L’Appel du Sol/Chapitre 2

Calmann-Lévy (p. 18-34).

CHAPITRE II

LA RETRAITE

La pluie… Une averse froide et régulière, qui a lavé toutes les feuilles. On glisse sur la terre, qui s’attache aux souliers, les entoure d’une carapace épaisse. Le précoce automne des pays lorrains semble, en ces derniers jours d’août, triompher déjà de l’été.

Le 36e bataillon de chasseurs alpins était resté, la veille, étendu dans la plaine et caché dans le bois. À la nuit, il s’était avancé jusqu’à la crête. Il l’avait occupée sans combat : les tirailleurs allemands l’avaient évacuée. On comptait quelques morts et plusieurs blessés dans les compagnies. Personne n’avait encore tiré un coup de fusil. On n’avait pas vu l’ennemi.

De là-bas, près des batteries sans doute, des projecteurs trouaient l’air, comme pendant le jour les obus. Ils balayaient l’étendue de leurs rayons déployés, semblables aux branches d’un éventail. Le plateau dévalait vers une rivière. Sur l’autre rive, assez loin, une ferme brûlait. Rien ne troublait le silence nocturne.

— Ils tiraient sur nous à dix kilomètres de distance, disait le capitaine Nicolaï, qui fumait toujours.

— Nous allons le leur faire payer cher, déclara le lieutenant Serre.

Celui-ci manquait en général d’esprit critique et jamais on ne l’avait pris pour un génie. Mais il était ponctuel et naturellement courageux. Sorti du rang, il était dur pour les autres et pour lui. Ses jugements étaient prompts. Il les imposait à ses inférieurs, car il avait le sens de la discipline. Il aimait à les énoncer, sans du reste être en mesure de les défendre. Il ne se faisait pas de ce monde et des événements une conception philosophique.

Nicolaï ne lui répondit pas. Ces obus, venus de si loin, le déconcertaient. Il connaissait à fond son métier. Jamais il n’eût pensé qu’on pût employer contre des troupes de l’artillerie lourde. Les Allemands inauguraient là une tactique nouvelle, qui l’inquiétait.

Le sous-lieutenant Fabre se taisait. Pour la première fois, il venait de réaliser ce qu’était la mort. Il ne tirait point de déduction profonde, mais les visions de la journée l’accablaient. Il se rappelait la main crispée du caporal enfoui dans le trou du premier obus. Il voyait le crâne saignant d’un de ses chasseurs, la cervelle maculant le béret, l’agonie de l’homme, la pauvre alliance prise au doigt pour la renvoyer à la femme, la lettre à écrire. Pendant le bombardement, il avait discouru avec Vaissette. À présent, il avait sommeil.

— L’embêtant, poursuivit Serre, c’est qu’on n’a pas de journaux. Il faudrait savoir ce qu’ont fait les Russes depuis trois jours.

Le capitaine ne répondait pas : il suivait son idée. Il dit enfin :

— Nous n’avons prévu l’emploi de canons lourds que contre les fortifications.

Il restait rêveur.

Mais Serre ne s’occupait pas de ce genre de problèmes. Les idées générales plutôt que le détail des choses se présentaient à son cerveau.

— Voilà le Japon, dit-il, qui s’en mêle. C’est regrettable. Quand l’Allemagne aura été anéantie, nous ne pourrons pas nous donner des airs de matamores. Elle pourra toujours nous jeter cette excuse : « Le monde entier était ligué contre nous. »

Nicolaï conclut :

— L’essentiel est que cette artillerie n’ait aucune mobilité. Alors, nos 75 reprendront tout leur avantage.

Ils se turent. La pluie s’était mise à tomber. Leur seul abri était un maigre prunier. Ils étaient accroupis sous l’arbre, enveloppés dans leur longue pèlerine. Lucien Fabre sommeillait.

Le sergent-fourrier apporta un ordre du chef de bataillon.

— À vos sections, vite, nous partons, commanda le capitaine.

Le roulement des sifflets, les appels des sous-officiers réveillaient les hommes. Ils s’étiraient, se frottant les yeux, cherchant leurs fusils, remettant le sac. Quelques-uns voulaient faire le café. Mais on ne devait pas allumer de feu. Puis, on n’avait pas le temps. Les sections s’étaient à peine reformées que déjà l’on se mettait en marche.

— En avant, en avant ! criait Fabre à sa colonne, qui défilait devant lui.

On pénétra à droite dans le bois. En traversant un fossé les hommes tombaient, roulaient dans l’eau et dans la vase, jetaient tous le même juron. La route était interminable. Puis on déboucha sur un plateau, qu’on descendit. On longeait à présent un cours d’eau. La quatrième compagnie était en tête. Lorsqu’on dévalait une pente, on apercevait par derrière, dans la nuit grise, tout le bataillon. Quelques hommes s’étaient arrêtés, n’en pouvant plus. Fabre voyait, le cœur navré, sa section se débander.

Vaissette était désolé. Il portait deux fusils, afin de soulager un des chasseurs. Il courait de l’un à l’autre, pour les encourager. Il faisait ainsi au moins trois fois l’étape. Il confia à son officier :

— J’avais gardé des morceaux de sucre en réserve pour moi. Je les ai distribués aux hommes pour qu’ils les sucent. Il n’est pas de meilleur aliment. Mais ils n’en profitent point. Ils rient.

Il ajouta :

— Que faisons-nous ?

— Nous marchons, répondit l’officier. Vous le voyez. Je n’en sais pas davantage.

— C’est ce qui me coupe bras et jambes, affirma le sergent qui trottait à côté de Fabre. Je n’ai point de ressort quand je ne connais pas le but.

— Mais, personne ne le connaît, Vaissette, fit le jeune homme.

Vaissette était sceptique. Cela le dépassait. Il croyait encore que si son chef ne lui disait rien c’était par défiance. Celui-ci insista :

— Je ne sais rien !

— Et le capitaine ? demanda l’entêté sergent.

— Lui non plus, affirma l’officier.

— Et le commandant ?

— Je ne pense pas.

— Et le général, fit brusquement le sous-officier ?

Le sous-lieutenant allait proclamer son scepticisme. Mais il songea soudain que Vaissette était son inférieur. Alors, il se tut.

Vaissette avait un esprit subtil, dangereux et entêté. Il ajouta pour lui-même :

— Il faut tout de même bien qu’il y ait une direction…

Son lieutenant lui dit :

— Voilà bien la guerre. Nous ne savons rien : il faut marcher. Nous ne savions rien : il fallait nous faire tuer. Et nous n’apprendrons que nous sommes vainqueurs que par un ordre du jour du général en chef.

Un peloton de dragons passait sur le bas côté de la route, au grand trot. On criait : « À droite ! à droite. » La section s’écartait pour faire place aux cavaliers. Les chevaux vous éclaboussaient jusqu’au visage. Les hommes penchaient la tête sur l’encolure de leur bête, laissaient leur lance battre ses flancs. Le dernier, un maréchal des logis, énervait sa monture à coups d’éperons, afin de provoquer ces écarts qui suscitent l’admiration et la crainte des fantassins. Il avait un casque prussien pendu à sa selle. Les chasseurs se le montraient. C’était le premier casque à pointe qu’ils voyaient.

— Où allez-vous ? lui cria Lucien Fabre.

— En reconnaissance, mon lieutenant, lui dit le dragon en arrêtant son cheval.

— Mais où ça ? poursuivit le premier.

— Je ne sais pas. Voulez-vous que j’aille le demander à l’officier ? fit avec complaisance le maréchal des logis.

— Non, non, merci, répondit Fabre. Continuez !

Et, se tournant vers Vaissette :

— Vous voyez !

Le jour pâle se levait. Mais aucune nuance ne variait l’uniformité du paysage, passif sous la pluie. Les uniformes recouverts d’une couche de boue gluante, le chemin, les arbustes, les collines, le ciel, tout était vêtu de la même couleur grise. L’eau ruisselait de partout. On avait même renoncé à fumer.

La compagnie déboucha sur une large chaussée. C’était une route nationale. Celle-ci, pour le moment, était encombrée par un convoi qui défilait.

On s’arrêta.

Mais le convoi passait toujours, n’en finissait point. Les chasseurs s’étaient assis le long du fossé. Fabre et Serre se portèrent à hauteur du capitaine qui se tenait à côté du chef de bataillon.

Tous ces véhicules reviennent de la ligne de feu. Leur allure est singulièrement hâtive. Les chevaux peinent. Ce sont des fourgons de munitions, des voitures de vivres, des fourragères. Elles se suivent, interminablement. Les conducteurs dorment sur les sièges, cachés sous des toiles de tente ou des sacs.

— Le convoi n’en finit pas. On ne peut pourtant pas l’arrêter, déclare le commandant.

Un caisson arrive, traîné par un seul cheval. Les trois artilleurs ont des pansements.

— Vous êtes blessés ? fait Nicolaï.

Mais ils ne répondent pas. Ils n’ont pas compris. Ils se laissent bercer par les cahots, presque sans connaissance.

Et maintenant il y a des blessés sur chaque voiture. Une fourragère en porte six étendus, à demi morts. Des chariots réquisitionnés : les bâches vertes, décolorées, ruissellent. Des voitures de livraison : on lit les enseignes : « Au Bonheur des Dames » et « Les Magasins réunis » sous les éclaboussures jaunes. Des omnibus d’hôtels : et des blessés toujours, à l’intérieur, qui s’éveillent à cette aurore triste.

Aucun officier ne parle. Chacun a senti une angoisse étrange l’envahir.

— Il faudrait s’informer, dit le commandant.

Depuis un moment Nicolaï s’obstine à bourrer sa pipe, qui est déjà pleine.

— C’est le convoi d’un corps d’armée, qui va se ravitailler, explique Serre.

Mais maintenant, il y a des hommes qui marchent, à côté des voitures. Des blessés, surtout, la tête bandée, le bras en écharpe. Le sang qui a traversé le pansement apparaît, décoloré.

Quelques chasseurs se sont avancés le long de la route.

— Eh bien ? fait l’un.

— Qu’est-ce qu’on a pris ! murmure un des blessés qui défile.

— Il ne reste plus un homme à la compagnie, ajoute son camarade.

Nicolaï est intervenu :

— Voulez-vous retourner à vos rangs ? fait-il d’une voix brusque à ses hommes.

Un sous-officier du train trotte le long de la colonne. Il passe devant le groupe des officiers. On ne lui demande rien. Mais il sait, lui. Il leur crie :

— Depuis vingt heures, nous battons en retraite sans arrêt. C’est épouvantable !

Personne n’a bougé. Le lieutenant Serre hausse les épaules. Il lui crie :

— Imbécile !

Lucien Fabre n’ose parler à Nicolaï. Nicolaï est très occupé à enlever la boue de son capuchon, avec son mouchoir. Mais le jeune homme n’est pas certain que ce soit la pluie qui ait rendu humides les joues de son capitaine. Pour lui, une lassitude sans bornes l’a envahi, une détente tragique, qui voudrait s’exprimer en un sanglot. Il cherche des yeux Vaissette. Vaissette est là, derrière, avec la section, qui regarde passer, les yeux dilatés, le lamentable défilé.

Et cela continue. À présent il y a autant de piétons que de voitures. Des canons avec des hommes jusque sur l’affût. De l’infanterie de ligne, des chasseurs à pied, des artilleurs. On ne reconnaît plus les uniformes, tant la poussière et la boue les ont souillés. Il y a des blessés qu’on a déshabillés pour trouver la plaie. Ils sont à moitié nus sous l’averse. La matinée est glaciale. La plupart des hommes n’ont plus de sac ni de fusil. D’autres, la veille, par la retraite sous la brûlure du soleil, ont abandonné même leur capote. Ils fuient, à présent, avec leur pantalon garance, leur chemise et leur képi. La pluie régulière les transperce.

Point de compagnies. Pas même de régiment. Tous pêle-mêle. Et chez tous la même hâte, le même épuisement. Un frisson d’épouvante s’est emparé de tous ces gens-là. On dirait que l’ennemi les talonne. Ils marchent aussi vite que le leur permet la fatigue. Ils crèvent de faim.

Bientôt, c’est pire. Parmi les soldats, il y a des civils. Des paysans qui se sauvent aussi : leurs voitures vermoulues, traînées par les rosses dont n’a pas voulu la réquisition. Toute une famille sur un char, allongée sur un matelas. D’autres à pied. Un homme tire par la corde une génisse. Une femme pousse une brouette, dans laquelle hurle son enfant. Les vieilles sont endimanchées. Elles ont mis, pour partir, leurs meilleures hardes. Elles relèvent lamentablement leurs robes pour ne pas se salir. Il y a là un petit bourgeois qui trottine ; ses trois filles se tiennent par la main : il gesticule avec son parapluie. Il est en veston, sans manteau, une serviette sous le bras, et, sur la tête, un chapeau haut de forme. Il dépasse les bornes du grotesque. On n’a plus envie de rire : il fait pitié.

Nul ne sait où il va. Nul, dans la tourmente, ne s’inquiète du lieu où il couchera le soir. Ils fuient. Ils se sauvent devant l’invasion.

Il y a moins de voitures à présent. Mais toute la chaussée regorge de soldats. Des enfants encore. Ce sont les régiments de l’armée active qui viennent d’être balayés. Et des vieillards aussi : les garde-voies des lignes ferrées. Ils ont vu la retraite. Alors ils s’en vont sans avoir reçu d’ordres, de peur d’être pris. Ils sont en bourgerons blancs sous l’eau qui ruisselle. Plusieurs, paternels, portent les enfants de femmes épuisées.

Il y a beaucoup de blessés toujours. On s’habitue à les voir. Mais leur nombre impressionne. Et puis voici qu’on les bouscule. Un train régimentaire passe sur la route, en sens inverse. Il faut lui faire de la place. Quelques hommes, harassés, se couchent sur le talus. On les piétine. Des batteries passent, toutes confondues, les minces canons de 75, les courts rimailhos avec leurs deux attelages. Sur chaque affût, sur chaque caisson, il y a des blessés ou des traînards. Parfois une paysanne s’est juchée là. Les conducteurs, hurlent, frappent les chevaux, bousculent les voitures, écrasent les soldats.

Tous les officiers du bataillon ont fini par se réunir sur le bord de la route. Quant aux hommes, ils ont déjà accepté cet état de choses. Ils ont tous regagné leur section. Des feux se sont allumés. On a pu boire du café. Le commandant a décidé de traverser le convoi, pour continuer son chemin. Et le bataillon défile, ruisselant d’eau, mais impeccable. On sent que les fuyards éprouvent, à le voir, une honte. Certains apostrophent les chasseurs à la hâte, pour s’excuser.

— Qu’est-ce que vous allez recevoir ?

Ceux-là répondent :

— On y va, on y va !

— Tous les officiers ont été tués !

— Et ta sœur ? répond un petit engagé de vingt ans.

Le bataillon, cependant, a traversé la route. Il a repris sa marche sous la pluie.

Le capitaine Nicolaï a pris le petit sous-lieutenant Fabre par le bras. C’est un gamin. Il est sorti de Saint-Cyr il y a un an. Le vieil officier se sent envahi pour lui d’une tendresse immense. Et le jeune homme, en éprouvant l’affection de ce rude soldat, est ému jusqu’aux larmes.

— J’aurais voulu, dit-il, être tué hier !

Le capitaine n’a pas répondu. Il a laissé éteindre son brûle-gueule.

— C’est honteux, poursuit Lucien Fabre. Un pays qui a de pareils fuyards ne mérite pas qu’on meure pour lui.

— J’espère, mon enfant, dit Nicolaï, que votre décision a été prise une fois pour toutes, et que maintenant elle est sans appel. Ce ne sont pas des circonstances fortuites, comme la vue de cette retraite, qui peuvent rien changer à la gloire de ce pays ni à notre volonté de le servir.

Il répéta, dans une extase sourde :

— Servir !

Et dans ce mot, il y avait bien en effet vingt ans de servitude, la discipline brisant sa volonté, l’obéissance à des chefs bornés, la misère des garnisons, la déception des tableaux où l’on ne figure pas, les ennuyeuses campagnes d’Afrique, les hivers dans les casemates alpines, la nostalgie ce soir des libres manœuvres en montagnes, le regret des clartés méridionales, toute une jeunesse flétrie dans l’attente de cette guerre qui tardait à éclater.

Sa figure, empreinte de gravité tranquille, était pleine de majesté.

— Vous verrez, dit-il, que l’obéissance passive, la servitude seront les vertus de la campagne. L’enthousiasme s’en va. L’abnégation demeure. Ce qui fait notre force en temps de paix la fera plus encore en temps de guerre. Il ne s’agira pas d’être crâne un jour en courant à l’assaut. Il s’agira d’obéir, d’attendre, d’oser, d’entreprendre, de persévérer. Il s’agira d’attaquer ou de subir le feu de l’ennemi après avoir été le témoin d’une retraite. Il s’agira d’aller, soi, de l’avant, quand on en sait qui se cachent. Il s’agira de se faire tuer pour des gens inconnus, à l’arrière, là-bas, qui ne se soucient point de nous, qui s’ingénient à ne point grossir nos rangs, qui édifient des fortunes scandaleuses sur nos cadavres.

» Voilà, mon enfant, ce que la Patrie attend de vous. Voilà la nature du grand sacrifice : sacrifice morne, triste, simple et patient. Vous ne devez pas en sentir le mérite ni chez les autres, ni chez vous. Et s’il doit aller, demain ou dans plusieurs mois, jusqu’à la mort, même alors considérez-le comme une chose simple. Si je tombe, ayez dès maintenant cette volonté d’entraîner votre section ou toute la compagnie. Si vous tombiez, j’accepterais cette servitude avec soumission : elle n’arrêterait pas mon élan à conduire nos hommes où on m’en aura donné l’ordre, par delà les tombeaux.