L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre IV

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 36-46).


CHAPITRE IV.

LE MENDIANT.


Le vieux rusé, franchissant la distance, vint humblement à moi avec nombre de bonjours et de bonsoirs, me disant : Mon bon monsieur, aurez-vous la courtoisie de loger un simple et pauvre homme comme moi ?
L’Homme à besace.


Nos deux amis traversèrent un petit verger dont les vieux pommiers bien chargés de fruits prouvaient, comme cela arrive souvent dans le voisinage des monastères, que la vie des moines ne s’était pas toujours passée dans l’indolence, mais qu’ils s’étaient souvent adonnés à l’agriculture et au jardinage. M. Oldbuck ne manqua pas de faire remarquer à Lovel que les planteurs d’alors possédaient le secret actuel d’empêcher les racines des arbres fruitiers de pénétrer le terrain, et de les contraindre à s’étendre dans une direction latérale, au moyen de pavés qu’ils plaçaient au dessous des arbres en les plantant de manière à les interposer entre leurs fibres et la profondeur du sol. « Ce vieux arbre, dit-il, qui fut abattu l’été dernier, et qui, bien qu’à moitié penché vers la terre, est encore couvert de fruits, avait été muni d’une barrière semblable entre ses racines et le terroir ingrat. Il y a sur cet autre arbre une anecdote, son fruit est appelé pommes de l’abbé ; la femme d’un baron voisin en était si friande qu’elle venait souvent faire visite à Monkbarns pour avoir le plaisir de le cueillir sur l’arbre. Le mari, homme jaloux, soupçonna peut-être qu’un goût si semblable à celui de notre mère Ève pronostiquait une chute semblable. Comme il s’agit de l’honneur d’une noble famille, je n’en dirai pas davantage sur ce sujet. Seulement les domaines de Lochard et de Cringlecut paient encore annuellement une amende de six sacs d’orge[1], pour effacer le crime de leur téméraire possesseur qui, dans ses soupçons mondains, osa violer la retraite où l’abbé recevait sa pénitente. Admirez ce petit beffroi qui s’élève au dessus de ce portique tapissé de lierre. Il y eut là un hospitium, hospitale ou hospitamentum (car ce mot se trouve de toutes ces manières dans les écrits et vieux actes), où les moines recevaient les pèlerins. Je sais que notre ministre a dit, dans sa relation statistique, que l’hospitium est sur les terres de Haltweary ou sur celles de Half-Starvet ; mais il est inexact, M. Lovel. Voilà la porte encore appelée porte du Pèlerin, et mon jardinier, en creusant le terrain pour du céleri d’hiver, a trouvé plusieurs pierres de taille, dont j’ai envoyé des échantillons à mes savans amis, et aux différentes sociétés d’antiquaires dont je suis membre indigne. Mais je n’en dirai pas davantage à présent ; il faut réserver quelque chose pour une autre visite, et nous avons maintenant devant nous un objet digne de toute notre curiosité. »

En parlant ainsi il marchait en avant d’un pas rapide, et ayant traversé deux ou trois riches pâturages, il arriva à une bruyère découverte, appartenant à la commune, et de là sur le haut d’une petite éminence. « Voici, dit-il, monsieur Lovel, un lieu vraiment remarquable.

— La vue en est superbe, dit son compagnon en regardant autour de lui.

— Il est vrai, mais ce n’est pas pour la vue que je vous ai amené ici ; ne voyez-vous rien autre, rien de remarquable, n’apercevez-vous rien sur la surface du terrain ?

— Mais pardonnez-moi, je vois quelque chose qui ressemble à un fossé confusément tracé.

— Confusément ! excusez-moi, monsieur, mais la confusion est toute dans vos facultés visuelles ; rien ne peut être plus clairement indiqué. C’est bien l’agger ou vallum véritable avec son fossé, fossa, correspondant… Confusément, dites-vous ? que le ciel vous assiste ! Comment ! mais ma nièce, cette jeune fille aussi étourdie qu’aucun oison de son sexe, a vu tout d’un coup les traces du fossé. Confusément ! parbleu le poste important d’Ardoch ou celui de Burnswark dans l’Annandale, se voient plus distinctement, sans doute, parce que ce sont des forts stationnaires, tandis que celui-ci ne fut qu’un campement momentané. Confusément ! mais réfléchissez donc que des rustres, des manans, des idiots ont labouré ce terrain, et, comme des animaux et des ignorans sauvages qu’ils sont, ils ont effacé deux côtés du carré, et fort endommagé le troisième ; mais vous voyez vous-même que le quatrième est tout entier. »

Lovel essaya d’excuser et d’expliquer sa phrase malencontreuse, en insistant sur son inexpérience. Mais il n’y réussit pas entièrement d’abord. Sa première exclamation était partie trop franchement, et d’une manière trop naturelle pour ne pas alarmer l’Antiquaire, qui eut de la peine à revenir du choc qu’il en avait éprouvé.

« Mon cher monsieur, continua le vieillard, vos yeux ne manquent pas d’expérience, et je présume que vous distinguez un fossé d’un terrain uni. Confusément ! comment ! mais les gens du peuple, le moindre petit garçon qui peut faire paître une vache, l’appelle le Kaim de Kinprunes[2], et si cela ne signifie pas un ancien camp, je ne m’y connais pas. »

Lovel ayant encore acquiescé, et étant enfin parvenu à apaiser la vanité irritée et soupçonneuse de l’Antiquaire, celui-ci continua son office de cicérone. « Il faut que vous sachiez, dit-il, que nos antiquaires écossais ont été extrêmement partagés relativement à la situation locale de la dernière bataille entre Agricola et les Calédoniens. Quelques uns soutiennent que ce fut à Ardoch, dans le Strathallan, d’autres à Innerpeffrey ; il y en a qui veulent que ce soit à Raedykes, dans le Mearns, tandis que les autres placent le théâtre de cette action aussi avant dans le nord que Blair en Athole. Or, après toutes ces discussions, continua le vieux gentilhomme avec un de ces regards les plus expressifs d’une satisfaction secrète, que diriez-vous, monsieur Lovel, s’il se trouvait que la scène mémorable de cette action se fût passée dans le lieu même appelé le Kaim de Kinprunes, dans la propriété de l’humble individu qui vous parle maintenant ? » Puis, après s’être arrêté un moment comme pour laisser à son compagnon le temps de revenir de l’étonnement où devait le jeter une nouvelle si importante, il reprit sa dissertation d’un ton plus élevé : « Oui, mon bon ami, je serais bien trompé si cet endroit ne répondait pas à toutes les marques qui indiquent le lieu célèbre de ce combat. Ce fut auprès des monts Grampians ; vous les voyez là, élevant leurs sommets dans les nues, et leur disputant les bornes de l’horizon. Ce fut in conspectu classis, en vue de la flotte romaine ; aucun amiral romain ou breton pouvait-il désirer une baie plus propice que celle que vous voyez à main droite ? Il est étonnant combien nous autres antiquaires sommes quelquefois aveugles ; sir Robert Sibbald, Saunders Gordon, le général Roy, le docteur Stukely, n’en ont pas eu l’idée. Je ne me souciais pas de dire un mot que je ne me fusse assuré du terrain, car il appartenait au vieux Johnie Howie, un laird paysan[3] tout près d’ici, et nous eûmes ensemble plus d’une conférence avant de pouvoir nous entendre. À la fin, j’en suis presque honteux, je me décidai à lui donner le même nombre d’acres de mes bons champs de blé pour ce terrain stérile. Mais aussi c’était un intérêt national, et quand le théâtre d’un événement si célèbre m’appartint, je me crus bien dédommagé. Quel est celui dont le patriotisme ne s’échaufferait pas, comme le dit le vieux Johnson, sur la plaine de Marathon ? J’ai commencé à faire fouiller le terrain pour voir ce qu’on pourrait y découvrir, et le troisième jour, monsieur, nous trouvâmes une pierre que j’ai fait transporter à Monkbarns, afin d’en faire mouler la sculpture avec du plâtre de Paris. Elle représente un vase des sacrifices, avec les lettres A. D. L. L., qu’il n’est pas très difficile d’expliquer ainsi : Agricola dicavit libens, hubens[4].

— Certainement, monsieur, puisque les antiquaires hollandais réclament pour Caligula l’invention des phares, sur la seule autorité des lettres C. C. P. F. qu’ils interprètent par Caius Caligula pharum fecit[5].

— C’est vrai, et cette interprétation a toujours été conservée comme très juste. Je vois que je ferai quelque chose de vous, même avant que vous portiez des lunettes, quoique vous ayez trouvé les traces de ce superbe camp confuses, à la première vue.

« Avec le temps, monsieur, et au moyen de bonnes instructions… vous deviendrez plus habile… Je n’en doute pas… À votre première visite à Monkbarns, il vous faudra lire mon petit Essai sur la Castramétation, avec quelques remarques particulières sur les vestiges des anciennes fortifications dernièrement découvertes par l’auteur dans le Kaim de Kinprunes. Je crois avoir montré le secret infaillible de reconnaître ce qui appartient à l’antiquité. Je prélude par quelques règles générales qui ont trait à ce point, savoir, sur la nature des témoignages qu’on doit accueillir en pareil cas. En attendant, veuillez remarquer par exemple que j’aurais pu m’appuyer du fameux vers de Claudien,

« Ille Caledoniis posuit qui castra pruinis[6]. »


Car pruinis, quoique interprété par gelées blanches, auxquelles j’avoue que nous sommes assez sujets sur cette côte nord-est, pourrait aussi signifier une localité, comme prunes ; le Castra pruinis posita serait donc le Kaim de Kinprunes. Mais je mets ceci de côté, car je sens que les épilogueurs pourraient s’en appuyer pour renvoyer mon castra au temps de Théodose, que Valentinien n’expédia en Bretagne que dans l’année 367 ou environ. Non, mon bon ami, j’en appelle aux yeux des gens : ne voilà-t-il pas la porte Décumane, et ici, si ce n’était à cause des ravages de cette horrible charrue, comme l’appelle un savant ami, ne trouverions-nous pas la porte Prétorienne à main gauche ? Vous pouvez voir quelques légers vestiges de la porta Sinistra, et à droite un côté de la porta Dextra presque tout entier. Plaçons-nous donc ici sur ce tumulus, qui montre les fondemens de bâtimens ruinés, le point central, le prœtorium sans doute du camp. De ce lieu, qui ne se distingue presque plus du reste des fortifications que par une légère éminence et l’herbe plus verte qui le couvre, nous pouvons supposer qu’Agricola contemplait l’immense armée des Calédoniens, occupant le penchant de la colline opposée ; l’infanterie s’élevant rang sur rang, et la forme du terrain la déployant dans tout son avantage ; la cavalerie et les covinarii, par lesquels j’entends ceux qui montaient les chariots, autre sorte de gens que vos élégans de Bond-street[7], qui conduisent quatre chevaux parcourant là-bas les espaces plus unis.

« Voyez, Lovel, voyez descendre des montagnes
Cette armée inondant nos superbes campagnes !
Voyez des cavaliers l’éclat, à l’horizon,
Éclipser devant nous l’écaille du dragon !
Le bruit des rangs s’accroît : c’est le bruit du tonnerre,
Qui commence de loin et menace la terre.
Regardez, contemplez ces Romains belliqueux.
Et voyez Rome enfin disparaître avec eux ! »

« Oui, mon cher ami, d’après cette stance[8] il est probable, que dis-je ! il est certain que Julius Agricola contempla ce que notre Beaumont a si admirablement décrit du haut de ce même prætorium. »

Une voix qui se fit entendre derrière vint interrompre cette description faite d’enthousiasme. « Prétorien par-ci ! prétorion par-là ! je me souviens bien quand il fut bâti. »

Tous deux se retournèrent ; Lovel seulement avec étonnement, et Oldbuck avec surprise et indignation de se voir interrompu d’une manière si peu civile. Un témoin qu’ils n’avaient ni vu ni entendu s’était glissé près d’eux au beau milieu des déclamations énergiques de l’Antiquaire et de l’attention polie qu’y prêtait Lovel. Son extérieur était celui d’un mendiant. Un chapeau rabattu d’une large dimension, une longue barbe blanche qui se mêlait à ses cheveux gris, un visage vieilli par les années, mais remarquable par son expression, et que le hâle continu auquel il était exposé avait coloré d’un brun rouge foncé, une longue robe bleue avec une plaque d’étain sur le bras droit ; deux ou trois sacs ou besaces pour contenir les différentes espèces de farine quand il recevait l’aumône en nature de ceux qui n’étaient guère plus riches que lui : toutes ces marques indiquaient à la fois un mendiant de profession, et l’un de ceux qui appartenaient à cette classe privilégiée appelée en Écosse les Bedesmen du roi, ou vulgairement les robes bleues[9].

« Que disiez-vous, Édie ? demanda Oldbuck, espérant peut-être que ses oreilles l’avaient trompé : de quoi parliez-vous ?

— De ces débris de maçonnerie, Votre Honneur, répondit l’imperturbable Édie ; je me souviens à quelle occasion on avait bâti là.

— Comment diable ! vieux fou, ils étaient là avant que vous fussiez né, et y seront encore bien long-temps après que vous aurez été pendu.

— Pendu ou noyé, ici ou là-bas, mort ou vivant, cela n’empêche pas que je me souvienne de l’origine de ces débris.

— Vous… vous… vous !… dit l’Antiquaire balbutiant de confusion et de rage ; vous, vieux vagabond, que diable en pouvez-vous savoir ?

— Oh ! tout ce que j’en sais, Monkbarns ! et que m’en reviendrait-il de vous dire un mensonge ? Tout ce que j’en sais, c’est qu’il y a environ vingt ans, moi et d’autres bons garçons comme moi, avec les maçons qui ont construit le fossé qui s’étend là-bas le long de l’avenue, et deux ou trois pâtres peut-être, nous nous mîmes à l’ouvrage et bâtîmes ici une enceinte dont vous voyez là les ruines et que vous appelez… le… prœtorium. Et tout cela afin de pouvoir y danser à la noce du vieux Aiken Drum, et nous y dansâmes joyeusement, je dis, quoique le temps fût pluvieux. En témoignage de cela, Monkbarns, si vous faites fouiller les décombres, comme vous semblez avoir commencé à le faire, vous trouverez, si vous ne l’avez déjà trouvée, une pierre sur laquelle un des garçons maçons, pour jouer un tour au marié, avait entaillé une cuiller à pot, sur laquelle il avait gravé ces quatre lettres A. D. L. L., c’est-à-dire, Aiken Drum’s Lang Ladle[10] car Aiken était un des grands mangeurs de choux du comté de Fife. »

Ceci, pensa Lovel, est un excellent pendant à l’histoire de Keip on tins side[11]. Il se hasarda alors à jeter un regard sur notre Antiquaire, mais l’en détourna bientôt par pure compassion ; car, ami lecteur, si vous avez jamais vu le visage d’une fille de seize ans dont le roman d’amour vient d’être terminé par une découverte prématurée, ou un enfant de dix, dont le château de cartes a été détruit par un malicieux camarade, je puis vous assurer que Jonathan Oldbuck de Monkbarns n’avait l’air ni moins confus ni moins mécontent.

« Il y a quelque méprise là-dessous, dit-il en tournant brusquement le dos au mendiant.

— Du diable si c’est de mon côté, répondit l’obstiné pauvre ; je ne fais pas de ces sortes de méprises, elles ne me réussiraient pas. Vous avez là, Monkbarns, avec Votre Honneur un jeune gentilhomme qui dédaigne peut-être un vieux rustre comme moi, cependant je gage que je pourrais lui dire où il était hier à la brune, si ce n’est qu’il serait peut-être fâché d’en entendre parler en compagnie. »

Tout le sang de Lovel se porta vers ses joues avec la chaleur et la vivacité de vingt-deux ans.

« N’écoutez pas ce vieux drôle, dit M. Oldbuck, et ne supposez pas que j’aie moins bonne opinion de vous à cause de votre profession. Il n’y a qu’un fat ou un sot à préjugés qui pût penser autrement. Vous vous rappelez ce que dit le vieux Cicéron dans sa harangue pro Archia poeta, au sujet de quelqu’un de votre profession : Quis nostrum tam animo agresti ac diiro fuit ut… ut… J’en ai oublié le latin, mais le sens est : Qui de nous serait assez grossier, assez barbare, pour ne pas être touché de la mort du grand Roscius, à laquelle, malgré son âge avancé, nous étions si loin de nous attendre, que nous espérions plutôt qu’un homme si parfait, si supérieur dans son art, aurait été exempt du sort qui soumet tous les autres à la mort. C’est ainsi que le prince des orateurs parle du théâtre et de ceux qui en font leur profession. »

Les paroles du vieux savant frappèrent les oreilles de Lovel sans apporter à son esprit aucune idée précise, car il était profondément occupé à rêver par quels moyens le vieux mendiant, qui continuait à le regarder avec un air d’intelligence et de malice qui lui était insupportable, avait réussi à se trouver ainsi mêlé à la connaissance de ses affaires. Il mit la main dans sa poche, comme la manière la plus prompte de lui faire comprendre qu’il désirait le secret et de s’assurer de sa discrétion, et, tout en lui donnant une aumône qui était plus proportionnée à ses craintes qu’à sa charité, il le regarda avec une expression significative, que le mendiant, physionomiste de profession, sembla parfaitement entendre. « Ne vous inquiétez pas de moi, monsieur, je ne suis pas un rapporteur d’histoires ; mais il y a d’autres yeux que les miens dans le monde, » répondit-il en mettant en poche l’offrande libérale de Lovel, et cela d’un ton à être entendu de lui seul et avec une expression qui suppléait à tout ce qu’il n’ajoutait pas. Puis, se tournant vers Oldbuck, « Me voilà parti pour le presbytère, et si Votre Honneur a quelque chose à y faire dire, ou bien à sir Arthur, je reviendrai avant le soir par le château de Knockwinnock. »

Oldbuck tressaillit comme s’il sortait d’un rêve, et d’un ton bref, qui indiquait son dépit et le désir de le cacher, il dit en jetant son tribut dans le chapeau gras et luisant d’Édie : « Allez-vous-en à Monkbarns, demandez-y à dîner ; ou bien attendez, si vous allez au presbytère ou à Knockwinnock, il est inutile de raconter toute cette sotte histoire.

— Qui, moi ? dit le mendiant ; que Dieu bénisse Votre Honneur, personne n’en entendra jamais un mot de ma bouche, pas plus que si ces ruines étaient là depuis le déluge. Mais, bon Dieu ! on m’assure que Votre Honneur a donné acre pour acre à Johnie Howie de ses bonnes terres contre cette mauvaise bruyère. Or, s’il vous a jamais abusé au sujet des ruines au point de vous faire accroire que c’étaient celles d’un ancien ouvrage de l’art, mon opinion est que le marché n’est pas bon, et serait annulé si vous pouviez jamais vous décider à le faire juger par la loi, en disant qu’on vous a trompé.

— Le diable emporte le drôle ! murmura entre ses dents l’Antiquaire irrité ; je ferai connaître à ton dos le fouet du bourreau ! » Puis il ajouta plus haut : « Ne vous inquiétez pas de cela, Édie, ce n’est qu’une méprise.

— Ma foi, c’est ce que je pense, ajouta son persécuteur, qui semblait prendre plaisir à irriter ses blessures ; c’est ce que j’ai toujours pensé, car il n’y a pas encore long-temps que je disais à la vieille Luckie Gemmels[12] : Croyez-vous, Luckie, que Son Honneur Monkbarns aurait fait la sottise d’aller donner de bonnes terres, qui valent bien 50 schellings l’acre, pour une lande stérile qui ne vaut pas une livre d’Écosse. Non, non, ajoutais-je, soyez sûre que le laird a été trompé par ce vieux démon de Johnie Howie. — Mais que Dieu nous aide ! comment cela peut-il se faire, répliqua-t-elle, puisque le laird est si savant dans les livres qu’il n’y a pas son pareil de ce côté de pays ? et Johnie Howie a tout juste assez de sens pour appeler ses vaches hors de l’étable. — C’est bon, c’est bon, répondis-je ; mais vous entendrez dire qu’il l’a circonvenu avec quelques unes de ses vieilles histoires de l’autre monde, car vous vous rappelez bien, laird, le sujet de cette bodle[13] que vous prîtes pour une vieille monnaie.

— Va-t’en au diable ! » s’écria Oldbuck ; et puis d’un ton plus doux, il ajouta : « Allons, dépêchez-vous d’aller à Monkbarns, et à mon retour je vous enverrai une bouteille d’ale à la cuisine.

— Que le ciel récompense Votre Honneur ! » Ces mots furent prononcés avec l’accent traînant d’un mendiant ; et, tenant son bâton ferré devant lui, il commença à marcher dans la direction de Monkbarns. « Mais à propos, dit-il en se retournant, Votre Honneur s’est-il jamais fait rendre l’argent qu’il avait donné au colporteur pour cette bodle ?

— Que le ciel te maudisse ! va-t’en à tes affaires.

— Allons, allons, monsieur, que Dieu bénisse Votre Honneur ; mais j’espère que vous ferez danser Johnie Howie et que je vivrai pour en être témoin. » Ainsi disant, le vieux mendiant partit enfin, et soulagea M. Oldbuck de souvenirs qui ne lui étaient rien moins qu’agréables.

« Quel est ce vieillard familier ? dit Lovel lorsque le mendiant se fut éloigné.

— Oh ! un des fléaux du pays. J’ai toujours été contraire aux taxes pour les pauvres et aux maisons de travail ; mais je crois que je finirai par voter en leur faveur, pour y faire renfermer ce vieux drôle. Vraiment, un pareil hôte vous connaît bientôt autant que son écuelle, et devient avec vous aussi familier que ces animaux domestiques et amis de l’homme qui s’attachent ordinairement à ceux de sa profession. Qui est-il, me demandez-vous ? Ma foi, il a fait tous les métiers ; il a été soldat, chanteur de ballades, chaudronnier ambulant, et le voilà aujourd’hui mendiant. Il est gâté par tous nos imbéciles de gentilshommes qui rient de ses saillies et répètent les bons mots d’Édie aussi exactement que ceux de Joe Miller[14].

— En effet, la liberté dont il semble user dans ses propos peut donner du piquant à son esprit.

— Oh ! oui, ce n’est pas la liberté qui lui manque. Il invente ordinairement quelque maudit mensonge assez improbable pour tourmenter les gens, comme cette sottise qu’il vous débitait tout à l’heure. Ce n’est pas, qu’avant de publier mon Essai je ne veuille pourtant examiner la chose à fond.

— En Angleterre, dit Lovel, un tel mendiant serait bientôt remis à la raison.

— Oui, vos bedeaux et vos officiers de police auraient peu d’égard pour sa belle humeur ; mais ici ce maudit homme est une espèce de peste privilégiée, un des derniers échantillons de l’ancien mendiant écossais, qui avait l’habitude de faire sa tournée dans un espace particulier, et qui était le porteur de nouvelles, le ménestrel et quelquefois l’historien du district. Ce vieux coquin, par exemple, sait plus de vieilles chansons et de traditions qu’aucun autre individu de cette paroisse et des quatre paroisses voisines ; et après tout, continua-t-il, s’adoucissant à mesure qu’il faisait la description des dons naturels d’Édie, le drôle ne manque pas d’esprit et de bonne humeur. Il a supporté son triste sort avec une gaieté inaltérable, et il serait cruel de lui refuser la consolation de rire aux dépens de ceux qui sont plus heureux. Le plaisir de m’avoir persiflé[15] vaut pour lui celui de boire et manger pendant un jour ou deux. Mais il faut que je m’en retourne pour avoir l’œil sur lui, sinon il répandrait sa maudite histoire dans la moitié du pays. »

Ainsi disant, nos héros se séparèrent ; M. Oldbuck pour retourner à son hospitium à Monkbarns, et Lovel pour continuer sa route vers Fairport, où il arriva sans autre aventure.


  1. Boll, dit le texte ; mesure de quatre boisseaux ; le boisseau contient quatre pecks, et le peck quatre picotins. a. m.
  2. Kaim, corruption du mot camp. Tout à l’heure Oldbuck donnera lui-même l’explication de Kinprunes. a. m.
  3. Bonnet-laird, dit le texte, pour signifier un petit propriétaire ayant l’habit et les habitudes du fermier. a. m.
  4. Agricola dédia de plein gré, etc. a. m.
  5. Caïus Caligula a inventé le phare. a. m.
  6. Celui qui vint camper dans les frimas de la Calédonie. a. m.
  7. Une des belles rues de Londres, où se trouve également le bureau de police. a. m.
  8. Extraite d’une tragédie anglaise de Beaumont, auteur contemporain de Shakespeare. a. m.
  9. Blue-gowns que nous avons vu dans la préface. Le mot de blouse conviendrait peut-être mieux que robe. a. m.
  10. La grande cuillère d’Aiken-Drum. Aiken-Drum est le héros d’une chanson écossaise. a. m.
  11. Allusion, que l’auteur n’explique pas, à une interprétation du même genre. Keip est ici pour keep, et keep on this side veut dire garde ce côté. a. m.
  12. Gemmels est le nom d’un mendiant écossais. a. m.
  13. A bodle, dit le texte ; c’était une très petite monnaie d’Écosse qui valait environ un centime. a. m.
  14. Auteur d’un recueil de facéties populaires écossaises. a. m.
  15. Quizzed, dit le texte ; expression ordinaire des gens du bon ton. a. m.