L’Antéchrist (Renan)/XVIII. Avènement des Flavius

Michel Lévy (p. 481-499).


CHAPITRE XVIII.


AVÈNEMENT DES FLAVIUS.


Le spectacle du monde, nous l’avons déjà dit, ne répondait que trop aux rêves du Voyant de Patmos. Le régime des coups d’État militaires portait ses fruits. La politique était dans les camps, et l’empire était aux enchères. Il y eut des assemblées chez Néron où l’on put voir réunis sept futurs empereurs et le père d’un huitième[1]. Le vrai républicain Verginius, qui voulait l’empire pour le sénat et le peuple, n’était qu’un utopiste[2]. Galba, vieux général honnête, qui refuse de se prêter à cette orgie militaire, est vite perdu. Les soldats un moment eurent l’idée de tuer tous les sénateurs, pour faciliter le gouvernement[3]. L’unité romaine semblait sur le point de se briser. Ce n’était pas seulement chez les chrétiens qu’une situation aussi tragique inspirait des prédictions sinistres. On parla d’un enfant à trois têtes, né en 68 à Syracuse, et on y vit le symbole des trois empereurs qui s’élevèrent en moins d’un an et qui coexistèrent même tous les trois ensemble durant plusieurs heures.

Quelques jours après que le prophète d’Asie achevait d’écrire son œuvre étrange, Galba était tué et Othon proclamé (15 janvier 69). Ce fut comme une résurrection de Néron. Sérieux, économe, désagréable. Galba était en tout le contraire de celui qu’il avait remplacé[4]. S’il avait réussi à faire prévaloir son adoption de Pison, il eût été une sorte de Nerva, et la série des empereurs philosophes eût commencé trente ans plus tôt ; mais la détestable école de Néron l’emporta. Othon ressemblait à ce monstre ; les soldats et tous ceux qui avaient aimé Néron retrouvaient en lui leur idole. On l’avait vu à côté de l’empereur défunt, jouant le rôle du premier de ses mignons, rivalisant avec lui par son affectation de fastueuses débauches, ses vices et ses folles prodigalités. Le bas peuple lui donna dès le premier jour le nom de Néron, et il paraît qu’il le prit lui-même dans quelques lettres. Il souffrit en tout cas qu’on dressât des statues à la Bête ; il rétablit la coterie néronienne dans les grands emplois, et s’annonça hautement comme devant continuer les principes inaugurés par le dernier règne. Le premier acte qu’il signa fut pour procurer l’achèvement de la Maison Dorée[5].

Ce qu’il y avait de plus triste, c’est que l’abaissement politique où l’on était arrivé ne donnait pas la sécurité. L’ignoble Vitellius avait été proclamé quelques jours avant Othon (2 janvier 69) en Germanie. Il ne se désista pas. Une horrible guerre civile, comme il n’y en avait pas eu depuis celle d’Auguste et d’Antoine, parut inévitable ; l’imagination publique était très-excitée ; on ne voyait qu’affreux pronostics[6] ; les crimes de la soldatesque répandaient partout l’effroi. Jamais on ne vit pareille année ; le monde suait le sang. La première bataille de Bédriac, qui laissa l’empire à Vitellius seul (vers le 15 avril), coûta la vie à quatre-vingt mille hommes[7]. Les légionnaires débandés pillaient le pays et se battaient entre eux[8]. Les peuples s’en mêlaient ; on eût dit l’éboulement d’une société. En même temps, les astrologues, les charlatans de toute espèce pullulaient : la ville de Rome était à eux[9] ; la raison semblait confondue devant un déluge de crimes et de folies qui défiait toute philosophie. Certains mots de Jésus, que les chrétiens se répétaient tout bas[10], les tenaient dans une espèce de fièvre continue ; le sort de Jérusalem surtout était pour eux l’objet d’une ardente préoccupation.

L’Orient, en effet, n’était pas moins troublé que l’Occident. Nous avons vu qu’à partir du mois de juin de l’année 68, les opérations militaires des Romains contre Jérusalem furent suspendues. L’anarchie et le fanatisme ne diminuèrent pas pour cela parmi les Juifs. Les violences de Jean de Gischala et des zélateurs étaient au comble[11]. L’autorité de Jean reposait principalement sur un corps de Galiléens, qui commettait tous les excès imaginables. Les Hiérosolymites se soulevèrent enfin, et forcèrent Jean avec ses sicaires à se réfugier dans le temple ; mais on le craignait tellement que, pour se préserver de lui, on se crut obligé de lui opposer un rival. Simon fils de Gioras, originaire de Gérasa, qui s’était distingué dès le commencement de la guerre, remplissait l’Idumée de ses brigandages. Déjà il avait eu à lutter contre les zélateurs, et deux fois il s’était montré menaçant aux portes de Jérusalem. Il y revenait pour la troisième fois, quand le peuple l’appela, croyant ainsi se mettre à l’abri d’un retour offensif de Jean. Ce nouveau maître entra dans Jérusalem au mois de mars de l’an 69. Jean de Gischala resta en possession du temple. Les deux chefs cherchaient à se surpasser l’un l’autre en férocité. Le Juif est cruel, quand il est maître. Le frère des Carthaginois, à l’heure suprême, se montrait dans son naturel. Ce peuple a toujours renfermé une admirable minorité ; là est sa grandeur ; mais jamais on ne vit dans un groupe d’hommes tant de jalousie, tant d’ardeur à s’exterminer réciproquement. Arrivé à un certain degré d’exaspération, le Juif est capable de tout, même contre sa religion. L’histoire d’Israël nous montre des gens enragés les uns contre les autres[12]. On peut dire de cette race le bien qu’on voudra et le mal qu’on voudra, sans cesser d’être dans le vrai ; car, répétons-le, le bon juif est un être excellent, et le méchant juif est un être détestable[13]. C’est ce qui explique la possibilité de ce phénomène, en apparence inconcevable, que l’idylle évangélique et les horreurs racontées par Josèphe aient été des réalités sur la même terre, chez le même peuple, vers le même temps.

Vespasien, durant ce temps, restait inactif à Césarée. Son fils Titus avait réussi à l’engager dans un réseau d’intrigues, savamment combiné. Sous Galba, Titus avait espéré se voir adopter par le vieil empereur. Après la mort de Galba, il comprit qu’il ne pouvait arriver au pouvoir suprême que comme successeur de son père. Avec l’art du politique le plus consommé, il sut tourner les chances en faveur d’un général sérieux, honnête, sans éclat, sans ambition personnelle, qui ne fit presque rien pour aider à sa propre fortune. Tout l’Orient y contribua. Mucien et les légions de Syrie souffraient impatiemment de voir les légions de l’Occident disposer seules de l’empire ; elles prétendirent faire l’empereur à leur tour ; or Mucien, sorte de sceptique plus jaloux de disposer du pouvoir que de l’exercer, ne voulait pas de la pourpre pour lui-même. Malgré sa vieillesse, sa naissance bourgeoise, son intelligence secondaire, Vespasien se trouva ainsi désigné. Titus, âgé de vingt-huit ans, relevait d’ailleurs par son mérite, son adresse, son activité, ce que le talent de son père avait d’un peu obscur. Après la mort d’Othon, les légions d’Orient ne prêtèrent qu’à regret le serment à Vitellius. L’insolence des soldats de Germanie les révoltait. On leur avait fait croire que Vitellius voulait envoyer ses légions favorites en Syrie et transporter sur les bords du Rhin les légions de Syrie, aimées dans le pays, et que beaucoup d’alliances y avaient attachées.

Néron, d’ailleurs, quoique mort, continuait de tenir le dé des choses humaines, et la fable de sa résurrection n’était pas sans avoir quelque vérité comme métaphore. Son parti lui survivait. Vitellius, après Othon, se posait, à la grande joie du petit peuple, en admirateur déclaré, en imitateur, en vengeur de Néron. Il protestait que, à son avis, Néron avait donné le modèle du bon gouvernement de la république. Il lui fit faire des funérailles magnifiques, ordonna de jouer ses morceaux de musique, et, à la première note, se leva transporté, pour donner le signal des applaudissements[14]. Les personnes sensées et honnêtes, fatiguées de ces misérables parodies d’un règne abhorré, voulaient une forte réaction contre Néron, contre ses hommes, contre ses bâtiments ; elles réclamaient surtout la réhabilitation des nobles victimes de la tyrannie. On savait que les Flavius joueraient consciencieusement ce rôle. Enfin, les princes indigènes de Syrie se prononçaient fortement pour un chef dans lequel ils voyaient un protecteur contre le fanatisme des Juifs révoltés. Agrippa II et Bérénice, sa sœur, étaient corps et âme aux deux généraux romains. Bérénice, bien qu’âgée de quarante ans, gagnait Titus par des secrets contre lesquels un jeune homme ambitieux, travailleur, étranger au grand monde, uniquement préoccupé jusque-là de son avancement, ne sut pas se mettre en garde ; elle s’empara même du vieux Vespasien par ses amabilités et ses cadeaux. Les deux chefs roturiers, jusque-là pauvres et simples, furent séduits par le charme aristocratique d’une femme admirablement belle[15], et par les dehors d’un monde brillant qu’ils ne connaissaient pas. La passion que Titus conçut pour Bérénice ne nuisit en rien à ses affaires ; tout indique, au contraire, qu’il trouva dans cette femme rompue aux intrigues de l’Orient un agent des plus utiles. Grâce à elle, les petits rois d’Émèse, de Sophène, de Comagène, tous parents ou alliés des Hérodes, et plus ou moins convertis au judaïsme[16] furent acquis au complot[17]. Le juif renégat Tibère Alexandre, préfet de l’Égypte, y entra pleinement[18]. Les Parthes mêmes se déclarèrent prêts à le soutenir[19].

Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que les Juifs modérés tels que Josèphe y adhérèrent aussi, et voulurent à toute force appliquer au général romain les idées qui les préoccupaient. Nous avons vu que l’entourage juif de Néron avait réussi à lui persuader que, détrôné à Rome, il trouverait à Jérusalem un nouveau royaume, qui ferait de lui le plus grand potentat de la terre[20]. Josèphe prétend que, dès l’an 67, au moment où il fut fait prisonnier par les Romains, il prédit à Vespasien l’avenir qui l’attendait[21], d’après certains textes contenus dans ses Écritures sacrées. À force de répéter leurs prophéties, les Juifs avaient fait croire à un grand nombre de personnes, même non affiliées à leur secte, que l’Orient allait l’emporter, et que le maître du monde sortirait bientôt de la Judée[22]. Déjà Virgile avait endormi les vagues tristesses de son imagination mélancolique en appliquant à son temps un Cumæum carmen qui semble avoir eu quelque parenté avec les oracles du second Isaïe[23]. Les mages, chaldéens, astrologues, exploitaient aussi la croyance en une étoile d’Orient, messagère d’un roi des Juifs, réservé à de hautes destinées ; les chrétiens prenaient fort au sérieux ces chimères[24]. La prophétie était à double sens, comme tous les oracles[25] ; elle parut suffisamment justifiée, si le chef des légions de Syrie, établi à quelques lieues de Jérusalem, arrivait à l’empire en Syrie, par suite d’un mouvement syrien[26]. Vespasien et Titus, entourés de Juifs, prêtaient l’oreille à ces discours, et y trouvaient plaisir. Tout en déployant leur talent militaire contre les fanatiques de Jérusalem, les deux généraux avaient assez de penchant pour le judaïsme, l’étudiaient, montraient de la déférence pour les livres juifs[27]. Josèphe avait pénétré fort avant dans leur familiarité, surtout dans celle de Titus, par son caractère doux, facile, insinuant[28]. Il leur vantait sa loi, leur racontait les vieilles histoires bibliques, qu’il arrangeait souvent à la grecque, parlait mystérieusement des prophéties. D’autres Juifs entrèrent dans les mêmes sentiments[29], et firent accepter à Vespasien une sorte de rôle messianique. Des miracles s’y joignirent ; on parla de guérisons assez analogues à celles qui sont racontées dans les Évangiles, opérées par ce Christ d’un genre nouveau[30].

Les prêtres païens de Phénicie ne voulurent pas rester en arrière dans ce concours de flatterie. L’oracle de Paphos[31] et l’oracle du Carmel[32] soutinrent avoir annoncé d’avance la fortune des Flavius. Les conséquences de tout ceci se développèrent plus tard. Arrivés avec l’appui de la Syrie, les empereurs flaviens furent bien plus ouverts que les dédaigneux Césars aux idées syriennes. Le christianisme pénétrera au cœur même de cette famille, y comptera des adeptes, et grâce à elle entrera dans une phase tout à fait nouvelle de ses destinées.

Vers la fin du printemps de 69, Vespasien sembla vouloir sortir de l’oisiveté militaire où le tenait la politique. Le 29 avril, il se mit en campagne, et parut avec sa cavalerie devant Jérusalem. Pendant ce temps, Céréalis, un de ses lieutenants, brûlait Hébron ; toute la Judée était soumise aux Romains, excepté Jérusalem et les trois châteaux de Masada, d’Hérodium et de Machéro, occupés par les sicaires. Ces quatre places exigeaient des sièges difficiles. Vespasien et Titus hésitèrent à s’y engager dans l’état précaire où l’on était, à la veille d’une nouvelle guerre civile, où ils pouvaient avoir besoin de toutes leurs forces. Ainsi fut encore prolongée d’une année la révolution qui, depuis trois ans, tenait Jérusalem dans l’état de crise le plus extraordinaire dont l’histoire ait gardé le souvenir[33].

Le 1er juillet, Tibère Alexandre proclama Vespasien à Alexandrie, et lui fit prêter serment ; le 3, l’armée de Judée le salua Auguste à Césarée ; Mucien, à Antioche, le fit reconnaître par les légions de Syrie, et, le 15, tout l’Orient lui obéissait. Un congrès eut lieu à Beyrouth, où il fut décidé que Mucien marcherait sur l’Italie, pendant que Titus continuerait la guerre contre les Juifs, et que Vespasien attendrait l’issue des événements à Alexandrie. Après une sanglante guerre civile (la troisième qu’on eût vue depuis dix-huit mois), le pouvoir resta définitivement aux Flavius. Une dynastie bourgeoise, appliquée aux affaires, modérée, n’ayant pas la force de race des Césars, mais exempte aussi de leurs égarements, se substitua ainsi aux héritiers du titre créé par Auguste. Les prodigues et les fous avaient tellement abusé de leur privilège d’enfants gâtés, que l’on accueillit avec bonheur l’avènement d’un brave homme, sans distinction, péniblement arrivé par son mérite, malgré ses petits ridicules, son air vulgaire, son manque d’usage. Le fait est que la dynastie nouvelle conduisit pendant dix ans les affaires avec sens et jugement, sauva l’unité romaine et donna un complet démenti aux prédictions des juifs et des chrétiens, qui voyaient déjà dans leurs rêves l’empire démantelé, Rome détruite. L’incendie du Capitole le 19 décembre, le terrible massacre qui eut lieu dans Rome le lendemain[34] purent un moment leur faire croire que le grand jour était arrivé. Mais l’établissement incontesté de Vespasien (à partir du 20 décembre) leur apprit qu’il fallait se résigner à vivre encore, et les força de trouver des biais pour ajourner leurs espérances à un avenir plus éloigné[35].

Le sage Vespasien, bien moins ému que ceux qui se battaient pour lui conquérir l’empire, usait le temps à Alexandrie, auprès de Tibère Alexandre. Il ne revint à Rome que vers le mois de juillet[36] de l’année 70, peu avant la ruine totale de Jérusalem. Titus, au lieu de pousser la guerre de Judée, avait suivi son père en Égypte ; il resta auprès de lui jusque vers les premiers jours de mars.

Les luttes dans Jérusalem ne faisaient que s’aggraver. Les mouvements fanatiques sont loin d’exclure chez ceux qui s’en font les acteurs la haine, la jalousie, la défiance ; associés ensemble, des hommes très-convaincus et très-passionnés se suspectent d’ordinaire, et c’est là une force ; car la suspicion réciproque crée entre eux la terreur, les lie comme par une chaîne de fer, empêche les défections, les moments de faiblesse. C’est la politique artificielle et sans conviction qui procède avec les apparences de la concorde et de la civilité. L’intérêt crée la coterie ; les principes créent la division, inspirent la tentation de décimer, d’expulser, de tuer ses ennemis. Ceux qui jugent les choses humaines avec des idées bourgeoises croient que la révolution est perdue quand les révolutionnaires « se mangent les uns les autres ». C’est là, au contraire, une preuve que la révolution a toute son énergie, qu’une ardeur impersonnelle y préside. — On ne vit jamais cela plus clairement que dans ce terrible drame de Jérusalem. Les acteurs semblent avoir entre eux un pacte de mort. Comme ces rondes infernales où, selon la croyance du moyen âge, on voyait Satan formant la chaîne entraîner à un gouffre fantastique des files d’hommes dansant et se tenant par la main ; de même la révolution ne permet à personne de sortir du branle qu’elle mène. La terreur est derrière les comparses ; tour à tour exaltant les uns et exaltés par les autres, ils vont jusqu’à l’abîme ; nul ne peut reculer ; car derrière chacun est une épée cachée, qui, au moment où il voudrait s’arrêter, le force à marcher en avant.

Simon, fils de Gioras, commandait dans la ville[37] ; Jean de Gischala avec ses assassins était maître du temple. Un troisième parti se forma, sous la conduite d’Éléazar, fils de Simon, de race sacerdotale, qui détacha une partie des zélotes de Jean de Gischala, et s’établit dans l’enceinte intérieure du temple, vivant des provisions consacrées qui s’y trouvaient, et de celles que l’on ne cessait d’apporter aux prêtres comme prémices. Ces trois partis[38] se faisaient une guerre continuelle ; on marchait sur des tas de cadavres ; on n’enterrait plus les morts. D’immenses provisions de blé avaient été faites, qui eussent permis de résister des années. Jean et Simon les brûlèrent pour se les arracher réciproquement[39]. La situation des habitants était horrible ; les gens paisibles faisaient des vœux pour que l’ordre fût rétabli par les Romains ; mais tous les passages étaient gardés par les terroristes ; on ne pouvait s’enfuir. Cependant, chose étrange ! du bout du monde on venait encore au temple. Jean et Eléazar recevaient les prosélytes, et profitaient de leurs offrandes. Souvent les pieux pèlerins étaient tués au milieu de leurs sacrifices, avec les prêtres qui faisaient la liturgie pour eux, par les traits et les pierres des machines de Jean. Les révoltés agissaient avec activité au delà de l’Euphrate, pour avoir du secours soit des juifs de ces contrées, soit du roi des Parthes. Ils s’étaient imaginé que tous les juifs d’Orient prendraient les armes. Les guerres civiles des Romains leur inspiraient de folles espérances ; comme les chrétiens, ils croyaient que l’empire allait se démembrer. Jésus, fils de Hanan, avait beau parcourir la ville en appelant pour la détruire les quatre vents du ciel ; à la veille de leur extermination, les fanatiques proclamaient Jérusalem capitale du monde, de la même manière que nous avons vu Paris investi, affamé, soutenir encore que le monde était en lui, travaillait par lui, souffrait avec lui.

Ce qu’il y a de plus bizarre, c’est qu’ils n’avaient pas tout à fait tort. Les exaltés de Jérusalem qui affirmaient que Jérusalem était éternelle, pendant qu’elle brûlait, étaient bien plus près de la vérité que les gens qui ne voyaient en eux que des assassins. Ils se trompaient sur la question militaire, mais non sur le résultat religieux éloigné. Ces jours troubles marquaient bien, en effet, le moment où Jérusalem devenait la capitale spirituelle du monde. L’Apocalypse, expression brûlante de l’amour qu’elle inspirait, a pris place parmi les écritures religieuses de l’humanité, et y a sacré l’image de « la ville aimée ». Ah ! qu’il ne faut jamais dire d’avance qui sera dans l’avenir saint ou scélérat, fou ou sage ! Un brusque changement dans l’itinéraire d’un navire fait d’un progrès un recul, d’un vent contraire un vent favorable. À la vue de ces révolutions, accompagnées de tonnerres et de tremblements, mettons-nous avec les bienheureux qui chantent : « Louez Dieu ! » ou avec les quatre animaux, esprits de l’univers, qui, après chaque acte de la tragédie céleste, disent : amen.

  1. Galba, Othon, Vitellius, Vespasien, Titus, Domitien, Nerva, Trajan père.
  2. Dion Cassius, LXIII, 25.
  3. Tacite, Hist., I, 80 et suiv. ; Suétone, Othon, 8 ; Dion Cassius, LXIV, 9, et les excerpta Vaticana, p. 111 (Sturz).
  4. Suétone, Galba, 12-15.
  5. Tacite, Hist., I, 13, 78 ; Suétone, Othon, 7 ; Dion Cass., LXIV, 8 ; Plutarque, Vie de Galba, 49 ; Vie d’Othon, 3.
  6. Tacite, Hist., I, 86, 90 ; Suétone, Othon, 7, 8, 11 ; Dion Cassius, LXIV, 7, 10 ; Plutarque, Galba, 23 ; Othon, 4.
  7. Dion Cassius, LXIV, 10.
  8. Tacite, Hist., II, 66-68. Cf. Agricola, 7.
  9. Dion Cassius, LXV, 1 ; Tacite, Hist., II, 62 ; Suét., Vit., 14 ; Zonaras, VI, 5.
  10. Matth., xxiv, 6-7.
  11. Jos., B. J., VII, viii, 1.
  12. Voir, par exemple, Jos., B. J., VII, xi ; Vita, 76.
  13. Ceci s’applique surtout aux juifs d’Orient.
  14. Tacite, Hist., II, 71, 95 ; Suétone, Vit., 11 ; Dion Cassius, LXV, 4, 7. S’il était permis d’admettre dans l’Apocalypse des retouches post eventum, on pourrait supposer que les versets 12, 13 du chapitre xvii se rapportent à ces tentatives des généraux pour rétablir le régime néronien. J’ai fait beaucoup d’essais pour voir si Othon ne serait pas la seconde Bête ou le Faux Prophète. Les versets xiii, 12, 16-17, s’expliqueraient très-bien dans cette hypothèse ; mais les versets 13-15 résistent à une telle interprétation.
  15. Bustes, au musée de Naples, et aux Uffizi de Florence, no 312 (conjecture).
  16. Jos., Ant., XIX, ix, 1.
  17. Tacite, Hist., II, 2, 81. Cf. Suét., Titus, 7 ; Josèphe, B. J., XII, vii, 1-3.
  18. Voir Mém. de l’Acad. des inscr., t. XXVI, 1re part., p. 294 et suiv. Cf. les Apôtres, p. 252 ; Saint Paul, p. 106-107.
  19. Tacite, Hist., II, 82 ; IV, 51.
  20. Suétone, Néron, 40.
  21. Jos., B. J., III, viii, 3, 9 ; IV, x, 7. Cf. Suétone, Vesp., 5 ; Dion Cassius, LXVI, 1 ; Appien, cité par Zonaras, XI, 16. Noter la réflexion de Zonaras. Cf. Tac., Hist., I, 10 ; II, 1, 73, 74, 78 ; Suét., Vesp., 5 ; Jos., B. J., III, viii, 3.
  22. Jos., B. J., VI, v, 4 ; Suétone, Vesp., 4 ; Tacite, Hist., V, 13.
  23. Virg., Ecl. iv. Comp. Suétone, Aug., 94, et le passage cité par Servius, sur Æn., VI, 799.
  24. Matth., ii, 1-2. Comp. Nombres, xxiv, 17.
  25. Χρησμὸς ἀμφίϐολος : Jos., l. c. (cf. B. J., III, viii, 3) : ambages, Tacite, l. c.. Josèphe paraît avoir surtout en vue le passage Dan., ix, 25-27. Ce qui prouve que la prédiction n’était pas, du reste, très-sérieuse dans l’esprit de Josèphe, c’est qu’on ne la trouve que dans la Guerre des Juifs, écrite sous Vespasien. Il l’omet dans son autobiographie, écrite en 94, époque où ses deux protecteurs étaient morts, et où on pouvait prévoir la chute de Domitien.
  26. Jos., B. J., VI, v, 4.
  27. Jos., Vita, 65, 75.
  28. Jos., B. J., III, viii, 8, 9 ; Vita, 75.
  29. Talmud de Bab., Gittin, 56 a et b ; Aboth derabbi Nathan, ch. iv, fin (comp. Midrasch Eka, i, 5), récit sur Johanan ben Zakaï, tout à fait parallèle à celui de Josèphe, et qui peut être un écho de ce dernier.
  30. Tacite, Hist., IV, 81-82 ; Suétone, Vesp., 7 ; Dion Cassius, LXVI, 8.
  31. Tacite, Hist., II, 2-4 ; Suétone, Titus, 5.
  32. Suétone, Vesp., 5 ; Tacite, Hist., II, 78. Cf. faux Scylax, § 104 ; Jamblique, De pyth. vita, 14, 15.
  33. Tacite, Hist., V, 10.
  34. Tacite, Hist., III, 83 ; Dion Cassius, LXV, 19 ; Josèphe, B. J., IV, xi, 4.
  35. Josèphe lui-même avoue que le sort de l’empire avait paru désespéré, et que l’affermissement de Vespasien sauva la chose romaine contre toute espérance (B. J., IV, xi, 5).
  36. Voir Tillemont, note 7 sur Vesp.
  37. Le pouvoir de Bar-Gioras fut plus régulier que celui de Jean de Gischala. On a des monnaies de lui, et non, à ce qu’il semble, de Jean (voir ci-dessus, p. 274, note 2, et Madden, p. 166 et suiv.). Bar-Gioras seul fut reconnu pour vrai chef (ὁ ἄρχων αὐτῶν) par les Romains, et seul exécuté (Dion Cassius, LXVI, 7). Tacite met Jean et Simon sur le même pied (Hist., V, 12, notez la transposition).
  38. Tacite, Hist., V, 12.
  39. Jos., B. J., V, i, 4 ; Tacite, Hist., V, 12. Midrasch rabba, sur Kohéleth, vii, 11 ; Talm. de Bab., Gittin, 56 a ; Midrasch rabba, sur Eka, i, 5.