L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre XXI

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 212-229).


CHAPITRE XXI.

LA CAVERNE DE SAINT-RUTH.


Le seigneur abbé avait une âme de feu et qui en réunissait aussi toutes les propriétés, ardente, subtile et pénétrante. Il descendait par des escaliers magiques dans des profondeurs souterraines semblables à l’enfer, comme si l’or était commis à la garde des démons ; car il est certain qu’il en rapportait de là. — Cet or était caché dans des caves qui ne sont connues que de moi seul.
La Merveille d’un royaume.


Lovel suivait presque machinalement le vieillard, qui le conduisait d’un pas ferme et rapide à travers des taillis et des buissons, évitant le sentier battu et se retournant souvent pour écouter si personne ne les poursuivait. Quelquefois ils descendaient dans le lit même du torrent, quelquefois ils suivaient un sentier étroit et peu sûr, que les moutons, qui devaient à la négligence qu’on remarque généralement en Écosse pour les propriétés de ce genre, la liberté de paître dans les bois, avaient tracé eux-mêmes sur sa lisière. De temps en temps Lovel pouvait apercevoir le sentier qu’il avait parcouru la veille, dans la société de sir Arthur, de l’Antiquaire et des deux jeunes demoiselles. Abattu, embarrassé, agité de mille inquiétudes comme il l’était alors, que n’aurait-il pas donné cependant pour retrouver ce sentiment intérieur d’innocence qui, lui seul, peut balancer tant de maux ! « Et si, comme j’étais alors, pensait-il involontairement dans son trouble, si, exempt de reproches et estimé de ceux qui m’entouraient, je me trouvais encore à plaindre, que dirai-je donc maintenant que mes mains sont teintes du sang de ce jeune homme ? maintenant que le sentiment d’orgueil qui me poussa à cette action m’abandonne, comme le démon lui-même abandonne, dit-on, le mortel qu’il vient d’entraîner au crime. » Tout, jusqu’à son affection pour miss Wardour, fut un moment oublié devant les premières angoisses du remords, et il pensait qu’il consentirait avec joie à supporter les tourmens d’un amour dédaigné, pour pouvoir se retrouver comme il était le matin, avec une conscience pure et dégagée du poids accablant d’avoir versé le sang d’autrui.

Ces pénibles réflexions ne furent pas interrompues par la conversation de son guide, qui, le précédant à travers le taillis, tantôt en écartait les branches pour lui rendre le passage plus facile, tantôt l’exhortait à se hâter, et murmurait entre ses dents, selon la coutume d’un âge souvent solitaire et négligé, des mots qui auraient échappé à l’oreille de Lovel, eût-elle été plus attentive, et qui même, lorsqu’il les aurait entendus, étaient trop séparés et trop décousus pour présenter un sens bien lié. Cette habitude de se parler à soi-même se fait souvent remarquer chez des gens de l’âge et de la profession du mendiant.

À la fin Lovel, affaibli par son indisposition récente, par les sensations pénibles qui l’agitaient et les efforts qu’il avait dû faire pour suivre son guide dans un sentier si escarpé, commençait à se ralentir et à rester en arrière, lorsque deux ou trois pas dangereux l’amenèrent tout à coup en face d’un précipice presque entièrement couvert de broussailles. Là une caverne, dont l’entrée était aussi étroite qu’une tanière de renard, était indiquée par une petite fente dans le rocher, recouverte par les rameaux d’un vieux chêne qui, tenant solidement à la partie supérieure du rocher par ses racines épaisses et tortueuses, jetait en avant ses longues branches, assez pendantes pour cacher parfaitement l’entrée du souterrain. Elle pouvait même échapper à l’attention de ceux qui se seraient tenus tout près, tant la fente par laquelle le mendiant se glissa semblait inaccessible ; mais dans l’intérieur la caverne était plus haute et plus spacieuse qu’on ne l’aurait pensé. Deux branches opposées, qui se réunissaient au milieu, formaient un emblème de la croix et indiquaient que ce lieu avait servi jadis de retraite à quelque anachorète. Il y a beaucoup de grottes de cette espèce dans les différentes parties de l’Écosse. Je ne citerai que celle de Gorton, près de Roslyn, site bien connu des admirateurs d’une nature pittoresque.

Le jour qu’admettait celle-ci n’était qu’un crépuscule incertain qui cessait tout-à-fait quand on s’enfonçait dans ses profondeurs. « Peu de gens connaissent ce lieu, dit le vieillard ; autant que je m’en souviens, il n’existe plus maintenant que deux personnes, sans me compter, et c’est Jack Jingling et Lang Linker… J’ai pensé plus d’une fois, que quand je serais trop vieux, abandonné, et incapable de jouir plus longtemps des bienfaits de l’air, je me traînerais ici avec une petite provision de farine d’avoine, et voyez, il y a là une source qui coule toujours, hiver comme été, et je n’aurais rien de mieux à faire que de m’établir ici en attendant ma fin, comme un vieux chien qui va traîner au coin d’un buisson ou dans quelque fosse, sa laide et mutilée carcasse, pour en épargner la vue aux vivans quand il sera mort ; et puis quand les chiens aboieront à la porte de la ferme isolée, la ménagère s’écriera : Paix ! paix ! vous autres, c’est le vieil Édie ! et les petits enfans viendront en chancelant à la porte pour ouvrir à la vieille robe bleue qui leur raccommodait leurs joujoux. Mais n’y aura plus d’Édie alors. »

Il conduisit ensuite Lovel, qui le suivait sans résistance, dans une des cavités intérieures de la caverne. « Ici, dit-il, est un petit escalier tournant qui communique à la vieille église. Il y a des gens qui disent que ce lieu fut creusé par les moines, il y a bien longtemps, pour y cacher leurs trésors ; d’autres ajoutent qu’ils avaient coutume d’introduire par là de nuit, dans l’abbaye, des choses qu’ils ne se souciaient pas d’y apporter ouvertement et en plein jour ; il y en a qui racontent aussi qu’un des leurs devint un saint (ou voulut peut-être le faire accroire), et qu’il s’établit dans cette cellule de Saint-Ruth (ainsi que les gens d’autrefois appelaient ce lieu), et que c’est lui qui fit construire cet escalier afin de pouvoir monter à l’église quand on y célébrait le service divin. Le laird de Monkbarns aurait de quoi parler sur ce sujet (comme il fait souvent pour de moindres) s’il connaissait seulement ce lieu. Mais qui peut décider s’il fut fait pour servir aux desseins de l’homme ou au service de Dieu ? J’ai vu bien des choses s’y passer de mon temps, et j’ai moi-même pris part à bien d’autres, oui, dans cette même caverne sombre. Plus d’une ménagère s’étonnait de n’avoir pas entendu chanter le matin le coq du logis, tandis que nous l’avions fait rôtir dans ce trou noir, la pauvre bête !… Hélas ! je voudrais n’avoir jamais fait pire que cela ! Quel bruit nous faisions ici, au milieu même des entrailles de la terre, et quelles frayeurs nous avons causées à Saunders Ackwood, qui était garde forestier dans ce temps-là, et qui est le père de Rigan, lequel vit encore, quand il s’en allait le soir battant le bois et veillant sur le gibier du laird, et qu’il apercevait la lueur des torches qui perçaient l’ouverture de la caverne, et jetaient çà et là leur éclat sur les noisetiers qui sont en face ! Il fallait entendre ensuite raconter à Saunders ses histoires des esprits et des sorciers qui hantaient le bois le soir, et des feux qu’il y avait vus, et des cris qui avaient frappé ses oreilles, quand il n’y avait d’autres yeux ouverts que les siens ! Et c’était à moi et à mes compagnons qu’il venait répéter ces histoires d’apparitions, et il fallait voir comme je lui rendais la pareille et comme j’avais toujours un conte tout prêt pour chacun des siens, quoique au fond je susse un peu mieux que lui à quoi m’en tenir ! Oui, oui, nous avons joué plus d’un bon tour alors ; mais, hélas ! tout cela n’était que vanité et que folie, et il est juste que ceux qui ont mené une vie dissipée et légère, et qui abusèrent de leurs moyens pendant leur jeunesse, viennent à en manquer alors qu’ils sont vieux. »

Tandis qu’Ochiltree racontait ainsi les ruses et les exploits de ses premières années, d’un ton où la gaillardise et le repentir dominaient chacun à leur tour, son triste compagnon s’était assis sur le siège de l’ermite, creusé dans le roc même, et s’abandonnait à cette lassitude d’esprit et de corps qui suit ordinairement les agitations qu’ils ont éprouvées tous deux. Sa maladie récente, qui avait fort affaibli sa constitution, contribuait beaucoup à cet abattement léthargique. « Le pauvre enfant ! dit le vieil Édie, s’il passe la nuit dans cette cave humide, peut-être ne se réveillera-t-il plus, ou peut-être gagnera-t-il quelque maladie dangereuse. Il n’en est pas de lui comme de nous, qui pouvons dormir partout quand nous avons l’estomac plein. Levez-vous monsieur Lovel, mon garçon ; allez, après tout, je parierais que le jeune capitaine s’en tirera bien, et puis vous n’êtes pas le premier à qui il soit arrivé un pareil malheur. J’ai vu tuer plus d’un homme, et j’ai aidé à en tuer plus d’un moi-même, quoiqu’il n’y eût pas de querelles entre nous ; et si ce n’est pas un crime de tuer des gens avec qui nous ne nous sommes pas querellés, mais seulement parce qu’ils portent une autre cocarde, je ne vois pas pourquoi il n’y aurait pas d’excuse pour celui qui tue son ennemi mortel, venu sur le pré tout armé contre sa vie. Je ne dis pas que cela soit bien, Dieu m’en préserve ! et que ce ne soit pas un grand péché d’enlever à un homme le souffle que Dieu lui a donné et que personne ne peut lui rendre ; mais je dis que c’est un péché que le repentir doit faire pardonner. Nous ne sommes tous que des pécheurs ; mais, si vous voulez écouter une vieille tête grise qui a reconnu ses anciennes erreurs, il y a dans les promesses du vieux Testament de quoi sauver le plus pervers d’entre nous, pourvu seulement qu’il veuille y croire. »

Ce fut avec de semblables encouragemens et les fragmens de dévotion que sa mémoire put lui fournir, que le mendiant s’efforça d’attirer et de forcer l’attention de Lovel, jusqu’à ce que la nuit eût succédé au crépuscule. « À présent, dit Ochiltree, je vais vous mener dans un lieu plus commode, où moi-même je me suis arrêté plus d’une fois à entendre le cri de la chouette sur le lierre touffu, et à regarder la lune sortir des vieilles croisées de ces ruines. Personne ne vient ici à cette heure de la nuit, et ces coquins d’officiers du shérif et de constables ont dû cesser leurs recherches. Je vous réponds que, malgré leurs mandats et leurs clefs du roi[1], ce sont d’aussi grands poltrons qu’il en puisse exister. Je les ai attrapés plus d’une fois, de mon temps, quand ils n’étaient pas bien loin de moi ; mais, grâces à Dieu, maintenant ils n’ont de droit sur moi que comme sur un vieillard et un mendiant, et ma plaque est une bonne protection ; et puis miss Isabelle Wardour est encore pour moi un appui plus solide, vous savez. » Lovel soupira. « Bon, bon ! ne vous laissez pas abattre… la partie n’est pas encore perdue… donnez-lui le temps de savoir ce qu’elle veut. C’est la fleur du pays pour la beauté, et c’est aussi pour moi une bonne amie et une protectrice. Je passe à côté de la maison de correction, à présent, avec autant de sécurité qu’auprès de l’église le jour du dimanche. Du diable, si aucun d’eux oserait toucher à un cheveu de la tête du vieil Édie, maintenant ! je tiens le haut du pavé, quand je vais à la ville, et je froisse la manche du bailli lui-même, avec autant de tranquillité que si je passais auprès d’un vieux pot. »

En parlant ainsi, le mendiant s’occupait, dans un coin de la caverne, à détacher quelques pierres qui tombaient presque d’elles-mêmes, et qui obstruaient l’entrée de l’escalier dont il avait déjà parlé ; cela fait, il y monta le premier, et Lovel l’y suivit dans un silence passif.

« L’air circule assez bien ici, dit le vieillard ; les moines ont eu soin de cela, car c’était une génération qui n’avait pas l’haleine longue ; ils ont fait pratiquer de petites ouvertures qui donnent accès au grand air, et tiennent l’escalier aussi frais qu’une tige de chou. »

Lovel trouva en effet l’escalier bien aéré ; quoique peu large, il n’était ni ruiné, ni bien long, et les conduisit promptement dans une galerie étroite qui longeait, en dedans, le mur qui entourait l’église, et recevait de l’air au moyen de petites ouvertures que masquaient ingénieusement les riches ornemens de l’architecture gothique.

« Ce passage secret circule autour d’une grande partie du bâtiment, dit le mendiant, et le long du mur de l’endroit que Monkbarns appelle le réfractoire (il voulait probablement dire réfectoire) ; il s’étend ensuite jusqu’à l’habitation de l’abbé. Il est probable qu’il s’en servait pour écouter ce que les moines disaient pendant le repas ; après quoi il pouvait revenir ici et s’assurer qu’ils étaient occupés à chanter les Psaumes. Puis, quand il était sûr que tout allait dans l’ordre, il pouvait descendre par ici, et faire entrer une jolie fille par le souterrain, car c’étaient de fameux gaillards que ces moines ! à moins qu’on n’en ait dit bien des mensonges. Mais depuis, ceux qui ont eu connaissance de ces lieux se sont donné bien de la peine pour murer ce passage en quelques endroits et l’abattre dans d’autres, de crainte que quelque importun ne s’y glissât et ne découvrit les tours qu’ils venaient y jouer. En vérité, c’eût été pour nous une mauvaise affaire ! Certes, quelques uns de nos cous s’en seraient ressentis. »

Ils arrivèrent ensuite à un endroit où la galerie s’élargissait et formait un petit cercle suffisant pour contenir un banc de pierre. Une niche, construite absolument en face, s’avançait en saillie dans l’église, et comme ses ornemens à jour, dont les côtés étaient couverts, formaient une espèce de treillage, on découvrait facilement de là tout ce qui se passait dans l’intérieur de la nef. Cet endroit, comme le disait Édie, avait vraisemblablement été imaginé comme une espèce de poste secret d’où le supérieur de l’ordre pouvait surveiller la conduite de ses moines, et s’assurer, par son inspection personnelle, qu’ils étaient exacts à remplir ces rites de dévotion auxquels son rang le dispensait de prendre part. Comme cette niche faisait partie d’une suite de niches semblables qui s’étendaient le long du mur de l’église, et n’en différait même d’aucune manière à l’extérieur, masquée comme elle l’était par la statue de saint Michel et du dragon, et les ornemens à jour qui l’entouraient, il était impossible d’en remarquer l’existence. La galerie secrète, reprenant sa première largeur, s’était étendue, dans l’origine, au delà de ce siège ; mais les précautions inquiètes des vagabonds qui avaient précédemment fréquenté la caverne de Saint-Ruth, leur avaient inspiré de la murer soigneusement à cet endroit avec des pierres de taille qu’ils avaient prises aux ruines.

« Nous serons mieux ici, dit Édie s’asseyant sur le banc de pierre, et étendant dessus le pan de sa robe bleue en faisant signe à Lovel de s’y asseoir. Nous serons mieux ici qu’en bas, l’air y est plus vif et plus léger, et l’odeur des giroflées et des autres plantes qui croissent sur ce mur ruiné est bien plus salutaire que les exhalaisons humides qu’on respire là-bas. Elles sentent bien meilleur de nuit, ces fleurs-là, et on les trouve presque toujours au milieu des bâtimens ruinés ; vous qui êtes un savant, monsieur Lovel, ne pourriez-vous pas me donner une raison de cela ?

Lovel répondit négativement.

" Elles me font penser, reprit le mendiant, aux bonnes qualités de bien des gens qui paraissent plus frappantes dans l’adversité ; peut-être aussi est-ce une parabole pour nous apprendre à ne pas mépriser ceux qui sont plongés dans les ténèbres du péché, ou qui sont accablés de tribulations, en nous montrant que Dieu envoie des parfums pour rafraîchir les lieux les plus sombres, et qu’il fait croître des fleurs et des plantes odorantes sur les vieux bâtimens ruinés. Je voudrais bien qu’un sage pût me dire si le ciel regarde avec plus de plaisir le spectacle que nous avons maintenant sous les yeux, de ce beau clair de lune qui étend si paisiblement ses grands rayons sur le pavé de cette vieille église, et dont le reflet frappe aussi au milieu des piliers et des supports de ces gothiques fenêtres sculptées, tandis qu’à chaque souffle de vent qui agite là-bas ce sombre lierre, il jette sur lui une lueur tremblotante ; je voudrais savoir, dis-je, si ce spectacle n’est pas plus agréable aux yeux de Dieu que lorsque l’église était éclairée de cierges, de lampes et de torches, et qu’on y brûlait sans doute l’encens et la myrrhe dont parle l’Écriture ; lorsque sans doute aussi elle résonnait de la voix des chanteurs et des chanteuses, des sons de l’orgue, du tympanon et autres instrumens dont il est question. Je me demande s’il prenait plaisir à cette vue, ou si ce n’était que comme aux cérémonies de l’idolâtrie, dont l’Écriture dit : Elles me sont en abomination. Mais je pense, monsieur Lovel, que si les prières de deux pauvres pécheurs repentans, comme vous et moi, peuvent trouver grâce devant…

— Chut ! dit Lovel en posant vivement la main sur le bras du mendiant, chut ! j’ai entendu quelqu’un parler.

— J’ai l’oreille un peu dure, répondit Édie à voix basse ; mais nous devons être ici en sûreté… D’où venait le son ? »

Lovel indiqua la porte de la nef située du côté de l’ouest du bâtiment ; cette porte, couverte d’ornemens d’architecture, était surmontée d’une croisée en ogive d’une sculpture non moins remarquable, et qui admettait en ce moment des flots de lumière argentée.

« Ce ne peut être aucun de mes gens : d’ailleurs, dit Édie avec le même ton de précaution, il n’y a que deux personnes qui connaissent ce lieu, et elles sont à plus d’un mille d’ici, si toutefois elles n’ont pas fini leur triste pèlerinage. Je ne croirai jamais que ce puisse être les officiers à cette heure de la nuit, et je ne crois pas aux contes de revenans que font les bonnes femmes, quoique ceci soit un lieu assez convenable. Mais qu’ils viennent de ce monde ou de l’autre, les voici ! Ils sont deux hommes avec une lanterne. »

Effectivement, pendant que le mendiant parlait, l’ombre de deux figures humaines se dessinait à l’entrée de la nef, dont ils avaient ouvert la porte qui donnait sur la prairie, éclairée en plein par la lune, et la petite lanterne portée par l’un d’eux jetait une lueur aussi faible à côté des éclatans rayons de cet astre, que l’étoile du soir quand elle se montre au milieu des dernières clartés du jour. La première idée et la plus naturelle était qu’en dépit des assurances d’Édie les personnes qui s’approchaient des ruines à une heure aussi extraordinaire, devaient être des officiers de justice à la poursuite de Lovel. Cependant rien dans leur conduite ne justifiait cette opinion : un signe du vieux pauvre et quelques mots prononcés à l’oreille avertirent donc le jeune homme que le meilleur parti qu’il eût à prendre était de rester tranquille, et de surveiller leurs mouvemens du lieu où ils étaient cachés. S’il survenait quelque incident qui rendît leur retraite nécessaire, ils avaient derrière eux le petit escalier secret qui les conduirait à la caverne, par laquelle ils pouvaient s’enfuir dans les bois long-temps avant de courir le risque d’y être poursuivis de près. Ils se tinrent donc aussi tranquilles que possible, examinant avec une avide et inquiète curiosité tous les mouvemens de ces promeneurs nocturnes.

Après avoir conversé quelques momens à voix basse, les deux figures s’avancèrent au milieu de la nef, et une voix que Lovel reconnut tout d’un coup au son et à l’accent pour celle de Dousterswivel dit, d’un ton un peu plus élevé, quoique craintif encore ; « En férité, mon pon monsir, il ne peut y afoir t’heure et te saison blus brobice pour ce grand tessein. Vous ferrez tout à l’heure que ce monsir Oldenpuck radote, et ne gonnait bas blus le suchet dont il parle qu’un betit enfant. Sur mon âme, il s’attentait à tevenir aussi riche qu’un chuif pour la bitoyable somme de cent livres sterling, dont je ne me soucie bas blus, sur ma parole d’honnête homme, que décent miséraples teniers. Mais c’est à vous, mon très généreux et resbectaple batron, que je veux montrer tous les secrets que l’art peut tébloyer, oui, même le secret du grand Pymander. »

« L’autre, dit tout bas Édie, ne peut être que sir Arthur Wardour ; je ne connais que lui qui puisse venir ici à cette heure avec ce fripon d’Allemand. On dirait qu’il l’a ensorcelé ; vraiment il lui ferait prendre de la craie pour du fromage… Voyons un peu ce qu’ils vont faire. »

Cette interruption fit perdre à Lovel la réponse de sir Arthur, d’autant qu’il parlait à voix basse ; il n’entendit donc que ces trois mots sur lesquels le baronnet appuya : « beaucoup de dépense ; » à quoi Dousterswivel répondit promptement : « Te la tépense… certainement… cela temante te grantes tépenses… vous ne pouvez pas vous attendre à recueillir afant t’avoir semé… la semence est la tépense… Les richesses et les métaux que rabbortent les bonnes mines, et aussi les grantes et lourtes gaisses pleines d’archenterie, sont la moisson, et une ponne moisson même, sur ma parole… Or, les dix guinées que vous avez semées ce soir, sir Ardhur, sont une betite pincée de graine à peu près semblable à une prise de tapac ; et si vous ne regueillez pas tout à l’heure une abondante moisson, c’est-à-dire abondante relativement à la semence, car vous savez que tout doit être en proportion, Herman Dousterswivel ne s’est jamais appelé ein honnête homme. Fous foyez maintenant, mon pon batron, car je ne veux plus vous cacher aucun segret, vous voyez ce betit catran t’archent… vous safez que la lune parcourt tout le zodiaque, et tans l’espace de vingt-huit chours… il n’y a pas t’enfant qui ne sache cela ; eh pien, je prends ce catran t’archent quand elle est dans sa quinzième station, et je crafe t’un côté les mots schedharschemoth schartachan ; c’est l’emplème de l’intelligence de la lune… puis je trace sa figure sous la forme d’un serpent-folant avec une tête de tinton ;… pien ;… puis de l’autre côté je fais une taple te la lune, qui est un carré te neuf qui se multiplie lui-même par quatre-vingts numéros de chaque côté, et neuf en tiamètre ; or, ceci me sertira à chaque changement de quartier de la lune, afin que je puisse troufer le produit te la tépense que je ferai en suffumigations, et qui doit être ce que neuf est à neuf multiplié par lui-même ;… mais je ne trouferai peut-être pas cette nuit plus de deux ou trois fois neuf, parce qu’il y a dans les astres une influence gontraire.

— Mais, Dousterswivel, dit le simple baronnet, ceci ne ressemble-t-il pas à de la magie ? je suis un serviteur fidèle, quoique indigne, de l’église épiscopale, et je ne veux rien avoir à démêler avec l’esprit immonde.

— Pah, pah, il n’y a bas tu tout te magie là tetans, bas la mointre ; tout est fonté sur l’influence blanétaire, sur la symbathie et la force des nompres… Je fous montrerai pien mieux que cela… Je ne tis bas cebentant que les suffumigations n’évoqueront bas un esbrit, mais si vous en êtes effrayé, il restera invisiple.

— Je n’ai aucune envie de le voir, dit le baronnet, dont l’accent avait un certain tremblement qui semblait annoncer que son courage avait attrapé un accès de fièvre.

— C’est pien tommage, dit Dousterswivel, car j’aurais aimé à vous montrer l’esbrit qui est semplaple à un chien véroce, bour la garte de ce drésor. Mais je gonnais le moyen de l’abbrivoiser. Vous ne vous soucieriez pas te le foir ?

— Pas du tout, dit le baronnet en affectant un air d’indifférence ; je crois d’ailleurs que nous n’avons pas de temps à perdre.

— Partonnez-moi, mon badron, il n’est bas encore minuit, et minuit précis est notre heure blanétaire. Je bourrais donc très pien fous montrer l’esprit, en attendant seulement, bour fous amuser. Fous foyez, je tracerais une pentacone tans l’intérieur t’un cercle, ce qui être très facile, et là nous serions comme tans un château fort, et fous y tiendriez l’épée bendant que je répéterais les baroles nécessaires… Alors fous ferriez le mur solide s’oufrir tout-à-coup comme la porte d’un fille… et puis… foyons… ah oui ! vous ferriez t’apord un cerf poursuivi par trois lévriers noirs qui l’apattraient comme ils font à la chasse du crand-électeur… et puis un vilain petit nègre baraîtrait et leur rebrendrait le cerf, et paf, tout disbaraîtrait… Ensuite fous entendriez tes cors te chasse résonner t’un manière à faire retentir les ruines… Sur ma foi ils choueraient tes airs te chasse aussi beaux que Fischer sur son hautpois. Très pien. Ensuite fiendrait un héraut avec son cor ; puis paraîtrait le crand Peolphan, appelé le crand chasseur tu Nord, monté sur son chival noir. Mais fous ne fous soucieriez pas te voir tout cela[2].

— Vous pensez bien que je n’en ai pas peur, répondit le baron net, si… c’est-à-dire… ne peut-il pas arriver de grands malheurs dans de semblables occasions ?

— Pah, des malheurs, pas ti tout. Quelquefois bourtant, si le cercle n’est pas tout-à-fait chuste, ou que celui qui recarte soit un poltron qui se laisse effrayer et qu’il ne tienne pas l’épée ferme et troite tevant lui, alors le crand chasseur en profite pour l’attirer hors du cercle et l’étrancler : cela s’est vu quelquefois,

— Eh bien donc, Dousterswivel, avec toute espèce de confiance dans votre adresse et dans mon courage, nous laisserons ce soir l’apparition de côté, et nous nous occuperons de l’affaire qui nous amène.

— De tout mon cœur, cela m’est absolument égal ; foilà l’heure arrivée, tenez l’épée pendant que je fais allumer un peu de pois. »

Dousterswivel mit en conséquence le feu à une botte de petits morceaux de bois préparés avec une substance bitumineuse qui les fit brûler très vite, et quand la flamme se fut élevée à son plus grand éclat, couvrant les ruines de sa lueur passagère, l’Allemand y jeta une poignée de parfums qui répandit une odeur forte et pénétrante. L’exorciste et son élève en furent affectés au point de tousser et d’éternuer violemment ; et comme la vapeur s’éleva autour des piliers du bâtiment et pénétra à travers chacune de ses ouvertures, elle produisit le même effet sur Lovel et le mendiant.

« Est-ce là un écho ? » demanda le baronnet, étonné de l’éternument qui venait de résonner au dessus de lui, « ou, » se rapprochant de l’adepte, « serait-ce l’esprit dont vous parliez qui se moquerait de nos efforts pour découvrir ses trésors cachés ?

— Non, non, » balbutia l’Allemand qui commençait à partager les terreurs de son élève.

Ici une violente explosion d’éternument que le mendiant ne put réussir à retenir, et qui ne pouvait passer en aucune manière pour le son mourant d’un écho, accompagné d’un bruit étouffé ressemblant à une toux long-temps contenue, vint consterner nos deux chercheurs de trésors.

« Que le Seigneur ait pitié de nous, dit le baronnet.

Alle gute Geister loben den Herrn[3], s’écria le chimiste terrifié. Che commence à benser, ajouta-t-il, que ceci se faire mieux : en blein chour… et que bour le moment, il être plus sûr de nous de nous retirer.

— Misérable imposteur ! » s’écria le baronnet dans lequel ces mots réveillèrent tout-à-coup un soupçon qui, se rattachant au sentiment de désespoir que lui causait la perspective de sa ruine prochaine, l’emporta sur tout son effroi. « Vil charlatan ! c’est encore là de vos jongleries pour vous dispenser de l’exécution de vos promesses, comme cela vous est arrivé si souvent ; mais, par le ciel, cette nuit même, j’apprendrai à qui je me suis confié quand je me laissais aveuglément conduire par vous à ma ruine. Continuez, je le veux ; démon ou magicien, vous me montrerez ce trésor, ou vous vous reconnaîtrez pour un fripon et un imposteur, et, sur la foi d’un homme perdu et réduit au désespoir, je vous enverrai dans un lieu où vous trouverez assez d’esprits. »

Le chercheur de trésors, tremblant de la double terreur que lui causaient les esprits surnaturels dont il se croyait entouré et la fureur d’un homme au désespoir à la merci duquel sa vie était en ce moment, ne put que balbutier, « Mon badron, ceci n’est pas la manière… gonsidérez, mon très honoré monsir, que les esbrits… »

Ici Édie, qui commençait à s’amuser de cette scène, proféra un gémissement extraordinaire, espèce d’exagération prolongée de l’accent traînant et plaintif avec lequel il demandait ordinairement la charité. Dousterswivel tomba sur ses genoux ; « Mon cher monsir Ardhur, bartons, ou laissez-moi bartir.

— Non, vil escroc, dit le chevalier en tirant du fourreau l’épée qu’il avait apportée pour servir à l’exorcisme, ce nouveau tour ne vous réussira pas. Il y a long-temps que Monkbarns m’avait averti que vous n’étiez qu’un misérable jongleur. Je veux voir ce trésor avant de quitter ce lieu, ou, par le ciel, vous confesserez que vous êtes un imposteur ; sans quoi je vous passe cette épée au travers du corps quand les ombres de tous les morts viendraient vous entourer.

— Pour l’amour tu ciel, ayez patience, mon très honoré batron, et vous aurez le trésor en guestion. Mais ne parlez pas ainsi des esprits, te crainte te les irriter. »

Édie Ochiltree se préparait ici à faire entendre un autre gémissement, mais il en fut empêché par Lovel qui commençait à prendre un plus vif intérêt à cette scène, en remarquant l’air résolu et presque désespéré de sir Arthur. Dousterswivel, qui avait à la fois devant les yeux la peur de l’esprit malin et celle de la violence de sir Arthur, joua fort mal son rôle de magicien, n’osant pas se donner le degré d’assurance propre à abuser le baronnet, dans la crainte d’offenser l’invisible auteur de ses alarmes. Cependant, après avoir roulé les yeux et marmotté quelques formules d’exorcisme en allemand, accompagnées de gestes et de contorsions qui étaient plutôt l’effet de la terreur dont il était la proie, que le résultat d’une fraude préméditée, il s’avança enfin vers un coin du bâtiment où une pierre plate posée à terre représentait sculptée en relief l’effigie d’un guerrier armé dans une posture penchée. Il balbutia à sir Arthur : « Mon batron, c’est ici… Dieu ait pitié de nous tous ! »

Sir Arthur qui, après avoir surmonté le premier mouvement de ses craintes superstitieuses, semblait alors rassembler toute la fermeté dont son âme était capable pour pousser jusqu’au bout cette aventure, prêta son secours au chimiste pour retourner la pierre au moyen d’un levier dont l’Allemand s’était pourvu, et malgré lequel, en joignant leurs forces, ils ne réussirent qu’avec peine dans cette opération. Aucune lumière surnaturelle ne vint éclater d’en bas pour indiquer l’existence du trésor souterrain, il n’y eut aucune apparition d’esprits terrestres ou infernaux. Mais, après que Dousterswivel eut, en tremblant beaucoup, donné quelques coups de pioche, et, avec une égale précipitation, enlevé une ou deux pelletées de terre (car ils avaient apporté avec eux les instrumens nécessaires), on entendit résonner quelque chose qui ressemblait au son que fait en tombant une pièce de métal, et Dousterwivel, s’emparant à la hâte de ce qui l’avait produit, et que sa bêche avait fait tomber avec la terre, s’écria : Sur ma barole, mon batron, voilà tout… oui, réellement tout… je veux tire tout ce que nous pouvons faire ce soir… » et il jeta autour de lui des regards inquiets et craintifs, comme cherchant de quel coin de l’église allait s’élancer le vengeur de son imposture.

— Voyons, dit sir Arthur, et il répéta d’un ton encore plus sévère : Je veux cette fois juger par mes propres yeux. » Il approcha donc l’objet trouvé auprès de la lumière de la lanterne. C’était une petite boîte ou cassette (car Lovel était trop éloigné pour en distinguer la forme), mais qui, à ce qu’il put conclure par l’exclamation du baronnet, était remplie de pièces de métal. « À la bonne heure, dit le baronnet, voilà enfin un heureux succès ; et s’il est le présage d’un autre proportionné à une avance plus considérable, cette avance sera faite. Ces dernières 600 livres de Goldieword ajoutées aux autres réclamations pressantes auraient infailliblement amené ma ruine ; mais si vous croyez que nous puissions y subvenir en répétant cette expérience, par exemple, au premier changement de lune, je risquerai les avances nécessaires, n’importe comment je pourrai me les procurer.

— Oh ! mon pon badron, ne me barlez pas maintenant de cela, dit Dousterswivel ; mais aitez-moi seulement à remettre les pierres, et rebrenons notre chemin. » Effectivement, aussitôt que les pierres eurent été replacées, il entraîna sir Arthur, qui s’abandonna de nouveau à son guide, hors d’un lieu où la mauvaise conscience de ce dernier et ses terreurs superstitieuses représentaient un esprit ou un démon caché derrière chaque pilier, prêt à le punir de son imposture.

« A-t-on jamais rien vu de semblable ? dit Édie après qu’ils eurent disparu comme des ombres à travers la porte par laquelle ils étaient entrés. Aucune créature vivante a-t-elle jamais vu la pareille ?… Mais que pouvons-nous faire pour ce pauvre diable de chevalier baronnet ?… Peste ! il a montré bien plus de courage que je ne lui en aurais jamais soupçonné ; j’ai vraiment cru qu’il allait percer ce misérable de son épée… Sir Arthur n’était pas la moitié si téméraire, certaine nuit, sur le Tablier de Bessy ; mais ici le sang lui montait à la tête, et cela fait une grande différence. J’ai vu bien des hommes capables d’en tuer d’autres quand ils étaient en colère, et qui auraient fait une triste figure sur la pointe de Crummie ce jour-là… Mais qu’y a-t-il à faire ?

— Je crains, dit Lovel, que ce fripon n’ait entièrement regagné sa confiance par cette découverte, qui sans aucun doute était préparée d’avance.

— Quoi ! de cet argent… oui, oui ; rapportez-vous-en à lui pour cela… Personne ne sait mieux trouver que celui qui cache… Il ne veut que lui attraper sa dernière guinée, et puis il s’enfuira dans son pays, le fourbe qu’il est !… J’aurais eu du plaisir à m’aller mettre derrière lui pendant qu’il était à piocher, et à lui lancer un coup de mon bâton ferré ; il l’aurait pris pour une bénédiction de quelqu’un des vieux abbés qui sont enterrés là… Mais il vaut mieux être prudent ; la ruse ici vaudra mieux que la force ; je lui rendrai cela quelque jour.

— Si vous en informiez M. Oldbuck, dit Lovel.

— Oh ! je ne sais ! Monkbarns et sir Arthur sont tantôt amis, tantôt ils ne le sont pas… Il y a des momens où Monkbarns a de l’influence sur sir Arthur, et d’autres où sir Arthur ne se soucie pas plus de lui que de moi. Monkbarns, sur certains sujets, n’est pas toujours trop sage lui-même. Il vous prendra une obole pour une vieille médaille romaine, et un fossé pour un camp, si quelqu’un se met en peine de le lui faire accroire. Je lui ai fait avaler plus d’un fameux conte ; moi-même, que Dieu me pardonne… Mais tout cela n’empêche pas qu’il n’ait très peu de charité pour les autres, et qu’il ne se montre aussi impitoyable pour leurs faiblesses que si lui-même il n’avait pas les siennes. Il vous écoutera tout une journée si vous voulez lui raconter des histoires sur Wallace, Henri l’aveugle et David Lindsay ; mais il ne faut pas lui parler de fées, de spectres, d’esprits ou d’apparitions semblables… Il a manqué de jeter par la croisée le vieux Caxon, il aurait aussi bien fait d’y jeter ensuite sa plus belle perruque, pour lui avoir dit qu’il avait vu un revenant à Humlock Knowe. Or, s’il le prenait sur ce ton-là, il mortifierait l’orgueil du baronnet, et il s’ensuivrait plus de mal que de bien ; il en est déjà arrivé autant deux ou trois fois au sujet de ces ouvrages dans les mines, et vous auriez dit qu’à proportion que Monkbarns avertissait sir Arthur, celui-ci prenait plaisir à s’enfoncer de plus en plus.

— Que pensez-vous alors, dit Lovel, d’instruire de cette circonstance miss Wardour !

— Oh ! la pauvre enfant ! comment pourrait-elle empêcher son père de faire sa volonté ? Et d’ailleurs à quoi cela servirait-il ? Il y a un arrêt rendu dans le pays pour ces six cents livres sterling, et un procureur d’Édimbourg poursuit sir Arthur avec toutes les rigueurs de la loi, et lui met l’épée dans les reins pour le faire payer, de telle sorte que, s’il ne le peut pas, il faudra qu’il aille en prison ou qu’il fuie du pays. C’est un homme au désespoir et qui s’accroche à la dernière chance qu’il croit avoir d’échapper à une ruine totale. Ainsi, à quoi bon tourmenter la pauvre enfant d’un malheur qui est sans remède ? et d’ailleurs, pour vous dire la vérité, je ne me soucie pas de découvrir le secret de cet endroit. C’est une cachette assez commode, vous le voyez vous-même, et quoique je ne sois plus dans le cas d’en avoir besoin maintenant, et que j’espère, par la puissance de la grâce, ne jamais rien faire qui puisse me la rendre nécessaire, cependant on ne sait pas à quelle tentation on peut se trouver exposé ; et bref je ne pourrais supporter la pensée que quelque autre que moi connût ce lieu. On dit : Gardez une chose pendant sept ans, et vous trouverez moyen de vous en servir ; et il se pourrait faire que j’eusse besoin de la caverne, si ce n’est pour moi, peut-être pour quelque autre. »

Cet argument auquel le vieil Édie, malgré ses maximes divines et morales, semblait, peut-être par ancienne habitude, personnellement intéressé, ne pouvait être convenablement combattu par Lovel, dans un moment où il recueillait lui-même l’avantage d’un secret dont le vieillard semblait si jaloux.

La scène qui venait d’avoir lieu avait réellement rendu service à Lovel en distrayant son esprit du malheureux événement de la soirée, et en ranimant l’énergie que le premier sentiment de son malheur avait pour ainsi dire paralysée. Il réfléchit qu’une blessure pouvait être dangereuse sans qu’elle fût nécessairement mortelle ; que même à cet égard il était encore dans l’incertitude, ayant été entraîné hors du pré avant que le chirurgien eût exprimé son opinion sur l’état du capitaine Mac Intyre ; et en supposant que les choses en vinssent au pis, il se dit qu’il avait dans le monde des devoirs à remplir, qui, s’ils ne pouvaient lui rendre la paix de l’âme et le premier sentiment de son innocence, lui faisaient du moins une loi de supporter la vie et de la consacrer désormais activement à des actions inspirées par l’amour de l’humanité.

Telles étaient les pensées de Lovel, lorsque d’après le calcul d’Édie qui, par quelque procédé à lui, comme par exemple l’observation des corps célestes, savait se passer de montre et d’horloge, l’heure arriva de quitter leur asile secret, et de se rendre sur le rivage de la mer pour y attendre la barque que le lieutenant Taffril devait y envoyer d’après leur convention.

Ils se retirèrent par le même passage qui les avait conduits au siège secret de l’abbé, et quand ils sortirent de la grotte, les oiseaux qui commençaient à préluder et même à chanter, leur annoncèrent l’approche du jour. Ils s’en convainquirent tout-à-fait, lorsqu’en sortant du taillis ils purent découvrir l’horizon, et qu’ils le virent chargé de légers nuages dorés qui s’élevaient au dessus de la mer. Quand on a dit que le matin était favorable aux muses, c’était sans doute à cause de l’effet qu’il produit sur l’imagination et les facultés de l’homme. Même pour celui qui comme Lovel avait passé une nuit sans sommeil et pleine d’inquiétudes, la brise du crépuscule rafraîchit l’esprit et le corps, et leur rend la vivacité et la force. C’était donc avec un renouvellement de santé et de vigueur que Lovel, guidé par le fidèle mendiant, foulait aux pieds la rosée en traversant les dunes qui séparaient du rivage de la mer la solitude de Saint-Ruth, nom qu’on donnait aux bois qui environnent les ruines.

Le premier rayon du soleil levant, au moment où son disque éclatant commença à sortir du sein de l’Océan, vint tomber sur le petit brick qui était à l’ancre dans la baie. La chaloupe attendait déjà près du rivage, et Taffril lui-même, enveloppé de son manteau de marin, était assis à la poupe. Il sauta à terre lorsqu’il aperçut le mendiant et Lovel, et serrant cordialement la main à ce dernier, l’exhorta à ne pas se laisser abattre. La blessure de Mac Intyre, lui dit-il, était assez grave, mais nullement désespérée. Il avait eu l’attention de faire transporter le bagage de Lovel à bord de son brick, et il ajouta que si Lovel voulait rester sur le vaisseau, il ne doutait pas que la seule conséquence désagréable de cette affaire serait de se voir condamné à une courte croisière. Quant à lui, il était assez libre de son temps et de ses mouvemens, excepté l’obligation nécessaire de rester dans cette station.

« Nous parlerons de nos mouvemens ultérieurs, dit Lovel, quand je serai à votre bord. »

Puis se retournant vers Édie, il essaya de lui remettre de l’argent dans la main. « Je crois, dit Édie en le lui rendant, que les gens sont devenus fous, ou qu’ils ont fait le vœu de ruiner ma profession, comme on dit que trop d’eau noie le meunier. On m’a offert plus d’or depuis deux ou trois semaines que je n’en avais vu dans toute ma vie. Gardez votre argent, mon garçon, vous en aurez besoin, je vous le garantis, et moi je n’en ai que faire. Mes habits ne sont pas grand’chose, et je reçois tous les ans une robe bleue, neuve, avec autant de schellings que le roi (que Dieu protège) a d’années. Vous et moi servons le même maître, comme vous savez, capitaine Taffril. Me voilà donc pourvu de vêtemens ; et quant à la nourriture et à la boisson, je me la procure en la demandant dans mes tournées, ou quelquefois il m’arrive de m’en passer un jour ; car je me suis fait une loi de ne jamais me payer un repas moi-même. De sorte donc que tout l’argent dont j’ai besoin est pour acheter du tabac à priser, et parfois un verre d’eau-de-vie, par un jour froid, car je ne suis pas un grand buveur pour un mendiant. Reprenez donc votre or, et donnez-moi seulement un beau schelling bien brillant. »

Comme il n’y avait ni éloquence ni prières qui pussent l’emporter avec Édie sur ces fantaisies qu’il regardait comme attachées à l’honneur de sa profession vagabonde, et que sur ce sujet il était aussi inébranlable qu’un rocher, Lovel se vit obligé de reprendre l’argent qu’il lui destinait, et prenant amicalement congé du mendiant en lui serrant la main avec cordialité, il l’assura qu’il était sincèrement reconnaissant des services essentiels qu’il avait reçus de lui, et lui recommanda en même temps le secret sur les circonstances dont ils avaient été témoins pendant la nuit. « N’ayez pas peur, dit Édie, je ne raconte jamais aucune histoire de cette caverne, quoique j’y aie vu de drôles de choses dans ma vie. »

La chaloupe s’éloigna. Le vieillard resta à la regarder pendant qu’à l’aide des efforts vigoureux de six rameurs elle s’approchait rapidement du brick, et Lovel le vit agiter encore une fois son bonnet bleu en signe d’adieu avant de changer d’attitude, après quoi il se remit à marcher lentement le long des sables et à reprendre sa course journalière selon l’habitude de sa vie errante.


  1. Les clefs du roi, en termes de loi, sont les marteaux, les pinces et les leviers employés pour forcer les portes et les serrures en exécution des mandats du roi. a. m.
  2. On trouve un jargon pareil à celui de l’adepte allemand dans la Sorcellerie dévoilée, de Reginald Scot, troisième édition, in-folio, Londres, 1665. Le supplément a pour titre : Excellent Discours sur la nature et la substance des démons et des esprits, en deux livres. Le premier est de l’auteur cité (Reginald Scot) ; le second est annoncé dans cette troisième édition comme suite du premier et complément de l’ouvrage. Ce second livre, annoncé comme suite du premier, n’a pourtant aucune ressemblance avec lui ; car l’ouvrage de Reginald Scot est une compilation des idées absurdes et superstitieuses qu’on avait alors généralement sur les sorciers, et son prétendu complément est un traité sérieux sur les différentes manières de conjurer les esprits célestes.
  3. Tous les bons esprits aiment le Seigneur. a. m.