L’Appel du Sol/Chapitre 3
CHAPITRE III
LA MORT D’UN SOLDAT
Le village de Vassinville, sur le flanc d’un coteau, descend jusqu’à la rivière. Une centaine de maisons blanches autour de l’église, le long du cours d’eau. Alentour, des champs de betteraves, quelques vignes, des houblons mûrs sur leurs perches, des vergers dont les arbres plient sous le poids des mirabelles d’or.
La quatrième compagnie vient d’occuper le village. Les Allemands sont signalés sur l’autre rive. Il y en a partout, dans les prés dont les foins n’ont pas été coupés et dans les hautes avoines. On est entré dans Vassinville en se glissant le long des maisons éclairées par la lune. Aucun bruit. Pas d’ennemi. Avec une inconscience étonnante les rares habitants dorment. La plupart des maisons sont vides depuis trois jours. Le bétail, oublié, mugit.
Le capitaine Nicolaï a fait établir une barricade à la sortie du pont. Toute attaque sérieuse ne peut se produire que par là. Une charrue renversée, une porte, quelques volets, des poutres, des chaises, des sacs de blé trouvés à côté dans un grenier. Le lieutenant Serre tiendra le pont.
Quant à Lucien, il est sorti du village avec ses hommes. La crête qui domine, à droite, doit être défendue. Elle descend en pente douce, plantée de jeunes sapins minuscules, jusqu’au ruisseau ; elle commande plusieurs gués. Le reste du bataillon occupe les hauteurs qui suivent.
Les premières lueurs du jour firent briller la rivière et vibrer la brume, qui traînait sur l’eau jusqu’aux roseaux des berges.
Une sentinelle, qui guettait de l’autre côté du pont, cria :
— Aux armes !
L’homme était possédé par la terreur. Il se précipita vers Serre :
— Mon lieutenant, dit-il, ils sont là. Ils sont là. Je les ai vus !
— Bougre d’animal, répondit l’officier, calme-toi. Nous sommes ici pour les recevoir.
Il tâchait de les distinguer en fouillant avec ses jumelles le paysage. En effet, presque invisibles, des uniformes se dessinaient à la lisière des bouquets de bois, parmi les céréales : une ligne de tirailleurs marchant vers le ruisseau.
— Va prévenir le capitaine, dit-il à son ordonnance.
Tous les hommes tenaient leur fusil dans leurs lourdes mains. Ils serraient la crosse pour bien sentir sa protection. Ils ne se parlaient pas. Le danger de la mort leur paraissait plus réel que deux jours avant sous le bombardement. Tantôt, ils s’aplatissaient dans le fossé ou derrière la barricade, pour s’abriter ; tantôt, sans prudence, ils sortaient la tête, le buste, pour les voir arriver.
— Ils sont trop loin, déclara Serre.
L’officier repérait la distance avec minutie. Il se tenait au milieu de la route, sans penser au danger, sans émotion, sans conscience du reste de la grandeur de cette minute.
Un chasseur glissa sur le talus, jurant de toutes ses forces.
— Veux-tu te taire, fit l’officier. Tu auras quatre jours de prison.
Ainsi, borné et courageux. Serre restait ponctuel. Il remarqua encore, non sans étonnement :
— Les voici en tirailleurs. Ils avancent par bonds. C’est curieux : ils manœuvrent comme nous.
Il ajouta, non sans admiration à l’égard de ses adversaires :
— Ils auraient pu faire leurs classes au bataillon !
Mais tout de suite, pour corriger son éloge :
— Nous les verrons à la charge ! J’ai lu, dans le journal, qu’en Alsace ils se sont rendus pour une tartine de pain.
Les uns derrière les autres, les Allemands s’étaient engagés sur la route droite qui menait au pont. On distinguait leurs casques gris. Leur vue provoqua chez l’officier un mouvement de fureur haineuse. Il n’y tint plus. Les yeux flamboyants, il ordonna :
— À huit cents mètres… sur ces cochons qui avancent… feu à volonté !… Feu !
Une brusque décharge, une décharge unanime de la section. La peur contenue de tous les hommes s’échappait, se détendait avec la fusillade. Un crépitement joyeux continua. Il y eut des rires, quelques plaisanteries. Une dizaine d’ennemis avaient dégringolé.
— Visez bien, nom de Dieu ! visez bien, criait Serre.
Il avait saisi le fusil d’un homme et tranquillement, comme au champ de tir, prenait son temps avant de faire feu.
— Voilà qui doit vous amuser, j’espère.
C’était Nicolaï qui, derrière lui, jugeait des coups.
— Descendez donc leur officier, Serre, dit-il. C’est ce grand diable, à droite, qui court d’un arbre à l’autre.
L’homme désigné tomba. Du coup l’avance était brisée net,
— Cessez le feu ! commanda le lieutenant.
Les hommes s’apostrophaient, se bousculaient, riaient, étaient heureux. On n’avait pas reçu une seule balle.
— Avant, on croit que ce sera terrible, fit un chasseur. Ce n’est pas bien grave quand on y est.
C’était un peu le sentiment de tout le monde. Serre était désappointé.
— Jamais, dit-il, nous ne les aurons au bout de notre baïonnette.
Profitant du répit, les Allemands cachés derrière les saules s’enfuyaient.
— Attendez la suite, dit Nicolaï.
— Mais quels sont les ordres ? demanda Serre.
— On m’a dit d’occuper Vassinville, répondit le capitaine. La consigne est simple. Nous n’avons qu’à rester ici.
Un ronflement énorme emplissait l’espace depuis un moment. On regardait le ciel : mais on ne voyait que la lumière de la matinée. Un homme pourtant aperçut l’avion. Il planait au-dessus du village, très haut.
— Je vais le faire abattre, dit Serre.
— Mais, s’il est français ? objecta Nicolaï.
Serre n’avait aucun doute : c’était un sale oiseau prussien. Il fit ouvrir le feu contre l’appareil. Le capitaine, qui comprenait l’inutilité de cette gerbe de balles, ne s’y était point opposé. Les hommes s’en donnaient à cœur joie. Du reste, c’était bien un aéroplane ennemi. On distinguait à présent sa queue de poisson. Il lâcha une fusée dont la fumée flotta dans l’air. Quelques secondes après, des sifflements passèrent sur le village. Les hommes se mirent à rire. Ils reconnaissaient cette vieille musique.
— L’avion nous a repérés, fit le capitaine. Les obus pleuvent sur la crête, derrière la section de Fabre.
Il partit pour se rendre compte.
Les chasseurs continuaient à user leurs cartouches contre l’aéroplane qui, sa besogne terminée, s’enfuyait à tire-d’ailes vers l’aurore.
Les shrapnells allemands tombaient sans répit. Mais le tir était beaucoup trop long : ils éclataient cent mètres trop haut. La fumée des explosions, dans laquelle se jouaient les rayons du soleil levant, formait dans l’air limpide six nuages couleur d’orange, de pourpre et d’or.
Une heure passa. Le bombardement inoffensif continuait. Les hommes étaient bien tranquilles.
— La guerre, dit un chasseur, c’est laisser passer le temps.
— Mais nos artilleurs, qu’est-ce qu’ils fichent ? fit un autre. On ne les entend jamais.
— C’est à croire, remarqua le caporal Bégou, que nous n’avons ni artillerie, ni aviation.
Serre, tout en surveillant l’horizon, partageait avec son sergent une boîte de conserves. Jamais le singe n’avait été si bon.
— Il y a beaucoup de gelée, observa le sous-officier.
— Quant aux Boches, répondit le lieutenant, ils crèvent de faim. Un blessé l’a dit hier à l’interprète de la division.
C’est ainsi que des propos futiles s’échangeaient sur le champ de bataille. Ni le vacarme des projectiles, ni le sentiment du danger n’empêchaient ces soldats de manger et de vaquer aux occupations placides de la vie.
Soudain, l’eau de la rivière jaillit. Elle montait en colonnes droites, retombait dans le lit et sur les rives : quelques hommes furent mouillés.
— Ils tirent dans l’eau, déclara Serre joyeusement.
— C’est pas loin de nous, observa un homme.
Chacun, de nouveau, s’était terré. D’autres obus tombaient, soulevant d’immenses gerbes, que la lumière irisait.
— Ce sont les grandes eaux, cria Pluchard, un engagé volontaire, qui était Parisien.
Mais les montagnards ne comprenaient ni ne goûtaient sa plaisanterie.
Avant l’explosion, on entendait dans l’air un sifflement. L’obus passait au-dessus des têtes.
— Mais ce sont les nôtres, hurla tout à coup Serre.
Ce fut une détente. Tout le monde parlait à la fois. Bientôt le tir fut réglé. Les obus tombèrent dans les champs. D’autres atteignirent une ferme dont les murs volèrent en éclats. Serre put voir la fuite éperdue de la compagnie qui l’occupait, l’affolement des hommes décimés, l’éclatement de la mitraille dans leurs rangs, des membres déchiquetés, des casques et des fusils volant en l’air. Il riait silencieusement.
— Et l’on vient de découvrir, dit-il à son sergent, des obus qui portent à vingt kilomètres. Nos artilleurs en auront bientôt.
Le soleil montait droit dans le ciel bleu. C’était une journée de splendeur et de gloire. Le roulement de l’artillerie emplissait l’air. On sentait que la bataille était engagée sur un front immense et qu’on n’était qu’un point dans l’espace ensanglanté, qu’une minute dans le temps. Les obus français déferlaient en avant. On entendait passer les projectiles ennemis. Il y en avait de tous les calibres. Les uns éclataient avec ce bruit sec et argentin de l’acier qui se déchire. Les autres traversaient l’atmosphère avec un son aigu de sifflet. D’autres, plus gros, donnaient l’impression d’une locomotive en marche. Il y en avait dont le passage faisait le bruit d’une sirène de paquebot. Certains sonnaient, en arrivant, comme les cloches d’un troupeau.
Et voici que, par delà la rivière. Serre remarquait de nouveau l’ondulation des foins, un mouvement dans les seigles que n’effleurait aucune brise, l’avance par les champs d’une ligne grise. Le sifflement des balles immédiatement l’environna.
— Ils y reviennent, dit-il, non sans joie, en s’abritant enfin derrière un sac.
À présent, les Allemands savaient qu’il faudrait enlever le village, qu’on se cramponnait à la rivière. Ils prenaient leur temps. Couchés, en tirailleurs, ils bondissaient d’abri en abri. Aux abords du village, et surtout autour du pont, c’était une pluie de plomb.
Deux chasseurs râlaient, côte à côte : on eût dit que la même balle les avait atteints. Une angoisse avait étreint les autres. Serre lui-même se sentait ému. Le canon de son fusil était chaud. Les soldats ennemis tombaient, fauchés ainsi que les blés mûrs. Cela n’empêchait pas le front de progresser d’une marche lente et sûre. On avait l’impression d’une marée qui montait vers vous.
— Ils ne reculent pas, les cochons, déclara Serre.
Et, cette fois-ci, il était désappointé de constater le courage de ces rudes soldats.
Les chasseurs tiraient toujours. Mais Serre crut sentir de la lassitude chez eux. Il ordonna :
— Cessez-le feu !
Une accalmie suivit son commandement.
Les hommes changèrent de position, en soufflant un peu. Ils respiraient à pleins poumons l’air du matin qui dissipait l’odeur de la poudre. Mais ils courbaient tous la tête sous la rafale, dociles, sans penser à rien. Ils étaient aplatis le long d’une digue de gazon bordant la rivière et derrière la barricade. Au-dessus d’eux les balles volaient, si nombreuses qu’elles paraissaient tisser une toile d’araignée. Un bruit de crécelle depuis un moment énervait les oreilles, dominait les détonations des fusils et l’énorme murmure des batteries.
— Ils ont installé une mitrailleuse, déclara Serre en se levant.
Il était debout. On eût dit qu’il avait dû percer de sa tête le réseau de fer. Il voulait reprendre en mains sa section. Le moment devenait critique. Les hommes se poussaient du coude, l’admirant. Il était correct et propre dans sa tunique, la jugulaire de son képi baissée, et tel qu’ils le voyaient aux jours de revues. Il avait pris pour cette première bataille son uniforme de fête dans sa cantine. Il ordonna :
— Attention à mon commandement… À quatre cents mètres… Faites passer… Feu par salves !…
Le commandement circula comme un bourdonnement d’insectes.
— Joue… Feu !
On n’avait entendu qu’une seule détonation. Les hommes avaient repris toute leur confiance. Ils étaient commandés. Ils se donnaient tout entiers, à cette minute, corps et âme, au chef.
— Joue… Feu !
Tous les tirailleurs avaient été fauchés.
Un temps d’arrêt. Une nouvelle vague déferla. C’était terrible. Six fois de suite ils recommencèrent. Six fois de suite ils furent arrêtés dans leur élan.
Mais leur tir et celui de leurs mitrailleuses faisaient des vides autour de Serre. Son sergent agonisait, le crâne ouvert. Le sang inondait sa face, se coagulait dans ses cheveux. De minute, en minute, il gémissait : « Maman… maman… » Un homme, à côté de lui, hurlait, le genou fracassé par une balle.
— Tu n’as rien, lui dit un chasseur, tais-toi. Tu nous empêches de viser.
L’officier n’avait plus conscience de rien. Il ne savait pas ce qu’était devenu le capitaine. Il ne s’en souciait point. Il ne voyait qu’une chose : la progression des Prussiens vers sa barricade. Il était en proie à cette volonté fixe : N’être pas débordé, tenir !
Nicolaï était monté dans le clocher de l’église. Il avait pu trouver place à côté de la cloche vibrant silencieusement au passage des projectiles, d’un vieux hibou sommeillant au milieu de la bataille et des millions d’araignées dont pendaient les toiles centenaires.
De là, il dominait tout le paysage. Derrière, les vallons où se défilaient nos batteries, le village où se tenait l’état-major de la division ; sur les flancs, les crêtes où se cramponnaient à l’infini nos bataillons ; à ses pieds, Vassinville occupé par sa compagnie, la rivière réfléchissant la tranquille lumière, puis les houblons, les vergers, les céréales d’où émergeaient les troupes ennemies, la ligne des collines d’où progressait leur masse profonde, l’horizon de la forêt. C’étaient des forces énormes qui attaquaient ; il s’en rendait compte. Il ne pourrait pas tenir bien longtemps. Il avait prévenu le commandant. Il avait envoyé un compte rendu à la division. Mais le téléphone avec le commandant venait d’être coupé. Quant à la division, il n’en avait point reçu de réponse.
— Serre connaît son métier, pensa-t-il en voyant l’effet des feux par salves. Et ses hommes sont de braves enfants.
De ses yeux perçants, il avait remarqué quelques cavaliers ennemis, qui, au bas de la crête où se tenait Fabre, arrivaient jusqu’à la rivière. Les balles envoyées par les deux sections du jeune homme étaient sans effet contre cette troupe éparse et mobile. Puis, après avoir pataugé dans l’eau un peu partout, le peloton bavarois repartit au galop.
— Ils ont reconnu les gués, dit Nicolaï. Ça va devenir grave.
Avant de descendre, il jeta dans cette direction un dernier coup d’œil. Il n’avait pas besoin de télémètre : aucun détail n’échappait à son regard.
La fusillade avait repris, plus intense que jamais, à la barricade. Nicolaï en distinguait le rythme régulier. Il montait vers Fabre. Celui-ci avait vu les premiers tirailleurs qui s’engageaient vers les passages du cours d’eau. Il les prenait sous le feu de sa section.
Le sous-lieutenant sourit à son officier. Celui-ci arrivait de son pas tranquille de chasseur, son éternelle pipe entre les dents, s’appuyant sur sa canne de montagnard. Il tapa sur l’épaule de Lucien.
— Ce sera dur, fit-il.
Le jeune homme sentait son cœur bondir d’une émotion puissante. Plus le danger grandissait, plus il se trouvait calme, maître de lui, maître de ses hommes. Quelques-uns venaient de dégringoler. Il n’avait pas peur de les exposer. Il lui semblait tout uniment commander une manœuvre, comme le mois d’avant, dans son secteur alpestre. Il avait cueilli des fleurs agrestes, et les avait mises à la ceinture de son étui-revolver.
— Je vais voir Serre, dit Nicolaï. Vous n’avez, quant à vous, qu’à repousser toute attaque.
Il ajouta :
— C’est simple.
Il serra longuement la main de son jeune officier.
— Rappelez-vous, dit-il, que votre devoir, au fond, est toujours aussi élémentaire. On ne doit reculer que sur un ordre. Sinon, on reste. Nous ne sommes jamais maîtres de juger que la situation nous commande de nous retirer.
» Sinon, conclut-il en s’en allant, ce serait trop facile.
Il se retourna encore une fois, insoucieux du bourdonnement des balles. Et montrant l’étendue, de son bâton ferré :
— Vous savez dit-il, vous aurez beaucoup à faire…
Fabre lui répondit par un signe de tête : il était tout entier à sa section qui décimait les assaillants.
Nicolaï descendit hâtivement par un chemin encaissé vers le village. Depuis quelques secondes, il n’entendait plus les feux de Serre. Il s’inquiétait. Il se mit à courir. Mais il rencontra l’agent de liaison.
— L’officier vous envoie dire qu’il n’a plus que vingt hommes, mon capitaine.
En effet, Serre, tout seul, ses sergents hors de combat, presque tous ses chasseurs tués, le bras percé d’une balle et saignant, prenait encore en enfilade avec une vingtaine d’enragés le pont et la route, brisant l’élan des sections ennemies.
— Dites à l’officier de tenir jusqu’au dernier chasseur, commanda le capitaine.
Son sergent-fourrier arrivait de chez le commandant. Il lui apportait deux mots écrits au crayon, hâtivement, sur un feuillet :
Les sourcils broussailleux de Nicolaï se froncèrent. Le sergent eut peur d’avoir commis quelque faute. Il rectifia la position. À dix mètres, un percutant fit écrouler un pan de muraille. Le capitaine ne tourna même pas la tête pour regarder. Il rugit.
— Et la liaison des armes, nom de Dieu ! Et la liaison avec l’état-major !
Le fourrier tremblait.
L’officier envoya son ordonnance et deux hommes qu’il avait gardés en renfort auprès de Serre.
— Si j’ai du nouveau, dit-il, je vous préviendrai.
Mais Serre lui faisait parvenir un renseignement : depuis quelques minutes, il n’était plus attaqué.
— Parbleu, murmura Nicolaï, je m’en doutais. Ils ne peuvent franchir le pont. Ils vont porter tout l’effort sur Fabre.
Un chasseur était resté comme observateur dans le clocher. Il arrivait, hors d’haleine, ayant descendu quatre à quatre les marches et les échelons, au risque de se rompre le cou. Il cria :
— Mon capitaine, mon capitaine, ils foutent le camp !
— Idiot, répondit Nicolaï, remonte là-haut. Ils abandonnent le pont. Tu me diras s’il n’y a pas des compagnies qui s’avancent sur la rivière.
Il fallait agir. Le bombardement d’artillerie, précis, faisait voler des toitures, qui s’effondraient avec des explosions terribles. Une grange flambait comme une allumette. L’incendie, par ce soleil ardent, pouvait se propager. Nicolaï appela ses deux cyclistes. L’un partit pour porter au commandant ce mot laconique : « J’ai besoin de monde et surtout de la mitrailleuse. »
L’autre s’en allait vers Rémécourt, à quatre kilomètres, pour remettre à la division un compte rendu succinct et une demande de renforts.
— Il est dix heures, fit Nicolaï, tu seras de retour avant onze heures. Je tiendrai jusque là. Dis-le au général.
Les hommes partirent bravement, à travers champs. La route, arrosée par la mitraille, était impraticable.
Nicolaï descendit jusqu’au pont. Serre était couché contre le talus de la route. Sa blessure n’était pas grave mais il avait perdu beaucoup de sang. De l’autre côté de la barricade, il y avait une centaine de cadavres allemands. Presque tous étaient allongés, la figure contre la chaussée. Les branches tombées des arbres, les pierres détachées par le tir, les objets d’équipement, les bidons, les sacs, les fusils formaient un désordre impressionnant. Des flaques rouges entouraient les corps étendus. Il y avait des blessés qui poussaient des cris désespérés ; d’autres qui, par moments, lançaient un appel étouffé et long. Quatre chasseurs rentraient dans les maisons voisines leurs camarades, ou les allongeaient contre les murs d’un jardin ombragé. Ils mettaient les pansements des plus atteints. Le sang coulait sur les visages et les uniformes maculés de boue et de poussière. Toutes les blessures, au premier abord, semblaient mortelles. Sorties d’une cave, une vieille femme, qui paraissait folle, parlant toute seule, et une fillette passaient avec un seau de vin et un verre pour offrir à boire aux moribonds.
Nicolaï ne laissait voir aucune trace d’émotion sur sa figure bronzée. Il se pencha vers Serre l’embrassa. Il lui dit seulement :
— Nos pauvres chasseurs !
Il serra la main des cinq ou six hommes qui étaient debout derrière la barricade, autour de Bégou. Ceux-là parlaient tous en même temps, très excités. Ils suaient, la vareuse ouverte, le fusil à la main, s’attendaient d’un moment à l’autre à une nouvelle attaque.
— Soyez calmes, dit-il à Bégou : des renforts vont arriver.
Le mot magique illumina les survivants.
— Je n’ai plus beaucoup de cartouches, expliqua le caporal. Je fais prendre dans leur musette celles des morts.
— Vous voyez, dit le capitaine, le feu de l’artillerie diminue. Votre rôle est fini. Je vais voir vos camarades.
Il remonta dans le village. Là, au contraire, de minute en minute, la situation devenait plus critique. L’air était gris, tant les explosions se succédaient sans interruption.
— Et mes cyclistes ? dit tout haut le capitaine. Ces cochons-là, quand on les envoie quelque part, ils ne reviennent jamais.
Il était près de midi.
Pourtant il poussa un soupir de soulagement : un sous-officier de dragons venait à lui, à pied, tenant par la bride son cheval qui boitait. Il marchait si lentement, retardé par sa bête, par ses armes trop lourdes, par ses jambières, que Nicolaï courut à lui, lui cria :
— Vous venez de la division ?
— Oui, mon capitaine, fit le maréchal des logis. J’ai un pli.
Il le lui tendit. C’était un ordre, correctement écrit à la machine et dûment enregistré, lui enjoignant de traverser la rivière et de s’établir sur l’autre rive, s’il n’était point attaqué.
— Ils sont fous, déclara Nicolaï.
Il regarda l’heure de départ inscrite sur l’enveloppe. On avait envoyé l’estafette à huit heures du matin.
— Vous avez mis quatre heures pour faire quatre kilomètres ? demanda le capitaine.
Il était sans colère. Rien ne l’étonnait plus. Il avait pris son parti de toutes choses. Il se savait condamné, lui et toute sa compagnie.
— Je ne pouvais pas passer, expliqua le cavalier, et mon cheval est claqué.
L’officier haussa les épaules et ne répondit pas. Il s’était engagé dans le chemin qui montait vers la cote occupée par la section de Fabre. Ce chemin était bordé par des haies de prunelles et de mûres. Des oiseaux s’y étaient réfugiés, qui chantaient.
Il arriva près du jeune homme, que cette longue attente énervait. Mais depuis un moment, celui-ci croyait apercevoir une progression de l’infanterie ennemie vers le cours d’eau. Nicolaï jeta un coup d’œil, remarqua le mouvement.
— Ils sont trop loin, fit-il. Nous n’avons qu’à les laisser venir.
Il fallait élever le ton de la voix pour s’entendre, tant les éclatements des projectiles étaient nombreux et proches. Ils encadraient la section sans d’ailleurs lui faire beaucoup de mal. Les chasseurs étaient allongés, immobiles, l’arme chargée, protégés chacun par un petit tas de terre humide, qu’ils avaient élevé devant eux comme un rempart fragile. Un roulement continu dominait tout : la bataille était déchaînée sur plusieurs centaines de kilomètres.
— Il en est qui meurent à droite jusqu’en Alsace. Il en est qui meurent à gauche jusqu’en Belgique, dit Lucien.
Il ajouta :
— Je n’ai jamais eu une impression d’isolement aussi intense qu’au milieu de ce tumulte.
— À la grâce de Dieu ! répondit Nicolaï.
Il s’était assis, face à la rivière, fixant l’horizon et labourant le sol avec son bâton ferré. Il faisait voler des cailloux et des pommes de terre qu’il sortait du sol : par là seulement se manifestait son énervement. Il exposa la situation à son sous-lieutenant. Il ajouta :
— Je ne sais rien du commandant. La division ne me répond pas. Je n’ai pas d’ordres.
— Mais alors, comment peut-on vaincre ? demanda Lucien avec angoisse.
— Il faut bien qu’il y ait un vaincu, répondit Nicolaï…
Il resta songeur, puis il poursuivit :
— Ce ne sera pas nous, si chacun tient. Là se borne notre rôle. Nous n’avons pas d’autre responsabilité.
Lucien Fabre se sentait déprimé par cette avalanche de mitraille. Mais il souriait, à cause de ses hommes qui, par instants, angoissés, regardaient vers lui.
— J’ai l’argent de la compagnie dans la poche droite de ma vareuse, dit Nicolaï.
— Nous sommes fichus, mon capitaine, répondit le jeune homme. Mais nous mourrons en même temps.
Il ajouta :
— Permettez-moi de vous embrasser.
Le rude soldat l’étreignit contre lui. Alors, tout bas, dans l’oreille, son lieutenant lui murmura :
— Je crois que j’ai un peu peur.
Le capitaine se leva. Sa silhouette se détacha sur l’horizon. Des balles sifflèrent.
— Parbleu, moi aussi, fit-il de sa voix chantante et calme… Vaissette, faites exécuter un feu par salves à 1 400 mètres, pour avoir vos hommes bien en main… Mais voilà ce qu’il ne faut jamais s’avouer à soi-même… Respirez l’odeur de la poudre et du danger… Il faut se donner l’attitude de l’héroïsme : c’est le geste qui nous aide à réaliser le sentiment dont il est le signe… Moi, j’ai attendu cette guerre pendant vingt ans… Je goûte pleinement la beauté de cette minute.
Les chasseurs venaient de saluer d’une rafale la première ligne, lointaine encore, des tirailleurs prussiens.
— Au temps, commanda le capitaine.
Il reprit, se tournant vers Fabre :
— Rien ne nous grandit comme cet amour du danger.
— Je sens en effet, répondit Lucien, une inquiétude magnifique et sombre.
— Voyez-vous, mon enfant, reprit le vieil officier, chaque minute qui passe est une victoire sur nous-même. Il y a là de quoi alimenter toute une vie de souvenirs…
Ils ne parlèrent pas davantage. L’ennemi débouchait sur les berges.
— Je vous laisse le commandement de vos chasseurs, fit le capitaine. Moi, je n’ai rien à faire, qu’à attendre de l’état-major les renforts ou les ordres, qui ne parviendront pas. Je ne suis ici qu’en spectateur…
Fabre commandait ses feux. Ses hommes éprouvaient son ascendant. Il était gai et paraissait insouciant, surveillant les hausses, se promenant sans hâte derrière les tireurs.
Les balles partaient. D’autres arrivaient en un bourdonnement d’abeilles. Des lignes entières d’ennemis s’allongeaient ; elles ne se relevaient point pour un nouveau bond. Pas un Allemand n’avait pu arriver jusqu’à l’eau. Mais des groupes surgissaient de tous les bouquets d’arbres, de tous les carrés d’avoine, de tous les sillons. La masse profonde avançait malgré les trouées sanglantes de son front, irrésistible, comme animée d’une volonté invincible.
— Ils vont nous déborder, grogna Fabre.
En dépit des ravages de son tir, les uniformes gris passaient la rivière. Des cadavres s’y enfonçaient. La nappe étincelante se marbrait de rose.
Soudain, le lieutenant s’arrêta, l’oreille tendue vers l’ennemi : un bruit étrange venait de lui parvenir.
Un roulement sourd que perçaient par moments des notes aiguës. Les fifres et les tambours et le chant des soldats prussiens. Une mélopée lente, qui, montant de la vallée, emplissait le paysage. Ils chantaient un cantique, quelque choral de Luther. On eût dit le rythme d’une marche funèbre.
La clameur devient plus intense, plus rapide. Le chant fait place à des cris. Il y a des hurlements. La musique monotone des fifres domine tout : leurs sons stridents retentissent comme des appels à quelque sabbat.
Des compagnies entières ont franchi le cours d’eau. Elles s’étendent le long des rives à l’infini. Elles se lient les unes aux autres, compagnie à compagnie, régiment à régiment, brigade à brigade. Tous les hommes courent vers la crête. La masse pesante semble poussée par une force invisible, qui la balaye vers l’avant. Les lourds casques pointus, les corps épais, sont portés par des ailes.
— Baïonnette au canon !
En quelques secondes, le commandement de Fabre a été exécuté. Les lames d’acier sont sorties d’un même mouvement, avec un bruit clair et sec, du fourreau, et se sont ajustées au canon des fusils. Un calme immense et joyeux s’est emparé de Lucien.
— À 600 mètres… Joue… Feu !
La ligne des flammes blanches brille sous la baïonnette.
— À volonté… Feu !
Et les hommes tirent encore.
Fabre, tranquillement, derrière eux, charge son revolver. Il crie :
— Serrez-vous, serrez-vous !
Les deux sections sont là, coude à coude. Les chasseurs manient leur fusil pour s’entraîner à l’assaut. Pas une main ne tremble. Lucien s’est retourné. Le capitaine Nicolaï est derrière lui, le fusil d’un mort à la main.
— C’est le couronnement d’une carrière, lui crie le sous-lieutenant.
Ses yeux resplendissent, illuminés. Il se sent environné de gloire.
— Je charge avec vous, répond Nicolaï.
Et, traversant le front de leurs hommes, sans se presser, les deux officiers font quelques pas en avant.
— Commandez la charge ! crie Nicolaï, qui s’est porté à droite, en tête de la quatrième section. Les fantassins, à côté de nous, vont charger aussi.
Fabre se retourne vers ses hommes, il étend le bras en avant, et, de tous ses poumons :
— En avant ! À la baïonnette !…
Le déclenchement se produit. Une détente de tous ces hommes. Un seul cri de cinquante poitrines. Quelques secondes de folie.
Une ruée dévalant la pente parmi les petits sapins. Un mur hurlant, hérissé de baïonnettes. Puis, les chasseurs se dispersent. Deux groupes, courant en triangle vers la masse ennemie, comme au ciel le vol des cigognes. Nicolaï en tête de l’un, Fabre en tête de l’autre : Fabre sans béret, hors de lui, sublime, un revolver dans chaque main tendue, précédé par son ordonnance qui a jeté son sac pour courir plus vite, suivi par Vaissette qui saute les sillons et les jeunes arbres, agile et beau comme un athlète grec.
Alors, ce fut le choc et la mêlée.
Le silence a remplacé les cris d’ivresse. Derrière, le clairon époumoné sonne tout seul la charge, éperdument. On se tue sans bruit ; l’arme blanche accomplit sa besogne. Il n’y a que les hurlements de surprise, d’angoisse et de douleur. La détonation d’un revolver éclate. Tous les yeux sont dilatés. Le sang bourdonne aux oreilles. Nul ne sait ce qui se passe à côté de lui. La baïonnette pénètre d’un coup sec, sans obstacle, où elle peut, dans le ventre ou le dos. Immédiatement l’uniforme gris s’auréole d’un large cercle rouge. Quelques faits, dans cet enchaînement désordonné, frappent les yeux de Lucien Fabre : un officier allemand qui le met en joue, l’éclair des yeux bleus de ce grand gaillard atteint à la fois par sa balle et par la baïonnette d’un chasseur qui le cloue contre un arbre ; les moulinets d’un de ses hommes qui tient le fusil par le canon, écrasant les nuques et les visages avec la crosse ; les cadavres sur lesquels on trébuche ; les blessés qui vous saisissent la jambe ou qui s’étreignent dans un suprême corps à corps ; l’acier étincelant, la lame large et plate qui s’approche de la poitrine ; et, sous la décharge du revolver, des corps qui s’effondrent, des corps qui s’abattent…
Voici : c’est le grand silence. Lucien regarde autour de lui. Il se réveille. Là-haut le soleil flambe, ivre de clarté. Par terre les blessés râlent ; les pauvres vareuses bleues, les malheureuses tuniques grisâtres, les casques et les fusils, les sacs de fourrure fauve et ceux de toile grise, les cartouchières noires et les musettes brunes jonchent le sol. Les arbustes ont été hachés comme par la grêle. Il y a debout, sur le terrain, quelques chasseurs qui regardent tout autour, revenant à eux-mêmes. Il y a, cent mètres plus loin, des fantassins allemands qui repassent la rivière, qui s’enfuient sur l’autre rive, et Vaissette, tout seul, qui accompagne leur course de ses coups de feu et de ses cris.
D’eux-mêmes, les chasseurs sont venus se rassembler autour du sous-lieutenant : une vingtaine tout au plus.
— S’ils reviennent, que ferons-nous ? se dit Fabre.
Il n’a point d’autre pensée. La petite troupe a regagné la crête. Les obus pleuvent toujours. Une demi-heure s’écoule. Le jeune homme n’a pas quitté des yeux l’horizon. Il n’a qu’une idée, qui l’obsède.
— Mais ils n’auraient qu’à revenir, dit-il à Vaissette.
— Ils ne reviendront pas, répond Vaissette ; car nous avons gagné la bataille !
— Cela ne veut rien dire, fait l’officier. Nous sommes trente. Une compagnie aurait raison de nous.
Les Allemands, en effet, n’ont plus attaqué. Par delà le ruisseau, Fabre les voyait creuser la terre, se retrancher.
Un cycliste arrive, essoufflé, rouge, couvert de poussière.
— Je cherche le capitaine, mon lieutenant, dit-il.
À ce mot, Lucien sent un coup brutal qui lui étreint la poitrine, puis une angoisse qui demeure. Le capitaine ? Il ne l’a plus revu. Il n’a même plus pensé à lui. Le cycliste tend un papier. Machinalement le jeune officier le prend.
— Donne, dit-il.
Il explique à Vaissette :
— De la division on nous mande de nous replier devant l’attaque. On ne peut pas nous envoyer de renforts. Il est temps maintenant de recevoir des ordres ! Nous dormirons ici sur notre position. Vous allez rester là. Je descends quelques pas pour reconnaître les blessés.
Lucien Fabre dévale la pente, comme tout à l’heure pour l’assaut. Il voudrait courir. Mais il marche sans hâte, afin de paraître digne : il sait que ses chasseurs l’observent. Il parcourt à grandes enjambées le terrain du combat.
Il s’arrête brusquement. Les larmes jaillissent de ses yeux. Il se raidit pour ne pas chanceler, puis il s’incline vers la terre, à genoux.
Les bras en croix, la vareuse déchirée, la poitrine toute trouée, la barbe brune maculée du sang qui a coulé des lèvres, livide déjà mais les vastes yeux clairs grands ouverts, le capitaine Nicolaï sourit, tué à l’ennemi.