L’Appel du Sol/Chapitre 4

Calmann-Lévy (p. 70-87).
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CHAPITRE IV

SUR LES TOMBES DU CIMETIÈRE

— Si vous voulez, Vaissette, dit le sous-lieutenant Lucien Fabre, nous pourrions faire quelques pas aux abords du village, pour nous distraire.

Le sergent accepta avec empressement. Il n’était plus abasourdi par les événements. Il avait soif d’échanger avec quelqu’un ses pensées, à seule fin de se les préciser.

Le bataillon était rassemblé dans le village de Rémécourt. La veille, la liaison s’était rétablie entre les compagnies, vers le soir, grâce à la fatigue des batteries allemandes. Puis les hommes s’étaient endormis, comme

des brutes, sur place. À l’aube saluée par les
nouvelles salves de l’artillerie, des fantassins étaient venus les relever. C’était un régiment de réserve débarqué depuis quelques heures, et jeté immédiatement dans la fournaise. Les chasseurs étaient partis en arrière. Toute la journée des isolés, des malades, des agents de liaison, des blessés peu atteints, les hommes du train de combat, la section hors rang, avaient rallié le groupe. On s’étonnait de voir qu’il y eût encore des vivants. Et même on s’étonnait qu’il y en eût de si nombreux. Ce qui frappait ce n’étaient point les absents mais les présents : tant en quelques heures l’anormal était devenu la règle et tant la mort apparaissait désormais comme la conséquence naturelle de l’existence sur la ligne de feu. En attendant on allait passer la nuit dans les granges que le corps médical n’avait point mobilisées pour y loger ses blessés.
Dès le lendemain on pourrait reformer les compagnies.

Avec le crépuscule s’était éteint le bruit de la canonnade.

— Voilà une journée nouvelle de passée, déclara Vaissette avec soulagement.

Ils parcouraient ensemble les rues du village où déjà les hommes dormaient. Aucun bruit. L’immense paix des champs s’étalait, comme une revanche de la terre. La lune se montrait dans un ciel d’été lourd de nuages. Sa lumière faisait rayonner le brouillard qui montait du sol.

— Vous allez être, poursuivit Vaissette, notre commandant de compagnie.

— Pauvre capitaine ! répondit Lucien.

Et il resta silencieux. Son chagrin était profond, plus cuisant que la veille. Il se rappelait ses hommes disparus, l’année qu’il venait de vivre avec le capitaine dans un poste isolé des Alpes, la semaine de la mobilisation, ces premiers jours de campagne où Nicolaï avait soudain grandi avec les événements, aussi fier, aussi rude que la tempête elle-même, et simple jusque dans la mort.

— C’est bête la guerre, assura l’officier.

Et Lucien Fabre songea :

— Parmi nous c’est évidemment le meilleur qui a été frappé. Il ne s’était pas plus offert à la mort, ni moins exposé. Et voici, il a été atteint de quatre coups de baïonnette, et ni vous, Vaissette, ni moi, n’avons été touchés. Le combat, c’est le domaine où règne le hasard. La mort a du moins cette équité d’emporter indistinctement les braves qui s’offrent à ses coups, et les prudents qui veulent avec elle jouer au plus fin. Avec les engins modernes on n’est pas plus exposé quand on se découvre que quand on se terre. C’est une question de chance. Et je me demande, depuis cette bataille d’hier, si la victoire elle aussi n’est pas une affaire de hasard. Les Prussiens ne nous ont pas attaqués de nouveau, après notre charge. Pourquoi ? Nous étions trente. Et je voyais avec mes jumelles des compagnies nombreuses et fraîches qui creusaient une tranchée par-delà le cours d’eau. Le général, ce matin, m’a félicité. Il a dû l’être de son côté par le commandant de l’armée. Ni lui, ni moi, ni les Allemands n’y sommes pour quelque chose. Seul le hasard a décidé !

C’était là précisément ce que se disait Vaissette. Mais il n’eût pas osé tenir à son chef des propos pareils. Aussi par calcul, et pour l’inviter à poursuivre, et par cet amour du paradoxe qui l’incitait toujours à soutenir le contraire de ce qu’on disait devant lui, le sergent agrégé voulut-il contredire l’officier :

— Vous oubliez, dit-il, l’assaut à la baïonnette que vous avez commandé.

— Je ne l’oublie pas, répondit le lieutenant, ni votre attitude sublime, mon ami, ni nos sacrifices. C’est même tout cela qui me suggère d’un peu tristes réflexions. Je ne nie pas qu’il y ait un rapport direct entre nos actes et l’avance ou le recul de l’ennemi. Nous venons bien de le voir. C’est même ce qui me réconforte, car chacun de nous, et le plus humble même, est en droit d’avoir ce sentiment que sa peine et que son sacrifice ne sont point vains. Mais, je vous le répète, après notre charge les Allemands n’avaient qu’à revenir pour nous balayer. Ils n’ont pas tenté ce nouvel effort. Et nous avons été grâce à cela victorieux. C’est ici que se place l’intervention du hasard. J’ai chargé, oui. Mais j’ai chargé sans ordres. Je ne sais pourquoi cette idée m’est venue, plutôt que celle de me replier, comme me l’a indiqué plus tard l’état-major. Hasard également. Ainsi, je ne saisis pas la relation qui existe entre les ordres du chef et la victoire ou la défaite.

— Vous ne voulez pas dire pourtant, remarqua Vaissette que réjouissait la tournure de la discussion, que les généraux sont inutiles et qu’on pourrait supprimer leurs états-majors ?

— Je ne construis point, certes, de théorie, répondit Fabre. Les jeux de l’esprit sont faits pour des temps meilleurs. Avouez que ceux-ci sont peu propices à la spéculation et au développement des idées. J’échange simplement avec vous des propos décousus, qui naissent de ce repos consécutif à notre ivresse, et qui sont un peu mélancoliques, parce que notre capitaine a été tué.

Vaissette opina :

— Ne me prenez pas, dit-il, pour un imbécile. Je plaidais le faux afin de savoir le vrai. Au fond, mes conclusions sont les mêmes que les vôtres.

— Au reste, reprit l’officier, nous n’avons pas conclu. Nous aurons toute la campagne pour arriver à nous faire une conception philosophique de ce drame, dont nous sommes à la fois les acteurs et les spectateurs.

Ils se turent, continuant à marcher côte à côte. Lucien Fabre repassait encore en son esprit militaire tous les événements de la veille. C’était un cerveau pénétrant ; mais étant soldat de son métier la révélation de certains faits, qui n’avaient point frappé Vaissette, le déroutait. Vaissette avait trouvé naturel qu’on fût isolé pendant le combat, que l’initiative fut laissée par le déroulement même des événements à chaque commandant de compagnie, Fabre ne voulait point admettre cela.

— Il n’y a, s’obstinait-il à dire, aucune liaison entre les armes, aucune liaison entre les troupes qui donnent et le commandement.

Les deux jeunes gens s’étaient arrêtés. On approchait de la sortie de Rémécourt. Tous deux laissaient aller leur pensée encore diverse et confuse.

— Il nous manque le recul pour juger, déclara Vaissette.

Lucien Fabre était du même avis.

— Espérons, dit-il, que le dieu des batailles nous épargnera afin que nous puissions atteindre ce temps où il nous sera possible d’être des juges. Mais alors on nous dira que nous ne savons pas de quoi nous parlons. Déjà des écrivains et des philosophes forgent une doctrine de la guerre. À Paris, à Bordeaux et à Montpellier on décide des mobiles qui nous font agir, des sentiments que nous éprouvons, des raisons de nos succès ou de nos revers.

— On le fait sans esprit critique et tout en manquant des éléments d’observation, déclara Vaissette. Ces gens-là agissent comme des universitaires.

Car Vaissette, ancien normalien et professeur de lycée, n’aimait rien tant que de se moquer de l’université. Cela lui donnait l’impression d’être indépendant et hardi, et convenait à sa nature à la fois régulière, timide et soudain follement téméraire dans les idées et dans les actes. Tels devaient être certains membres du tribunal de l’Inquisition ou du Comité de salut public.

Il poursuivit :

— Les journalistes s’en sont mêlés. Il y a parmi les premiers qui sont des intellectuels, et les autres qui sont des simulacres de lettrés, des gens qui représentent la guerre, dans leurs écrits, sous la même apparence de joie, de grandeur, de méthode, de gloire et d’épopée. Et le monde se fait un concept de la guerre d’après leurs articles, qui correspondent à l’idée vague qu’ils s’en faisaient pour avoir lu l’Iliade et les divers traités d’histoire qui sont en honneur dans nos lycées et dans nos écoles primaires. Pour eux, ils sont bien tranquilles derrière leur bureau de travail. Nous, nous avons vécu depuis quelques jours les heures que vous connaissez. Vous verrez que c’est eux qui auront raison. Quand nous reviendrons, après nous avoir fêtés pour nos exploits ou nos blessures, on ne croira point que la guerre est telle que nous la décrivons : car elle apparaîtrait comme trop dure et trop simple, comme sans panache et toute soumise aux lois du destin.

— Mon cher Vaissette, dit Fabre, il me semble que nos raisonnements nous mènent à des fins identiques. Mais je suis soldat. Je ne veux pas croire, malgré notre expérience et nos spéculations, que la victoire dépende, comme le sort des individus, de la fatalité. Il y a eu des génies militaires, Annibal, César, Napoléon.

— Certes, ne le nions pas, répondit le sergent. Ces grands destructeurs furent tout à la fois de ces démons et de ces dieux qui forgèrent dans le sang une humanité nouvelle. Je m’étonne même, depuis que j’ai vu ce qu’était la bataille, qu’il y ait pu avoir des cerveaux aussi lucides, aussi puissants, aussi complets que celui de ces grands capitaines. Mais convenez qu’il y a eu au cours des siècles, bien peu de ces génies et au contraire un bien grand nombre de guerres. Ainsi des hommes médiocres peuvent remporter la victoire si de plus médiocres encore leur sont opposés. Il y a fatalement un triomphateur et un vaincu. Pour écrire un beau poème, faire une découverte immense, gagner des millions, il est nécessaire que l’humanité enfante un Racine, un Newton, ou quelque financier de l’envergure de M. Rockefeller. L’histoire nous apprend que M. de Moltke et M. de Bismarck furent vainqueurs du maréchal Bazaine et du général Trochu.

— Ainsi votre ingénieuse dissertation affirma Lucien, prouve qu’en dehors des cas exceptionnels, où s’imposent de vrais hommes de guerre, le triomphe tient à des circonstances fortuites, que nous ne connaissons pas.

Vaissette se mit à rire.

— Il tient aussi aux canons, aux fusils et aux mitrailleuses, dit-il.

Fabre se sentit l’esprit plus léger. Il lui semblait voir plus clair en lui-même. Il prit son sergent par le bras.

— La victoire, dit-il, est faite de deux éléments : d’abord la préparation. Il faut posséder la science des réalités du combat moderne, les armes et les munitions qui sont la base de tout, et obtenir la concentration d’effectifs suffisants. Là se borne le rôle des généraux. Ensuite, l’autre élément, c’est la volonté de vaincre animant chacun des soldats. Une armée dont nul troupier ne veut céder le pas est invincible. C’est là qu’est la part des destins. La victoire se gagne ainsi finalement dans le cœur et par la poitrine de chaque soldat.

Cependant, ils étaient arrivés à la sortie de Rémécourt. Il y avait là un petit poste, qui avait barré la route en renversant un tombereau.

— Halte-là ! cria la sentinelle.

L’officier s’avança. Le chasseur le reconnut. Mais, esclave de la consigne, il demanda le mot. Fabre ne le savait pas. Le mot est fait pour n’être connu que des états-majors et des espions.

— Ulm, dit-il à tout hasard.

— Non, c’est Marseille, répondit triomphalement le soldat.

— Marseille, répéta l’officier.

— Passez, fit l’homme en s’écartant et en se mettant au port d’armes pour saluer.

Lucien et Vaissette firent quelques pas sur le chemin.

À droite s’élevait un talus d’où l’on avait une large vue sur le paysage : des champs en jachère où donnait la clarté de la lune. Ils y montèrent. L’odeur fade des cadavres en décomposition les écœura, les rappela aux réalités de la bataille : la nuit était si chaude, si limpide, si calme qu’on les eût oubliées. Un mur démoli par endroits, où s’ouvraient de larges brèches, entourait le cimetière rustique. Ils y entrèrent.

Ce fut pour eux une vision d’épouvante. Deux jours avant, un bataillon allemand avait pu s’avancer jusque-là. Notre artillerie l’avait surpris tandis que des compagnies étaient au repos. Il y avait là cinq cents hommes qui sommeillaient, qui préparaient la soupe, qui écrivaient pour leur foyer lointain des mots de haine et d’espoir, qui vivaient. La rafale avait passé. C’étaient maintenant cinq cents cadavres : déchiquetés, en lambeaux, on n’aurait pas su reconstituer les corps, tant les membres épars étaient mêlés les uns aux autres.

Cinq sous-officiers étaient étendus devant l’entrée, frappés par le même obus. Les lourdes mouches bleues et vertes prolongeaient, par la tiédeur nocturne, leur labeur du jour sur les plaies. Un tambour large et plat avait volé jusque sur la croix de la porte : il la couronnait.

Des trous énormes avaient remué le sol du cimetière. Ils en avaient fouillé les entrailles. Toutes les tombes étaient démolies. La pierre et le marbre avaient volé en éclats. Les percutants, en labourant la terre, avaient creusé des fosses immenses : des soldats tués s’y étaient enfouis. Leurs membres raidis apparaissaient. Les vieux cercueils avaient surgi, éventrés, des décombres. Les morts anciens, leurs linceuls et leurs squelettes, se dressaient comme remontant des enfers. Ils se mêlaient aux morts d’hier en une communion fraternelle. Le même engin semblait avoir voulu tirer de leur funèbre lit les dormeurs des temps révolus pour leur substituer, au champ du repos, ces nouveau-nés du néant. Une paix indifférente et juste pleuvait du ciel, comme la lumière blanche, sur les corps livides aux uniformes gris et sur les cadavres desséchés.

— Qui distinguera les uns des autres dans quelques mois, dit Vaissette, au sein de la terre maternelle, ceux qui, dans chaque camp, tombent pour leur patrie ?

Le voyage d’un lourd nuage cacha la lune. Tous deux s’étaient assis sur une stèle brisée, parmi des plants de lierre déracinés. À leurs pieds, la mélinite avait creusé un trou béant.

— La grandeur morale de la guerre, dit Fabre, consiste à nous faire vivre avec l’idée de la mort. Il se joue ainsi dans l’âme de chacun de nous un drame autrement profond que le drame extérieur de la bataille. La guerre est la honte de l’humanité si on la considère en elle-même ; elle en est la sanctification si on la voit dans le cœur de ceux qui la font. Le capitaine Nicolaï m’a dit — c’est une des dernières paroles de cet homme qui n’était pas bavard — « Nous vivons ici en une perpétuelle victoire sur nous-même ». Cette victoire consiste à aimer le danger.

Vaissette s’était allongé parmi les pierres. Il regardait le ciel étoilé. Il dit :

— Je ne sais pas si nous apprenons à aimer le danger ou tout simplement à le mépriser. De toute façon, nous triomphons de lui. La guerre est une grande éducatrice. Peu d’hommes, d’ordinaire, peuvent dire : « J’ai vu la mort face à face ». Nous sommes des millions désormais qui nous sommes mesurés du regard avec elle et qui avons appris à ne pas être épouvantés. Nous voici pareils à ces marins qui ont eu l’habitude de lutter avec les tempêtes, avec les nuages, avec la nuit, avec tous les mystères et toutes les trahisons de la mer. À chaque minute de leur existence vagabonde ils ont risqué d’être engloutis. L’amour du péril a fait d’eux des natures graves et fortes. Nous avons appris de même à pouvoir mourir à tout instant.

— Ce qu’il y a de plus grand encore dans tout cela, dit Lucien, c’est que nous ne pensons même plus aux risques que nous courons : telle est devenue notre résignation et notre acceptation de vivre aux côtés de la mort.

— Les sociétés ont toujours eu, dit Vaissette, une estime particulière pour les armées. Elles les paraient de gloire, même quand le service consistait à plastronner en costume flambant dans les villes de garnison et quand la médaille militaire se gagnait en faisant balayer, quinze années durant, la cour d’une caserne et ses abords. Elles avaient tort, sans doute : car si la noblesse humaine consiste à affronter d’un cœur serein et d’une âme tranquille la lutte et ses coups meurtriers, les soldats, moins exposés que les mineurs ou les cheminots, avaient moins droit à notre respect que n’importe quel ouvrier de nos usines modernes et n’importe quel employé de nos cités malsaines.

Ainsi parlait le sergent Vaissette, esprit pacifique et fils de paysan, civil habillé en militaire, civil encore d’allures et de sentiments, militaire par la force d’événements qui le dépassaient, et militaire de tout son cœur. Car la même soif de dévouement et la même volonté de vaincre animaient tous les fils des Gaules latines. Mais Vaissette voulait concilier ses idées et ses passions de la veille avec l’expérience du jour, ses théories du temps de paix avec ses observations de la période de guerre. Il y réussissait du reste parfaitement : car il avait un cerveau ingénieux et car, pour lui, l’épreuve des faits confirmait simplement les conceptions élaborées dans la solitude de sa pensée.

Cependant Vaissette poursuivit :

— Maintenant l’armée, qui s’est dressée pour la défense d’un idéal commun, a droit à toutes les admirations en vertu du même principe. Jamais, en aucune circonstance et en aucun temps, des hommes n’ont si souvent couru au-devant de la mort et n’y ont couru d’un cœur si léger. Aussi jamais n’ont été semées au vent de ce pays tant de noblesse et tant de beauté. Ne vous y trompez pas : voilà des semailles qui germeront dans l’atmosphère morale dont est parfumé notre sol. Ce qui fait la France ce n’est pas seulement la belle terre féconde par qui naissent les oliviers méditerranéens, les vignes des collines tourangelles, les prairies herbeuses des pays normands : c’est cet air, le plus clair du monde, qui vibre de tous les enthousiasmes et des courages révolus, qui viendra bercer, de nos sacrifices consentis, les premiers souffles de nos fils.

— Vaissette, dit Lucien Fabre, allons nous coucher. J’ai remarqué un coin de grenier à foin et j’ai dit à mon ordonnance d’y réserver deux places pour nous.

» C’est une autre vertu de cette guerre que de nous montrer que rien n’est aussi bon que de dormir. Peut-être est-ce pour nous préparer à goûter ce sommeil suprême dans lequel est plongé désormais le capitaine Nicolaï.