L’Appel du Sol/Chapitre 1

Calmann-Lévy (p. 3-17).

CHAPITRE PREMIER

LE BAPTÊME DU FEU

Le bataillon était engagé sur un plateau. On avançait lentement. La veille, l’étape avait été longue. Les hommes sentaient encore, après trois heures de repos, une quarantaine de kilomètres dans les jambes et, dans les reins, deux journées et deux nuits de voyage. En colonne, par compagnies et par sections, l’un derrière l’autre, les chasseurs se suivaient. Ils marchaient la tête basse, sans un mot, remontant parfois le sac sur les épaules, de leur geste mécanique. Leurs bérets émergeaient des seigles hauts et de l’avoine.

C’était la guerre. On marchait droit devant soi, sans rien épargner. Première dévastation : celle des cultures. Et ces paysans, respectueux hier des moissons ingrates, saisis déjà par cette ivresse de meurtre, prenaient plaisir au saccage des champs. Ils assouvissaient leur rancune pour les durs labours des hivers passés, pour les gerbes moisies par la pluie, pour toutes les infidélités de la terre. Quelques-uns, qui étaient réservistes, songeaient, en abattant avec le canon du fusil les céréales lorraines, aux blés qu’ils venaient d’abandonner, à la veille du fauchage, dans leurs hautes vallées des Alpes et sur leurs traversiers des Cévennes.

Il faisait encore presque nuit. Le silence était impressionnant. La plaine montait en pente douce jusqu’à une crête qui bornait l’horizon. À cet endroit, le ciel se frangeait d’une teinte orange. À mesure qu’on avançait la couleur s’élargissait, des nuances mauves remplaçaient le gris. Un brouillard humide encadrait la lisière de la forêt.

— Un matin d’Ile-de-France ! cria le sous-lieutenant Lucien Fabre, qui marchait en tête de sa section, au capitaine Nicolaï.

— Un pauvre soleil, répondit l’officier.

De son bras il montrait le disque rose, qui émergeait, face à eux, de la colline et trouait la brume. Il prononçait povre. Son poing, qui tenait la pipe allumée, restait tendu vers le soleil, en un geste de moquerie et de pitié. Nicolaï comparait cette aube aux aurores provençales, aux irruptions fantastiques de lumière sur le bleu de la Méditerranée ou sur les cimes rouges de Corse.

Il ajouta :

— Voilà pour le saluer !

Un long sifflement venait de traverser l’air ; un éclatement sourd le déchira.

Tous les chasseurs levèrent la tête brusquement. Quelques-uns s’arrêtèrent. Ceux qui les suivaient les heurtèrent, faillirent les faire tomber. Il y eut des protestations :

— Prends garde !

— Mais avance donc !

Zou, zou, despatcho té !

Et, avec cela, une inquiétude vague, un étonnement plutôt du bruit entendu.

Pour le coup, tout le bataillon était réveillé.

Le même sifflement traversa l’atmosphère.

— C’est nos obus qui nous précèdent, expliqua le caporal Gros. Quand on a débarqué, un artilleur m’a prévenu.

Les lourds montagnards adhérèrent à l’explication. Ils n’étaient pas curieux. Ils acceptaient le cours des choses. Ils ne récriminaient pas. La marche se poursuivit.

De nouveau le bruit aigu se fit entendre, suivi de six détonations. On avait perçu l’éclatement par derrière la colonne, pas loin. Un nouvel émoi passa sur le bataillon.

— C’est le baptême du feu, mes enfants, fit le capitaine Nicolaï de sa voix timbrée.

Les rayons obliques du soleil levant l’aveuglaient. Il porta la main sur son front pour abriter ses yeux bleus et regarder vers la crête, à l’horizon. On ne voyait rien. La fumée de sa pipe formait, de place en place, un petit nuage qui ne se dissipait point. Il se retourna, embrassant ses chasseurs d’un beau regard paternel.

— Allons, dit-il, en avant, en avant !

— Alors, c’est eux, mon capitaine ? dit un homme derrière lui.

— C’est eux, répondit machinalement Nicolaï, en consultant sa carte.

Il n’avait pas attaché grande importance à l’événement.

— C’est eux, répéta l’homme à son camarade.

La phrase avait fait en une minute le tour de la compagnie. Pour le coup, chacun se redressa. Une grande fierté venait de s’emparer d’eux : ils avaient reçu le baptême du feu. Inconsciemment, chacun ressentait un orgueil puissant. Une grande joie, en même temps. Ce n’était que cela !… Alors, ce n’était pas terrible. Il y eut comme une détente qui traversa tous les rangs. Le soleil montait enfin dans un ciel tout bleu. On avança plus allègrement.

— Ce n’est guère impressionnant, dit le sous-lieutenant Fabre au sergent Vaissette, qui était à côté de lui.

Vaissette rajusta son binocle et ne répondit pas. Il était naturellement expansif, étant méridional, et bavard, étant universitaire. Car, dans le civil, Vaissette enseignait la philosophie au lycée de Toulon. Mais il aimait, avant de parler, s’être fait une opinion.

On avançait, à présent, dans un champ de betteraves. La terre humide collait aux souliers.

— C’est que, dit le sergent, nous nous sommes fait de ce cataclysme une idée certainement exagérée. Il en est toujours ainsi : l’appréhension ou le désir d’un événement en émoussent par avance la terreur ou la joie.

Il chancela, ayant trébuché contre un sac fauve, qui avait fait partie d’un équipement allemand. Il s’ensuivit un grand tintamarre de son bidon, de son quart et de son fusil. Car Vaissette portait ces objets militaires sans aucune grâce ; son béret lui descendait jusqu’au front et sa musette cachou battait presque ses talons.

Il pensa tout haut :

— Les Allemands se retirent.

Et, revenant à son idée, il ajouta :

— Autrefois, c’est le baptême du feu qui impressionnait les recrues. Il leur est indifférent aujourd’hui. C’est qu’on les baptise à coups d’obus et non pas à coups de boulets. Le danger est pire, mais moins visible, car les canons ennemis sont plus éloignés. Les hommes, qui ignorent le péril, ne le redoutent point. Souhaitons qu’ils n’aient pas plus peur quand ils le connaîtront. Mais, peut-être, à mesure qu’ils se seront plus familiarisés avec lui le craindront-ils davantage, à l’inverse des guerriers impériaux et révolutionnaires, qui furent de plus en plus héroïques depuis l’angoisse de Valmy jusqu’à Waterloo,

Il avait fini par parler tout seul, s’étant éloigné du lieutenant Fabre, qui guidait sa colonne devant lui, surveillant ses distances avec celle de droite et celle de gauche. Vaissette rattrapa, en courant, son officier, tenant sa musette, tirant sur son fusil, afin de les empêcher de danser.

— Du reste, dit-il en matière de conclusion à son chef de section, qui, ne saisissant plus la suite des idées, l’entendit avec ahurissement ; du reste, la guerre sera finie avant trois mois.

La crête, à présent, se dressait à deux kilomètres à peine. Tous les regards se fixaient sur elle : chacun comprenait confusément que la manœuvre de la compagnie consistait à l’atteindre. On avait hâte d’y arriver. Sa ligne morne, barrant le ciel, paraissait inquiétante. De là-haut, on verrait enfin largement l’horizon devant soi.

Les compagnies du bataillon s’étaient engagées, à droite et à gauche, dans les bois. La quatrième restait sur le plateau, entre les lisières. Les hommes éprouvaient une impression de solitude. Ils semblaient habitués déjà au sifflement inoffensif qui fendait l’air. Le capitaine Nicolaï ne perdait pas des yeux l’espace qui s’étendait devant lui : au fond du décor il distinguait une haie, quelques arbustes.

Une détonation formidable retentit.

Nicolaï fit trois pas en avant, comme poussé par un courant d’air. Ses oreilles bourdonnaient. Il se retourna au bout d’un instant, encore stupide. Derrière, il y avait, dans l’argile humide, un trou béant, comme l’orifice d’un puits. La fumée se dissipait alentour. Un chasseur se relevait, à côté, et secouait ses vêtements tachés de boue. Les betteraves étaient déchiquetées. Elles glissaient, avec de la terre molle, au fond du trou qui se refermait. Une main crispée, raidie, émergeait, tenant un fusil, de la terre éventrée.

Les sections s’étaient arrêtées. On avait vu de partout l’éclatement de l’obus tombé entre le capitaine et sa compagnie. Un grand frisson passait sur tous les chasseurs : le premier d’entre eux venait d’être tué à l’ennemi.

Le sous-lieutenant Fabre et le lieutenant Serre, quittant leurs hommes, s’étaient précipités vers leur chef.

— Vous n’avez rien, au moins, mon capitaine ? demanda Serre.

Le sergent Vaissette aussi, sans qu’on sût pourquoi ni comment, était là. Il était fortement impressionné. De sa main fine et sale il brossait la vareuse du capitaine ; il mettait dans son geste une tendresse émue et protectrice. Fabre regardait le cadavre du petit fourrier, enfoncé dans le sol. Vaissette eut enfin la vision du tombeau béant. Il pâlit. Machinalement, il tira sa montre.

— Il est six heures et quart, fit-il.

On ne l’écoutait point.

Nicolaï avait tiré son épée du fourreau. Largement, il salua la dépouille couverte de boue, puis, élevant l’arme, il commanda :

— En avant !

Les sections de nouveau s’ébranlèrent. Déjà, les hommes s’étaient calmés. En passant devant le trou de l’obus, ils tendaient la tête, pour tâcher de voir au fond.

Et puis, ce fut épouvantable.

Deux nouveaux percutants venaient d’éclater dans l’intervalle des sections. En même temps, trois déchirements secs, précis : et les shrapnells et les éclats tombèrent du ciel.

— Couchez-vous ! cria le sous-lieutenant Fabre.

Tous les hommes s’allongèrent immédiatement. Ils restaient immobiles, collés les uns contre les autres, la face contre terre. Ils semblaient rigides. Les détonations bourdonnaient partout, à droite, à gauche, devant, derrière. Par moments, on entendait un cri. Mais pas un homme ne bougeait, comme si le moindre geste eût été un signe fait à la puissance de mort.

On avait soif ; on avait la gorge serrée ; personne ne parlait. Les hommes ne savaient même pas ce qu’ils ressentaient. Ils tâchaient seulement d’habituer leur oreille à distinguer l’endroit où éclaterait l’engin. Un ou deux malheureux atteints par quelque éclat s’étaient levés, hurlant, pour s’éloigner. Ils avaient été recouchés à jamais par l’averse de fer. Cela avait servi de leçon. On ne remuait plus. Certains avaient des crampes. D’autres se croyaient blessés à la jambe, au bras ; ils se tâtaient avec la main, mais sans oser faire de geste, prudemment. La section, étendue par la plaine, semblait la carapace d’une tortue.

Le lieutenant Fabre était étonné de ne point recevoir d’ordres du capitaine.

— Il faudrait envoyer quelqu’un, dit-il à Vaissette, qui se trouvait à ses côtés.

— J’y vais, répondit celui-ci.

Avant que l’officier eût pu répondre, le sergent courait par la plaine, le buste en avant, exposé à tous les coups, seul debout par cette immensité, buttant contre une betterave, s’enfonçant dans un trou, heurtant un corps allongé, trimballant tout son équipement, et, le lorgnon pendu par une ficelle à son cou, cherchant son chemin de ses grands yeux craintifs de myope.

Le capitaine, le voyant venir, avait compris :

— Retournez vite, en rampant, lui cria-t-il de loin, soucieux de lui épargner une avance de quelques mètres. Qu’on ne bouge pas tant que durera le bombardement. D’ailleurs, je n’ai pas d’ordres

Vaissette, qui n’était pourtant pas très militaire, s’était mis au garde à vous, fiché droit, telle une statue. Autour de lui l’air sifflait, comme perforé. C’étaient les balles des fusils allemands qui se croisaient.

— Mais couchez-vous donc ! hurla le capitaine.

Il ajouta :

— C’est un fou !

Vaissette porta la main à son béret, salua, et, du même rythme de ses grandes enjambées hésitantes, rejoignit son lieutenant.

Il s’allongea à côté de lui, rendit compte de l’ordre reçu. Il se borna à ajouter, en confidence :

— J’ai eu bougrement peur.

Fabre étendit le bras, lui serra la main. Alors seulement le sergent Vaissette, agrégé de philosophie, comprit que ce qu’il venait de faire était très beau.

Pendant une heure les explosions continuèrent. Cela devenait morne et plus terrible. Le soleil brûlait les nuques. De temps à autre, Lucien Fabre tirait sa montre. Il lui semblait que l’après-midi devait s’avancer : quelques minutes à peine s’étaient écoulées. L’atmosphère était continuellement déchirée par l’éclatement des explosifs. Parfois, quelques balles passaient, venaient s’aplatir près de vous, se fichant dans le sol, ricochant, faisant voler un morceau de betterave, une motte de terre.

— Mais que font donc nos artilleurs ? grogna le caporal Bégou.

— Si ce n’est pas malheureux ! répondit son camarade de combat.

Les autres ne disaient rien. Ils ne pensaient même pas. Ils se serraient côte à côte, semblables à des ruminants couchés par les prés, inquiets.

— Tout de même, déclara Vaissette, c’est plus dur qu’on ne croit.

Le lieutenant s’était assis, insoucieux du danger. Tout en promenant ses regards sur sa section couchée, il allumait une cigarette. Les explosions étaient si nombreuses que vraiment il était inutile de prendre des précautions. Vaissette l’avait imité, mais il restait silencieux.

— À quoi songez-vous ? lui demanda Fabre.

— Je songe, répondit Vaissette, que pas un de ces hommes n’a pensé à reculer. Je songe qu’ils attendent tous la mort avec une acceptation résignée et stoïque. Je songe que certains d’entre eux sont déjà inanimés. Or, nous consentons par une sorte d’instinct au sacrifice, sans en éprouver la beauté ni en percevoir la raison. Et pas un de nous ne s’est dit encore qu’il affrontait ces périls pour la patrie.

— C’est là, repartit l’officier, ce qu’il y a de plus haut dans notre sacrifice. C’est un martyre inconscient pour une idée qui nous dépasse. Nous n’avons pas plus la claire notion de cette grandeur que tout à l’heure vous n’avez eu celle de votre courage.

— Croyez-vous, mon lieutenant, reprit Vaissette, que ce fut le cas des guerriers vantés par l’histoire, combattants de Marathon ou soldats de l’an II ?

— Sans doute, fit celui-ci, car en présence de la mort, l’être humain n’obéit plus qu’à l’instinct physique de sa conservation ou bien à une volonté fixe de dévouement, née d’enthousiasmes antérieurs et demeurée en lui.

— C’est une discipline militaire et morale, ajouta le sergent. La résignation chrétienne, le fatalisme musulman et le stoïcisme des païens antiques n’ont pas connu de plus belle expression. Cette heure de bataille met pour moi tout cela en lumière. La plus grande noblesse humaine, et la plus haute vertu, n’est pas de mourir pour une idée, de mourir pour sa patrie : c’est d’accepter tranquillement la mort, sans savoir. Et c’est la vraie façon de mourir pour son pays…

— Vaissette ! regardez mes héros, interrompit le lieutenant Fabre en lui désignant sa section.

Le sergent, qui avait renoncé à faire tenir son pince-nez en ces heures critiques, sortit paisiblement d’un étui ses lunettes. Il considéra la section sur laquelle pleuvaient les rayons du soleil au zénith et les éclatements de la mitraille…

Tous les chasseurs s’étaient endormis.