara Rousset.
— T’en fais pas, répondit Gros. Quand on sera rentré chez nous, il faudra pas que les autres nous embêtent.
Servajac répondit par un juron énergique.
Le sens de ces paroles n’était peut-être pas très clair. Mais les hommes se comprenaient entre eux. Ils affirmaient leur camaraderie, l’union qui distinguerait « ceux qui y avaient été », leur volonté de pouvoir parler haut pour avoir été à la peine.
Angielli, enroué à force de crier, chantait, tandis que Diribarne tournait devant le tonneau, sautait, avançait, reculait, exécutant une danse de son pays. La voix du débardeur marseillais dominait le tumulte
Et ron-ton-taine…
Et le sergent Vaissette, rouge comme un ivrogne, ruisselant de sueur, les yeux vagues d’ivresse et de myopie, tenant sa gamelle dans la main droite, agitant son béret de l’autre main, le sergent Vaissette reprenait le refrain.
Puis le calme revint. Les chasseurs tombaient sur l’herbe comme des masses, terrassés par la fatigue, et s’endormaient. Toute la compagnie allongée par la prairie, à l’ombre des arbres fruitiers, s’abandonnait au sommeil. Les ronflements formaient un bruit sourd et continu.
Le premier, Diribarne s’éveilla. Ce corps d’acier ne pouvait jamais se reposer que quelques heures. Servajac, lui aussi, ouvrit les yeux. Ils s’étirèrent. Ils regardèrent leurs camarades étendus par le champ.
— On dirait, fit Servajac, qu’ils se sont couchés pour laisser passer les obus.
— Je ne croyais pas, déclara Diribarne, qu’à la guerre on aurait du bon temps.
Servajac réfléchit longuement et lui dit :
— C’est selon : il y a du bon et du mauvais.
Puis il se tut. La conversation entre ces deux êtres était lente. Ils ruminaient leurs paroles. Ils ne trouvaient pas facilement des mots pour exprimer leur pensée profonde. Et du reste, les mots leur apparaissaient comme si précis, quand ils formaient une phrase, qu’ils leur semblaient trahir plutôt que traduire des sentiments encore obscurs et vagues. Servajac avait allumé une courte pipe. Diribarne mâchait voluptueusement une pincée de gros tabac de cantine. Il interrogea :
— Tu y pensais, toi, à la guerre ?
— Et toi ? demanda Servajac.
Diribarne remua la tête négativement. Il expliqua :
— Chez nous, c’est loin d’ici.
Et son bras montrait le lointain horizon où le chasseur entrevoyait les côtes, les gaves, le ciel des pays basques, puis, à l’opposé, la direction de la frontière.
— Et vous, sergent, vous l’attendiez, la guerre ? demanda Servajac à Vaissette, qui s’était levé et mettait un peu d’ordre à sa toilette.
— Je n’aurais jamais cru qu’ils oseraient nous attaquer, répondit le sergent.
Toute la compagnie s’était réveillée. Une grande activité s’emparait d’elle. Les hommes se brossaient. Ils enlevaient la boue de leurs lourdes chaussures, bandaient leurs molletières, nettoyaient leur fusil, lavaient leurs gamelles. Un groupe s’était formé autour de Servajac et de Vaissette. Les hommes admiraient leur sergent parce qu’il parlait bien.
— Il sait vous tourner les choses ! affirmait Bégou avec enthousiasme.
Et Bégou s’y entendait : il tenait un café dans une sous-préfecture provençale où il était conseiller municipal. Servajac remarqua :
— Ça cesse de paraître terrible dès qu’on n’est plus sous le feu. On se croit en manœuvres. On n’y pense plus.
Et c’est bien, en effet, la grâce de ce drame : pendant les intervalles qui en séparent les actes, il semble ne plus exister pour ceux mêmes qui le vivent.
Le Cévenol insista :
— Non, on ne pense plus à la guerre. On se laisse vivre…
Les autres l’approuvaient. Certes, il n’était pas capable de se faire l’interprète du sentiment commun : ses paroles étaient tout de même l’écho de ce qu’ils éprouvaient confusément. Vaissette, qui était psychologue, démêlait ces nuances.
— Ce qui t’étonne, observa-t-il, c’est de ne pas te dire à chaque instant : « Je me bats pour la France », c’est de n’être pas plus ému, plus inquiet, soit pendant la bataille, soit en ce moment, ni plus indigné contre nos ennemis.
— C’est vrai, dit Servajac.
— Je vais t’expliquer cela, fit Vaissette. Le jour où tu as revêtu cet uniforme, tandis que la cloche de tous les villages de France et les tambours des crieurs publics annonçaient la mobilisation, tu t’es donné tout entier à la nation. Elle te possède. Elle nous possède tous. Nous ne réfléchissons plus à rien : ce serait inutile. Nous sommes un instrument de l’énorme machine. Nous ne sommes plus nous mêmes. C’est le pays qui a pris ton âme. M’as-tu compris ?
Ils n’avaient pas tous compris, mais tous donnaient leur assentiment. Vaissette continua :
— Pourquoi te bats-tu, Diribarne ? fit-il.
Diribarne eut un geste vague. Il ne pouvait expliquer. Il savait bien pourtant. Roussel intervint.
— Puisqu’on nous a attaqués…, dit-il.
— Sans doute, répondit le sergent. Mais ce n’est pas tout. Pourquoi ce pays attaqué veut-il se défendre jusqu’à la mort ?
— Pour la fin des guerres, déclara Angielli.
Diribarne avait trouvé :
— Oui, pour qu’ils ne nous embêtent plus, et qu’on soit les maîtres chez nous.
Le caporal Gros eut un mot sublime de simplicité, de candeur, de vérité :
— Il faut bien se battre, coquin de sort, pour être les plus forts et qu’on ne soit plus un peuple de vaincus.
— Moi, je me suis engagé pour reprendre l’Alsace, assura Pluchard.
Il venait de Montmartre et, dans le civil, était mécanicien.
— Qu’en penses-tu, Servajac ? demanda le sergent.
— Il y a du vrai dans tout, répondit le chasseur. Moi, je ne me suis pas demandé pourquoi nous nous battions. Mais je me suis dit : C’est nous qui avons raison, puisque la France c’est nous. Alors, je me ferai tuer s’il le faut. C’est mon idée.
« Les braves gens ! », pensa Vaissette.
Et il se sentait l’âme aussi simple que celle de ces hommes, aussi humble, aussi résolue dans le sacrifice et dans la servitude.