L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre III

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 25-36).


CHAPITRE III.

VISITE À L’ANTIQUAIRE.


Il possédait une quantité de choses antiques et vraiment singulières : des casques d’acier rouillés, et des cottes de mailles contenant assez de fer pour approvisionner de clous pendant une année les trois Lothians ; et des casseroles avec des salières de bois plus anciennes que le déluge.
Burns.


Après s’être établi dans son nouveau domicile à Fairport, M. Lovel songea à se rendre à l’invitation de son compagnon de route. Il ne le fit pas plus tôt, parce que, à travers toute l’affabilité et le savoir-vivre du vieux gentilhomme, il avait remarqué dans ses manières et son langage avec lui, un air de supériorité que la différence d’âge ne lui semblait pas justifier entièrement. Il attendit donc que son bagage fût arrivé d’Édimbourg, afin de pouvoir s’habiller à la mode du jour, et que son extérieur répondît au rang qu’il tenait, ou auquel il croyait avoir droit dans la société.

Ce fut le cinquième jour après son arrivée que, s’étant fait donner les renseignemens nécessaires sur la route qu’il devait prendre, il partit pour aller saluer le propriétaire de Monkbarns. Un sentier qui traversait une colline couverte de bruyères et deux ou trois prairies le conduisit à son habitation, située sur le revers opposé de cette colline, et dominant une belle vue de la baie et des vaisseaux qu’elle contenait, séparée de la ville par la même élévation du terrain, qui la protégeait aussi contre les vents du nord. Cette maison avait un air de solitude et d’isolement ; l’extérieur avait fort peu d’apparence : c’était un bâtiment irrégulier, d’un goût ancien, dont quelques parties avaient appartenu à une grange ou à une ferme écartée, occupée par le bailli ou par l’économe du monastère, quand cet endroit se trouvait en la possession des moines. C’était là que la communauté conservait le grain qu’elle recevait de ses vassaux comme une redevance territoriale ; car, avec la prudence qui distinguait leur ordre, tous les revenus du couvent étaient payés en nature, et de là vint, comme le propriétaire se plaisait à le dire, le nom de Monkbarns[1]. Les habitans laïques qui succédèrent avaient fait plusieurs additions à ce qui restait de la maison du bailli, en raison des besoins de leurs familles ; et comme ces travaux avaient été exécutés avec un mépris égal pour les commodités intérieures et la régularité des dehors de l’architecture, l’ensemble ressemblait assez à un hameau qui s’était soudainement arrêté au milieu d’une danse champêtre conduite par la musique d’Orphée ou d’Amphion. Le bâtiment était entouré de hautes haies taillées d’ifs et de houx, et dont quelques unes offraient encore un échantillon de l’habileté de l’artiste topiarien[2], et représentaient des fauteuils bizarres, des tours et des figures de saint George avec le dragon. Le goût de M. Oldbuck n’avait pas troublé ces monumens d’un art maintenant inconnu, et il avait été d’autant moins tenté de le faire, que le vieux jardinier en serait certainement mort de chagrin. Un if, haut et touffu, était cependant respecté par la serpette, et ce fut sur un siège de jardin, au dessus duquel il étendait son ombrage, que Lovel trouva son vieil ami, qui, les lunettes sur le nez et sa tabatière à son côté, était attentivement occupé à lire la Chronique de Londres, agréablement caressé par la brise d’été qui agitait le feuillage, et par le murmure éloigné des vagues qui venaient se briser sur le sable.

M. Oldbuck se leva à l’instant et s’avança pour saluer sa connaissance de voyage par un cordial serrement de main : « Ma foi, dit-il, je commençais à croire que vous aviez changé d’avis, et que, trouvant ces lourds et stupides habitans de Fairport indignes de vous apprécier, vous aviez pris congé d’eux à la française[3], comme le fit mon vieil ami et confrère en antiquités, Mac Cribb, lorsqu’il partit emportant une de mes médailles syriennes.

— J’espère au moins, mon cher monsieur, que je ne me serais pas attiré un semblable reproche.

— Un bien plus grave, croyez-moi, si vous vous fussiez enfui sans me procurer le plaisir de vous revoir : j’aurais préféré que vous eussiez pris mon Othon de cuivre lui-même. Mais venez, que je vous conduise à mon sanctum sanctorum, à ma cellule ; je puis l’appeler ainsi, car, excepté deux impertinentes femelles (par cette phrase de mépris, empruntée à son confrère antiquaire, le cynique Antony Wood[4], M. Oldbuck avait coutume de désigner le beau sexe en général, et sa sœur et sa nièce en particulier) ; excepté, dis-je, deux impertinentes femelles qui, sous quelque prétexte oiseux de parenté, se sont établies chez moi, je vis ici autant en cénobite que mon prédécesseur John de Girnell, dont je vous montrerai tout à l’heure la tombe. »

En parlant ainsi, le vieux gentilhomme marchait le premier vers une porte basse ; mais avant d’y entrer, il s’arrêta tout-à-coup pour faire remarquer quelques vestiges de ce qu’il appelait une inscription, et secouant la tête en déclarant qu’elle était presque illisible, « Ah ! monsieur Lovel, si vous saviez le temps et la peine que les traces effacées de ces caractères m’ont coûtés ! les douleurs de l’enfantement ne sont rien en comparaison, et tout cela sans fruit… quoique je sois presque certain que ces deux dernières marques de signent les figures ou les lettres L V, ce qui peut nous aider assez bien à trouver la date réelle de ce bâtiment, puisque nous savons, aliunde, qu’il fut fondé par l’abbé Waldimir vers le milieu du quatorzième siècle, et je ne doute pas que des yeux meilleurs que les miens ne pussent reconnaître l’ornement qui est au centre.

— Je crois, dit Lovel voulant se prêter à la manie du vieux savant, je crois que cela ressemble un peu à une mitre.

— Sur ma foi, vous avez raison ! cela ne m’avait jamais frappé ! voyez ce que c’est que d’avoir de jeunes yeux ! Oui, en vérité, c’est une mitre ; cela y répond sous tous les rapports. »

La ressemblance n’était pas beaucoup plus forte que celle du nuage de Polonius à une baleine ou à un merle ; mais elle était suffisante pour faire travailler la tête de l’Antiquaire. « Une mitre, mon cher monsieur, poursuivit-il en conduisant le jeune homme à travers un labyrinthe de passages sombres et incommodes, tandis qu’il accompagnait sa dissertation de certains avertissemens très prudens et très nécessaires. Une mitre, mon cher monsieur, convient à notre abbé aussi bien qu’à un évêque. C’était un abbé mitre, et tout-à-fait en tête du rôle… Prenez garde à ces trois pas… Je sais que Mac Cribb conteste ce fait, mais il est aussi certain que celui de m’avoir pris mon Antigonus sans permission. Vous pouvez voir le nom de l’abbé de Trotcosey, Abbas Trottocosiensis, en tête des rôles du parlement dans les quatorzième et quinzième siècles… Il fait un peu sombre ici, et ces maudites femelles laissent toujours leurs baquets dans le passage. Maintenant, prenez garde au coin, descendez douze marches, et vous y êtes. »

M. Oldbuck avait alors atteint le haut de l’escalier tournant qui conduisait à son appartement. Ouvrant une porte, et poussant de côté un pan de tapisserie qui la couvrait, sa première exclamation fut : « Que faites-vous ici, vous autres ? » Une servante assez sale et nu-pieds, effrayée de se voir prise sur le fait abominable de ranger le sanctum sanctorum, jeta son torchon et s’enfuit loin des yeux de son maître irrité. Une jeune personne d’une figure agréable, qui surveillait l’opération, soutint le choc, mais avec quelque timidité :

« En vérité, mon oncle, votre chambre n’était pas en état d’être vue, et j’y étais entrée seulement pour avoir l’œil à ce que Jenny remît bien tout à sa place.

— Et comment osez-vous, ainsi que Jenny, prendre la liberté de vous mêler de mes affaires ? (M. Oldbuck avait autant d’aversion pour le mot ranger que le docteur Orkborne ou tout autre savant de profession.) Allez à votre broderie, vous, petite sotte, et que je ne vous retrouve plus ici, si vous tenez à vos oreilles. Je vous assure, monsieur Lovel, que les dernières incursions de ces prétendues amies de la propreté ont été aussi fatales à ma collection que la visite d’Hudibras[5] à celle de Sidrophel ; et je pourrais dire aussi que depuis il m’a manqué

« Mes tablettes de cuivre et mon cadran lunaire,
Mes triples almanachs, et mes dés de Napier,
Mes calculs, et du ciel encor plus d’une pierre
Dont la chute a permis d’orner mon atelier ;
Enfin il m’a manqué la puce et la punaise
Que j’acquis à grands frais pour les voir à mon aise. »
Et ainsi de suite, comme poursuit le vieux Butler. »

La jeune personne, après avoir fait une révérence à Lovel, avait saisi le moment de s’échapper pendant cette énumération des pertes de son oncle. « Vous allez être suffoqué par la quantité de poussière qu’elles ont élevée ici, continua l’Antiquaire ; mais je vous assure que cette poussière, il y a une heure encore, était fort ancienne, fort paisible, fort pacifique, et serait demeurée telle pendant cent ans, si ces petites sorcières ne s’étaient avisées de la troubler, comme elles troublent tout ce qui existe au monde. »

Il se passa en effet quelque temps avant que Lovel pût distinguer, à travers l’épaisseur de l’atmosphère, dans quelle sorte de tanière son vieil ami avait choisi sa retraite. C’était une pièce fort élevée, mais d’une grandeur ordinaire, qui recevait un jour sombre par de hautes et étroites fenêtres grillées. L’un des bouts était entièrement occupé par des tablettes dont l’espace était beaucoup trop limité pour le nombre de volumes qui les couvraient, et dont on avait par conséquent fait deux ou trois rangées, tandis qu’une grande quantité d’autres livres embarrassaient le plancher et les tables, au milieu d’un chaos de cartes géographiques, de gravures, de morceaux de parchemin, de paquets de papiers, et de pièces de vieilles armures, d’épées, de poignards, de casques et de boucliers écossais. Derrière le siège de M. Oldbuck, antique fauteuil de cuir que l’usage avait rendu luisant, était une immense armoire de chêne, ornée à chaque coin de chérubins hollandais avec leurs petites ailes de canard déployées, au milieu desquelles ils montraient leurs grosses têtes grotesques. Le haut de cette armoire était couvert de bustes, de lampes et de patères romaines, mêlés d’une ou deux figures de bronze. Les murs de l’appartement étaient en partie tendus d’une vieille et sombre tapisserie représentant l’histoire mémorable des noces de sir Gawaine, et sur laquelle ou avait rendu toute justice à la laideur de la dame repoussante ou lady Lothely, quoique les traits sous lesquels le gentil chevalier était représenté lui-même lui donnassent peu de droit à se sentir révolté contre cette union à cause de l’inégalité des avantages extérieurs. Le reste de la chambre était couvert d’une sombre boiserie de chêne sur laquelle étaient pendus deux ou trois portraits des personnages favoris de M. Oldbuck, appartenant à l’histoire d’Écosse, et d’un nombre égal de majestueux représentans de sa famille, en perruques nouées et en habits brodés. Une grande et antique table de chêne était couverte d’une profusion de papiers, de parchemins, de livres et de babioles, de colifichets et de brimborions impossibles à décrire et qui n’avaient de prix que celui que leur donnait la rouille qui en attestait l’antiquité. Parmi tous ces débris de bouquins et d’ustensiles, et avec une gravité égale à celle de Marius au milieu des ruines de Carthage, était assis un gros chat noir, qui, pour des gens superstitieux, aurait pu représenter le genius loci, ou démon tutélaire de l’appartement. Le plancher, aussi bien que la table et les chaises, était obstrué par le même mare magnum, amas de friperie de tout genre dans laquelle il eût été aussi difficile de trouver l’objet qu’on y aurait cherché que de s’en servir après l’y avoir découvert.

Au milieu de cette confusion, il n’était pas facile de s’approcher d’une chaise sans tomber sur un in-folio, ou sans s’exposer plus fâcheusement encore à renverser quelque échantillon de la poterie des Romains ou des anciens Bretons. Et quand on avait atteint cette chaise, il fallait encore la débarrasser avec soin de gravures qui auraient pu recevoir quelque dommage, ou d’antiques éperons et boucles qui certainement en eussent causé à celui qui s’y serait assis sans précaution. L’Antiquaire eut un soin particulier de prévenir Lovel à ce sujet, ajoutant que le révérend docteur Heavy-Stern[6] des Pays-Bas avait été grièvement blessé pour s’être soudainement et imprudemment assis sur trois anciennes chausses-trappes qui avaient depuis peu été trouvées dans un marais près de Bannock-burn[7], et qui, après avoir été dans le principe disposées par Robert Bruce pour lacérer les pieds des chevaux anglais, étaient destinées dans la suite des temps à venir endommager les parties siégeantes[8] d’un savant professeur d’Utrecht. Lovel s’étant enfin bien établi et s’empressant de faire des questions sur les objets qui l’environnaient, questions auxquelles son hôte était également disposé à répondre, l’Antiquaire lui présenta une masse ou gourdin terminé par une pique de fer et qu’on avait trouvé dernièrement dans un champ du domaine de Monkbarns, adjacent à un ancien lieu de sépulture. Il ressemblait fort à ces bâtons que portent ordinairement les moissonneurs des hautes terres dans leurs excursions annuelles des montagnes ; mais M. Oldbuck était fortement enclin à penser que, comme la forme en était singulière, ce pouvait être une de ces masses dont les moines armaient leurs paysans en place d’armes plus martiales, et d’où, observait-il, les vilains avaient été appelés colve-carles, ou kolb-kerls, c’est-à-dire clavigeri, ou porteurs de masses. En affirmation de cette coutume, il citait la Chronique d’Anvers et celle de saint Martin contre l’autorité de laquelle Lovel n’avait rien à objecter, car il n’en avait jamais entendu parler de sa vie.

M. Oldbuck montra ensuite des espèces de menottes qui avaient servi à torturer les jointures des observateurs du Govenant, et un collier portant le nom d’un homme convaincu de vol, et qui avait, comme l’inscription le disait, été condamné à servir un baron du voisinage, au lieu du châtiment maintenant usité en Écosse, et qui consiste à envoyer les coupables enrichir l’Angleterre par leur travail et s’enrichir eux-mêmes par leur adresse. Les curiosités qu’il étala ensuite étaient nombreuses et variées ; mais c’était surtout de ses livres qu’il était fier, répétant avec complaisance, en montrant les tablettes poudreuses où ils étaient entassés, les vers du vieux Chaucer :

« J’aimerais mieux cent fois avoir à mon chevet
Vingt tomes habillés en rouge ou violet,
Où le grand Aristote a légué son génie,
Que de riches manteaux, et l’ensemble complet
D’instrumens enchanteurs par leur douce harmonie. »

Il débita ce morceau expressif en branlant la tête, et donnant à chaque son guttural le véritable accent anglo-saxon, maintenant oublié dans les parties méridionales de ce royaume.

Sa collection était en effet curieuse, et aurait pu exciter l’envie d’un amateur. Cependant elle n’avait pas été formée aux prix de nos temps modernes, prix dont l’énormité aurait épouvanté le bibliomane le plus ancien et le plus déterminé, et qui, suivant mon opinion, ne fut autre que le célèbre Don Quichotte de la Manche, puisque, entre autres légers signes d’un esprit malade, son très véridique historien, Cid Hamet Benengeli, rapporte qu’il avait échangé des prés et des fermes contre des in-folio et des in-quarto sur la chevalerie. Dans ce haut fait notre bon chevalier errant a été imité par plus d’un lord, d’un chevalier ou d’un écuyer de nos jours, quoique du reste aucun ne fût capable de prendre une auberge pour un château, ou de mettre sa lance en arrêt contre un moulin à vent. M. Oldbuck ne marchait pas sur les traces de ces faiseurs de collections à grands frais ; mais, prenant plaisir au contraire aux recherches pénibles que lui coûtait sa bibliothèque, il ménageait son argent aux dépens de son temps et de ses travaux. Ce n’était pas un protecteur de cette race ingénieuse d’entremetteurs péripatéticiens qui, se rendant agens entre le maître obscur d’une échoppe et l’avide amateur, profitent également de l’ignorance du premier, et des connaissances et du goût que l’autre a payés si cher. Quand on parlait devant lui de cette sorte de gens, il manquait rarement de faire observer à quel point il était nécessaire de saisir au passage l’objet de sa curiosité, et de raconter son anecdote favorite de David le priseur, au sujet du Jeu d’échecs de Caxton[9]. Davy Wilson, communément appelé Davy le priseur à cause de son penchant prononcé pour le tabac, était un vrai dieu en fait de découvertes et pour explorer les allées obscures, les boutiques souterraines et les échoppes, à la recherche des ouvrages rares. Il flairait sa proie avec la finesse d’un limier, et la frappait avec la dextérité d’un boule-dogue[10]. Il vous aurait déterré une vieille ballade en lettres gothiques au milieu des feuilles d’un dossier, et une édition princeps cachée sous le masque d’un Corde'rius.[11] Davy le priseur acheta le Jeu d’échecs, édition de 1474 le premier livre qui eût jamais été imprimé en Angleterre, dans une échoppe en Hollande pour environ deux groschen ou deux pences de notre monnaie[12]. Il le vendit ensuite à Osborne pour vingt livres sterling[13] et un nombre de livres équivalant à cette somme. Osborne revendit cette introuvable aubaine au docteur Askew pour soixante guinées[14]. À la vente du docteur Askew, continua le vieux gentilhomme s’animant à mesure qu’il parlait, cet inestimable trésor brilla de tout l’éclat de sa valeur, et fut acheté par le souverain lui-même cent soixante et dix livres sterling. Si l’on pouvait encore en trouver un exemplaire, Dieu seul, s’écria-t-il avec un profond soupir et en élevant les mains au ciel, Dieu seul en saurait le prix, et cependant, dès le principe[15], le savoir et la recherche l’acquirent pour la misérable somme de deux pences. Heureux, trois fois heureux M. Davy le priseur, et heureux étaient aussi les temps où ton industrie pouvait obtenir une pareille récompense !

« Moi-même, monsieur, quoique très inférieur en industrie, en discernement et en présence d’esprit à ce grand homme, je pourrais vous montrer un petit nombre, un bien petit nombre d’objets que j’ai recueillis, non à prix d’or, comme pourrait le faire tout homme riche, quoique, suivant mon ami Lucien, il pourrait fort bien ne prodiguer son argent que pour mieux faire éclater son ignorance, mais que j’ai obtenus d’une manière qui prouve que je ne suis pas entièrement ignorant sur ce point. Voyez cette liasse de ballades dont aucune n’a une date plus fraîche que 1700, et dont quelques-unes ont une centaine d’années de plus : je suis parvenu à me les faire céder par une vieille femme qui les préférait à son livre de psaumes. Du tabac, monsieur, du tabac et la Sirène complète[16], voilà tout ce que cela m’a coûté en retour. Pour cet exemplaire mutilé de la Complainte d’Écosse, j’ai aidé à boire dans une séance deux douzaines de bouteilles d’ale forte[17] avec son dernier et savant possesseur, qui, par reconnaissance, me le légua dans son testament. Ces petits Elzévirs sont des témoignages et des trophées de plus d’une promenade nocturne et matinale à travers la Cowgate, la Canongate, le Bow et l’allée de Sainte-Marie[18], dans tous les lieux enfin où il se trouve des bouquinistes, des fripiers et des brocanteurs, ces marchands d’objets divers rares et curieux. Combien de fois me suis-je arrêté à me débattre sur un sou, de crainte que par un acquiescement trop soudain au prix demandé par le vendeur, il ne vint à soupçonner l’importance que j’attachais moi-même à cet article ! Combien je tremblais qu’il n’arrivât quelque passant pour me disputer l’objet auquel j’aspirais ; regardant chaque pauvre écolier en théologie qui s’arrêtait pour retourner les feuillets des livres étalés, comme un amateur rival ou comme un avide libraire déguisé ! Et puis, M. Lovel, la satisfaction secrète avec laquelle on paie l’article acheté et on le met dans sa poche, affectant un air froid et indifférent, tandis que la main est tremblante de plaisir ! Puis éblouir les yeux de ces curieux rivaux plus opulens, en leur montrant un trésor comme celui-ci, ajouta-t-il en désignant un petit volume noirci par la fumée et environ de la grandeur d’un alphabet ; jouir de leur surprise et de leur envie en déguisant la supériorité de ses connaissances et de son adresse sous le voile d’une mystérieuse réserve ! Voilà, mon jeune ami, voilà les momens brillans de la vie, ceux qui nous dédommagent des peines, des travaux et de l’attention assidue que notre profession exige si particulièrement par dessus toutes les autres ! »

Lovel ne s’amusa pas médiocrement en écoutant le vieillard discourir ainsi, et quoique incapable de comprendre tout le mérite de ce qu’il voyait, il admira pourtant les divers trésors qu’Oldbuck lui étala autant qu’on pouvait s’y attendre. Ici, c’étaient des éditions fort estimées parce qu’elles étaient les plus anciennes ; là, d’autres qui ne l’étaient guère moins, comme étant les dernières et les meilleures ; ici un livre précieux parce qu’il avait les corrections finales de l’auteur ; là, chose assez bizarre ! un autre qu’on recherchait parce qu’on ne les y trouvait pas ; l’un était précieux parce que c’était un in-folio ; un autre parce que c’était un in-douze ; quelques uns parce qu’ils étaient longs, quelques autres parce qu’ils étaient courts. Le mérite de celui-ci était dans le titre, de celui-là dans l’arrangement des lettres du mot finis ; enfin il semblait qu’il n’y eût pas de marque particulière, quelque insignifiante ou légère qu’elle fût, qui ne pût donner du prix à un volume, pourvu que la qualité indispensable de la rareté y fût attachée.

Non moins magique était la feuille saillante ou bordée[19] contenant Les dernières paroles… ou L’abominable assassinat… Le meurtre sanglant… La merveille des merveilles, dans sa condition déchirée, telle qu’elle avait été criée primitivement dans les rues et vendue pour la somme modique et facile à réaliser d’un penny, quoique valant maintenant en or le poids de ce penny. Notre Antiquaire s’étendait avec transport sur ces objets, et lisait d’une voix ravie les titres élaborés qui étaient à peu près, en proportion de leur contenu, ce que sont pour la grosseur les animaux représentés sur l’enseigne d’une baraque de la foire à ceux qu’on montre au dedans. M. Oldbuck, par exemple, se piquait de posséder un imprimé unique, intitulé Nouvelles étranges et merveilleuses de Chippeng Norton, dans le comté d’Oxford ; de certaines apparitions terribles qui ont été vues dans l’air, le 26 juillet 1610, à neuf heures et demie du matin, et qui ont continué jusqu’à onze, pendant lequel temps on a vu plusieurs épées flamboyantes, d’étranges mouvemens dans les sphères supérieures à la lueur étincelante et extraordinaire des étoiles, et leur sinistre continuation, avec la description de la manière dont le ciel s’est ouvert et des singulières choses qui s’y sont montrées ; accompagné d’autres circonstances prodigieuses dont on n’a jamais entendu parler dans aucun siècle, au grand étonnement de ceux qui en ont été témoins, et selon la communication qui en a été donnée dans une lettre à un certain M. Colley, demeurant à Westsmithfield[20], et qui a été attestée par Thomas Brown, Élisabeth Greenaway et Anne Gutheridge, spectateurs ou témoins desdites terribles apparitions. Et si quelqu’un désire s’assurer davantage de la vérité de cette relation, qu’il s’adresse à M. Nightingale, à l’auberge de l’Ours, dans Westsmithfield, où il obtiendra toute satisfaction[21].

« Cela vous fait rire, dit le propriétaire de la collection, et je vous excuse. J’avoue que les charmes qui font nos délices ne frappent pas autant les yeux de la jeunesse que ceux d’une jolie femme ; mais vous deviendrez plus sage et vous verrez plus juste quand vous en serez à porter lunettes… Cependant, attendez, j’ai encore un morceau d’antiquité que peut-être vous estimerez davantage. »

En parlant ainsi, M. Oldbuck ouvrit un tiroir et en sortit un trousseau de clefs, puis il poussa de côté un pan de tapisserie qui cachait la porte d’un petit cabinet dans lequel il descendit par quatre degrés de pierre, et après quelques tintemens de bouteilles et de pots, il en sortit avec deux verres hauts et à patte en forme de cloches, tels qu’on en voit dans les tableaux de Teniers, une petite bouteille de ce qu’il appelait d’excellent vin des Canaries, avec un morceau de gâteau sur un petit plateau d’argent d’un travail antique et exquis : « Je ne dirai rien du plateau, observa-t-il, quoiqu’on le regarde comme l’œuvre de ce vieux fou de Florentin Benvenuto Cellini. Mais, monsieur Lovel, nos ancêtres buvaient du vin des Canaries ; vous qui êtes un admirateur du drame, vous savez où il est question de cela ; je bois au succès de vos entreprises à Fairport, monsieur !

— Et moi, monsieur, à l’accroissement de vos trésors, sans plus de peine de votre part qu’il n’en faut pour rendre une acquisition plus précieuse. »

Après une libation si convenable au genre d’amusement qui venait de les occuper, Lovel se leva pour prendre congé, et M. Oldbuck se prépara à l’accompagner une partie du chemin et à lui montrer quelque chose digne de remarque à son retour à Fairport.


  1. Mot qui veut dire grange des moines. a. m.
  2. L’Ars topiaria (l’art de tailler les haies et de leur donner des formes fantastiques), tel est, dit Walter Scott, le titre d’un poème latin qui contient une description curieuse de ce procédé. a. m.
  3. French leave, s’en aller sans mot dire. a. m.
  4. Personnage réel, auteur d’un ouvrage sur l’histoire et les antiquités d’Oxford. a. m.
  5. Poème comico-satirique de Butler, qui roule sur les guerres civiles d’Angleterre sous le règne de Charles Ier. a. m.
  6. Mot formé de heavy, pesant, et de stern, l’arrière d’un navire. C’est ici une manière polie de dire un gros derrière. a. m.
  7. Lieu où le roi Robert Bruce battit l’armée anglaise, le 24 juillet 1314. a. m.
  8. The sitting part, dit le texte ; expression plus honnête pour exprimer le derrière. a. m.
  9. Fameux typographe, un des premiers qui aient introduit l’imprimerie en Angleterre. a. m.
  10. Le limier anglais (slow-hound) est une sorte de basset, et le boule-dogue (bull-dog) est un petit chien ayant une grosse tête avec la mâchoire inférieure très proéminente. Un coup de dent du boule-dogue est aussi ferme, aussi serré qu’une pince, et il est très difficile de faire lâcher prise à cet animal. a. m.
  11. Le Corderius est le premier livre latin qu’on donne à traduire aux élèves en Écosse. L’édition dite princeps est la première édition. a. m.
  12. Ce qui revient à 20 centimes. Nous dirons, en passant, que l’ancienne livre écossaise valait 2 francs, et le schelling écossais 10 centimes. a. m.
  13. Vingt livres sterling font 500 francs. a. m.
  14. La guinée valait environ 26 francs 20 centimes. Les 60 guinées font environ 1560 francs. a. m.
  15. Cette anecdote sur la bibliomanie est exactement vraie, dit Walter Scott, qui ajoute, pour ses confrères des clubs de Roxburgh et de Bannatyne, que Davy Wilson n’est qu’un personnage imaginaire. a. m.
  16. The complet Syren, petit livre de chansons écossaises pour le peuple. a. m.
  17. Espèce de bière. a. m.
  18. La Cowgate (rue aux Vaches), la Canongate (la rue ou porte du Canon), le Bow (la rue de l’Arc), et St-Mary’s wing (l’allée ou rue étroite et tortueuse de Sainte-Marie), sont autant de rues d’Édimbourg. a. m.
  19. Broad-side, dit le texte ; mot qui exprime une bordée ou décharge de canons d’un vaisseau sur tout un côté. L’auteur anglais applique ici cette métaphore à une kyrielle de mots criés dans les rues. a. m.
  20. Grand marché des bestiaux à Londres. a. m.
  21. Walter Scott possédait un exemplaire de cette pièce curieuse, qu’il appelle le Broad-side. a. m.