L’Appel du Sol/Chapitre 6

Calmann-Lévy (p. 117-128).
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CHAPITRE VI

« MORITURI TE SALUTANT »

— Vaissette, dit Lucien Fabre, j’ai beaucoup de choses à vous apprendre. Je viens de voir le commandant, et je possède des nouvelles importantes. Allons fumer une pipe un peu plus loin.

L’aube se levait et la forêt s’emplissait d’une clarté confuse et verte. Depuis la veille au soir le bataillon avait repris sa marche. Il allait au canon. Maintenant on approchait de la ligne de feu : ce n’était plus seulement le roulement de la bataille qu’on entendait, mais l’éclatement des obus ennemis et l’explosion de nos pièces. On distinguait les coups. Les batteries tiraient sans arrêt et régulièrement. Ce devait être un grand combat d’artillerie. Sur la chaussée, les échelons se succédaient sans intervalle. On dépensait les munitions avec une folle prodigalité.

Pendant toute la nuit, les chasseurs avaient cheminé dans le bois, par des layons où l’on enfonçait jusqu’aux chevilles : il ne fallait pas encombrer les routes réservées au passage des trains, des ambulances, des voitures allant au feu ou en revenant. À présent, on s’était arrêté. Les hommes, assis sur la terre mouillée, regardaient le jour nouveau découper les arbres, les animer de sa lumière grise. Ils étaient fatigués. Certains mangeaient leur pain, ou bien s’endormaient, appuyés épaule contre épaule, dos contre dos, comme des enfants.

Fabre et Vaissette firent quelques pas en avant, s’écartant du chemin. Les arbrisseaux du taillis leur cinglaient la figure et la mouillaient. Le terrain s’affaissait brusquement ; un ravin de plus en plus profond creusait le sol. Il y avait là de plus vieux arbres, des chênes centenaires, des troncs étendus sur la terre par une coupe de bois entreprise quelques semaines auparavant. Ils s’assirent sur un de ces troncs que la mousse entourait déjà.

— Vaissette, dit Fabre, le commandant vient de recevoir les plis de la division. Nous faisons ici une halte de deux heures. Je dois vous annoncer d’abord que vous êtes nommé sous-lieutenant.

— Oh ! mon lieutenant ! répondit Vaissette.

Il ne trouva pas d’autre mot. Mais il rougit de plaisir.

— Ne me dites plus : mon lieutenant, répondit Fabre. Nous voici camarades après avoir été amis. C’est ainsi que se passent les choses dans l’armée : tout y est à l’inverse de ce qui se passe dans la vie et tout paraît y être un défi au bon sens.

— Pas tout, protesta Vaissette.

— Vous voilà déjà militariste, fit Fabre, parce que vous avez un galon d’officier. Pas tout, évidemment, puisque vous êtes promu. Aussi bien, ce que je disais n’était qu’une boutade.

— Le défi au bon sens est une apparence, assura Vaissette, à commencer par notre raison d’être. Que doit-on penser de nous dans Sirius, puisque nous nous rassemblons ici à seule fin de tuer méthodiquement le plus de nos semblables pour cette seule raison qu’ils ont un casque gris au lieu d’un béret bleu ou d’un képi rouge, que très souvent leur nez supporte des lunettes d’or et non, comme le mien, un binocle, et qu’ils hurlent « Vorwaerts » au lieu de crier « En avant » ?

Ainsi Vaissette se laissait aller, à peine remis de son émotion, au goût de méditer et de disserter. Il lui semblait même que, devenu sous-lieutenant, il pourrait se livrer à son penchant avec plus d’aisance et plus d’autorité. Fabre ne l’interrompait point ; car, absorbé dans des pensées profondes, il ne l’écoutait pas. Vaissette continua :

— Mais il faudrait être un esprit superficiel pour s’en tenir là. C’est pour des causes plus profondes et moins visibles, des raisons abstraites d’économie politique, de race, de sentiment et d’idéal que nous nous battons. Et ces causes ont un sens. En attendant, ce qui m’effraye, ce sont mes nouvelles responsabilités : jamais je ne serai à la hauteur de ma tâche.

— Vous voulez rire, dit Fabre. Notre métier d’officier de compagnie est aussi humble que grand. Il vous suffira de veiller aux détails matériels dans votre section demain comme hier : avec cela, gardez votre courage calme au feu et l’ascendant moral sur vos hommes ; c’est tout ce que je vous demande. Car la volonté de vaincre et de mourir d’une centaine de soldats est dans l’âme de l’officier subalterne qui les commande. De même notre décision est dans le cœur de notre commandant. C’est ainsi que le grand chef gagne d’abord la victoire en lui-même, puis dans la poitrine de ses millions d’hommes, avant de la gagner sur le terrain.

Lucien Fabre s’était mis à fumer comme un vieux troupier. Il frappa sa pipe contre son talon pour en faire sortir la cendre. Puis, il emplit de tabac le fourneau. Il reprit :

— Seconde nouvelle : je suis promu lieutenant et je garde le commandement de la compagnie. Et maintenant, voici qui est plus important : le gouvernement est parti pour Bordeaux, mais les Prussiens ne sont pas à Paris, La bataille décisive est engagée. Dans quelques heures nous allons donner.

Il ajouta plus gravement :

— Nous allons donner jusqu’à la mort. J’ai répondu de ma compagnie au commandant. Je n’ai pas à vous en dire davantage.

C’étaient là des paroles presque banales. Elles étaient échangées très simplement, à mi-voix. Nulle mise en scène, rien de théâtral, ni dans le décor, ni dans les mots ; la canonnade poursuivait son bruit monotone, les chasseurs ronflaient, inconscients. Et soudain, pourtant, un frisson venait de parcourir ces deux êtres. Leurs yeux brillaient. Ils avaient pâli un peu. La plus froide, la plus implacable décision habitait en eux. Ainsi, depuis quelques heures, un souffle immense passait sur tous ces soldats appelés à mourir.

— J’ai un ordre du jour du général en chef, dit Fabre. Allons le lire aux hommes.

Ils se levèrent tous deux et rejoignirent, à travers les fourrés, la compagnie. Il leur semblait avoir vieilli, être grandis. Leur démarche était plus pesante et plus volontaire. Fabre appela son ordonnance.

— Tiens, dit-il, voici du galon d’argent. Tu vas en coudre un second près de celui qui se trouve déjà sur ma tunique. Tu en coudras aussi un, en enlevant les galons de sergent, sur la vareuse du sous-lieutenant Vaissette.

Le chasseur était frappé de stupeur. Tant d’événements étaient pour l’abasourdir. Il ne dit mot, cherchant dans son sac une aiguille, du fil, et dans sa poche son énorme couteau. Il s’acquitta rapidement de sa tâche. Ce n’était point élégant, mais c’était solide. Le nouveau galon, sur la veste de Lucien, étincelait de blancheur à côté du galon gris et passé. Le mince galon sur celle de Vaissette soulignait la place où la large sardine de sous-officier s’était étalée.

La nouvelle s’était répandue parmi les hommes. Du coup, tout le monde s’était réveillé. La compagnie était assemblée.

— J’ai à vous parler, dit Fabre.

Les chasseurs se serrèrent, se bousculant, tendant la tête, formant un cercle, comme pour écouter la théorie. Le lieutenant n’avait pas élevé la voix. On n’aurait su imaginer plus de simplicité. Il ajouta :

— Camarades, je vous présente votre nouvel officier, le sous-lieutenant Vaissette. Pour moi, je prends le commandement de la quatrième compagnie. J’attends de vous ce qu’en aurait obtenu le capitaine Nicolaï.

Et voici que tous les hommes avaient senti que cette minute était solennelle. Ils revoyaient la charge de l’autre jour. Ils se rappelaient leur capitaine. Angielli murmurait :

— Nom de Dieu ! nom de Dieu !…

— Maintenant, ajouta Lucien Fabre en haussant un peu la voix, écoutez-moi bien. Les Allemands sont arrivés jusqu’ici. Ils ont envahi une partie de la France. Depuis hier est engagée la bataille dont dépend la destinée du pays…

La voix de l’officier tremblait un peu. Tous les hommes étaient haletants. Il dit encore :

— Mes enfants…

Lucien avait vingt ans. Tel chasseur, dans la compagnie, aurait pu être son père. Mais sa parole avait, ainsi, tout son sens de tendresse et d’autorité.

En d’autres circonstances, il eût prononcé un discours plus long. Il savait par expérience que les paroles enflammaient ses hommes. Mais ce jour-là, c’était différent. Toute emphase détonnait. Et il s’exprimait d’une voix sourde, contenue, étouffée, qui remuait, dans leurs profondeurs, les âmes des chasseurs. Ils se pressaient autour de leur chef, angoissés, la bouche ouverte. La brume et le rideau d’arbres cachaient les autres compagnies : la solitude était complète. Le silence n’était empli que de la voix des batteries.

— Quelle phalange de gladiateurs ! murmura Vaissette.

Fabre poursuivit :

— Nous allons être engagés de nouveau dans quelques heures. Ce sera plus terrible que les batailles où nous avons donné. À ce moment-là, vous ne penserez plus qu’à tenir en vous protégeant, à avancer en vous défilant, à bien viser, à charger, à obéir à vos chefs. Vous ne songerez plus qu’à remplir votre devoir de soldat. C’est maintenant qu’il faut que vous décidiez que votre sacrifice ira jusqu’à la mort.

Ces paroles simples ne dépassaient pas ces âmes simples, qui en saisissaient le sens et le rythme. Et sans doute Lucien n’était-il aussi que l’obscur interprète de la patrie. Par lui parlait la voix de la nation qui allait frapper l’oreille de ces hommes. C’était l’appel autoritaire du sol de France, de ses collines et de ses brouillards, de ses plaines, de ses bois, de ses fleuves et de ses montagnes, de sa lumière ardente, des faubourgs de toutes ses cités, des fermes de tous ses villages. C’étaient vingt siècles d’histoire qui soufflaient sur ces têtes, et des centaines de générations dont renaissaient les martyrs, depuis ces soldats des cohortes de Marius, qui écrasaient les Cimbres, jusqu’aux volontaires des régiments de Wimpfen, qui furent anéantis dans le charnier de Sedan. C’était tout cela qui se respirait dans l’air de la journée, dans le frisson des feuilles agitées, dans la voix du jeune officier, dans le bruit continu des détonations. Un frémissement avait saisi cette compagnie. Et c’était le même qui soulevait le bataillon, tous les bataillons de tous les régiments, toutes les divisions, toutes les armées sur cette ligne de feu où ils allaient s’élancer.

— Camarades, poursuivit Fabre, vous avez senti, je le vois, qu’on est heureux de mourir pour la France.

Ce fut tout. Les hommes avaient compris. Servajac avait revu une haute prairie cévenole et le vent dans les châtaigniers ; Angielli, les tavernes des quartiers marseillais enfiévrées de disputes politiques ; Rousset, le champ d’oliviers et de vignes dormant au soleil ; Pluchard, les cabarets de la Butte, le moulin de la Galette et les dimanches populaires au bord de la Marne ; Diribarne, le vol des palombes sous les verts ciels d’automne des côtes et des cimes pyrénéennes : ce qui était vraiment pour chacun d’eux la France, ce pour quoi ils l’aimaient. Et c’était très vague, aussi vague que le souvenir des parents, des amours laissées là-bas. Tout était indistinct en eux comme l’appel de la patrie. Mais leur détermination était précise et nette : ils mourraient, s’il le fallait, ce soir ou demain. Et c’est pour cela que la France ne pouvait pas être vaincue.

Alors, le lieutenant Lucien Fabre ajouta :

— Camarades…

Puis, il se reprit. Il parlait en chef. Il parlait à ceux qui allaient mourir, aux élus et aux condamnés de la Patrie.

— Soldats, dit-il à ses chasseurs, je vais vous lire l’ordre du jour du Général en chef.

Il s’arrêta pour respirer et déplia le papier où il avait inscrit les quelques phrases que tout à l’heure lui avait dictées le commandant. Sa voix était devenue plus coupante, sa parole plus martelée : il était dans l’exercice de ses fonctions. Les chasseurs soumis à l’étroite et magnifique discipline du bataillon s’étaient redressés, les mains dans la position réglementaire. Et quand leur officier annonça : « Ordre du jour aux Armées », ils portèrent tous, d’un geste brusque, la main au béret pour saluer l’ordre du général.

Et Lucien Fabre lut :

« Au moment où s’engage une bataille d’où dépend le salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n’est plus de regarder en arrière. Tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l’ennemi. Une troupe qui ne peut plus avancer devra coûte que coûte garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer… »

Le sous-lieutenant Vaissette, qui avait essuyé les verres de son binocle, remarqua que tous ses chasseurs avaient des larmes dans les yeux.