L’Antéchrist (Renan)/XIX. Ruine de Jérusalem

Michel Lévy (p. 500-524).


CHAPITRE XIX.


RUINE DE JÉRUSALEM.


Enfin le cercle de fer se resserra autour de la cité maudite pour ne plus se relâcher. Dès que la saison le permit, Titus partit d’Alexandrie, gagna Césarée, et, de cette ville, à la tête d’une armée formidable, s’avança vers Jérusalem. Il avait avec lui quatre légions, la 5e Macédonique, la 10e Fretensis, la 12e Fulminata, la 15e Apollinaris, sans parler de nombreuses troupes auxiliaires fournies par ses alliés de Syrie, et de beaucoup d’Arabes venus pour piller[1]. Tous les Juifs ralliés, Agrippa[2], Tibère Alexandre, devenu préfet du prétoire[3], Josèphe, le futur historien, l’accompagnaient ; Bérénice attendit sans doute à Césarée. La valeur militaire du capitaine répondait à la force de l’armée. Titus était un remarquable militaire, et surtout un excellent officier du génie, avec cela homme de grand sens, profond politique et, vu la cruauté des mœurs du temps, assez humain. Vespasien, irrité de la satisfaction que les Juifs témoignèrent en voyant éclater les guerres civiles et des efforts qu’ils faisaient pour amener une invasion des Parthes[4], avait recommandé une grande rigueur. La douceur, selon lui, était toujours interprétée comme une marque de faiblesse par ces races orgueilleuses, persuadées qu’elles combattent pour Dieu et avec Dieu.

L’armée romaine arriva à Gabaath-Saül[5], à une lieue et demie de Jérusalem, dans les premiers jours d’avril. On était presque à la veille des fêtes de pâque ; un nombre énorme de juifs de tous les pays étaient réunis dans la ville[6] ; Josèphe porte le nombre de ceux qui périrent durant le siège à onze cent mille[7] ; il semblait que toute la nation se fût donné rendez-vous pour l’extermination. Vers le 10 avril, Titus établit son camp à l’angle de la tour Pséphina (Kasr-Djaloud d’aujourd’hui). Quelques avantages partiels remportés par surprise et une blessure grave que reçut Titus donnèrent d’abord aux Juifs une confiance exagérée en leur force et apprirent aux Romains avec quel soin ils devaient se garder, dans cette guerre de furieux.

La ville pouvait compter entre les plus fortes du monde[8]. Les murailles étaient un type parfait de ces constructions en blocs énormes qu’affectionna toujours la Syrie[9] ; à l’intérieur, l’enceinte du temple, celle de la ville haute, celle d’Acra formaient comme des murs de refend et semblaient autant de remparts[10]. Le nombre des défenseurs était très-grand ; les provisions, quoique diminuées par les incendies, abondaient encore. Les partis à l’intérieur de la ville continuaient de se battre ; mais ils se réunissaient pour la défense. À partir des fêtes de pâque, la faction d’Éléazar disparut à peu près, et se fondit dans celle de Jean[11]. Titus conduisit l’opération avec un savoir consommé ; jamais les Romains n’avaient montré une poliorcétique aussi savante[12]. Dans les derniers jours d’avril, les légions avaient franchi la première enceinte du côté du nord, et étaient maîtresses de la partie septentrionale de la ville[13]. Cinq jours après, le second mur, le mur d’Acra, était forcé. La moitié de la ville fut ainsi au pouvoir des Romains. Le 12 mai, ils attaquèrent la forteresse Antonia. Entouré de Juifs qui tous, excepté peut-être Tibère Alexandre, souhaitaient la conservation de la ville et du temple, dominé plus qu’il ne l’avouait par son amour pour Bérénice, qui paraît avoir été une juive pieuse et fort dévouée à sa nation[14], Titus chercha, dit-on, les moyens de conciliation, fit des offres acceptables[15] ; tout fut inutile. Les assiégés ne répondirent aux propositions du vainqueur que par des sarcasmes.

Le siège alors prit un caractère d’horrible cruauté. Les Romains déployèrent l’appareil des plus hideux supplices ; l’audace des Juifs ne fit que s’accroître. Le 27 et le 29 mai, ils brûlèrent les machines des Romains et les attaquèrent jusque dans leur camp. Le découragement se mit parmi les assiégeants ; plusieurs se persuadèrent que les Juifs disaient vrai, que Jérusalem était en effet imprenable ; la désertion commença. Titus, renonçant à l’espérance d’emporter la place de vive force, la bloqua étroitement. Un mur de contrevallation, rapidement élevé[16] ( commencement de juin), et doublé du côté de la Pérée d’une ligne de castella, couronnant les sommets du mont des Oliviers, sépara totalement la ville du dehors[17]. Jusque-là on s’était procuré des légumes des environs ; la famine maintenant devint terrible[18]. Les fanatiques, pourvus du nécessaire, s’en souciaient peu[19] ; des perquisitions rigoureuses, accompagnées de tortures, étaient faites pour découvrir le blé caché. Quiconque avait sur le visage un certain air de force passait pour coupable de receler des vivres. On s’arrachait de la bouche les morceaux de pain. Les plus terribles maladies se développèrent au sein de cette masse entassée, affaiblie, enfiévrée. D’affreux récits circulaient et redoublaient la terreur.

À partir de ce moment, la faim, la rage, le désespoir, la folie habitèrent Jérusalem. Ce fut une cage de fous furieux, une ville de hurlements et de cannibales, un enfer. Titus, de son côté, était atroce ; cinq cents malheureux par jour étaient crucifiés à la vue de la ville avec des raffinements odieux ; le bois ne suffisait plus pour faire les croix, et la place manquait pour les dresser.

Dans cet excès de maux, la foi et le fanatisme des Juifs se montraient plus ardents que jamais. On croyait le temple indestructible[20]. La plupart étaient persuadés que, la ville étant sous la protection spéciale de l’Éternel, il était impossible qu’elle fût prise[21]. Des prophètes se répandaient parmi le peuple, annonçant un prochain secours. La confiance à cet égard était telle, que plusieurs qui eussent pu se sauver restaient pour voir le miracle de Jéhovah. Les frénétiques, cependant, régnaient en maîtres. On tuait tous ceux qui étaient soupçonnés de conseiller la capitulation. Ainsi périt, par ordre de Simon, fils de Gioras, le pontife Matthias, qui avait fait recevoir ce brigand dans la ville. Ses trois fils furent exécutés sous ses yeux. Plusieurs personnes de marque furent également mises à mort. Il était défendu de former le moindre rassemblement ; le seul fait de pleurer ensemble, de tenir une réunion était un crime. Josèphe, du camp des Romains, essayait vainement de nouer des intelligences dans la place ; il était suspect des deux côtés[22]. La situation en était venue au point où la raison et la modération n’ont plus aucune chance de se faire écouter.

Titus cependant s’ennuyait de ces longueurs ; il ne respirait que Rome, ses splendeurs et ses plaisirs[23] ; une ville prise par la famine lui paraissait un exploit insuffisant pour inaugurer brillamment une dynastie. Il fit donc construire quatre nouveaux aggeres pour une attaque de vive force. Les arbres des jardins de la banlieue de Jérusalem furent coupés jusqu’à une distance de quatre lieues. En vingt et un jours, tout fut prêt. Le 1er juillet, les Juifs essayèrent l’opération qui leur avait réussi une première fois : ils sortirent pour brûler les tours de bois ; mais leur manœuvre échoua complètement. Dès ce jour, le sort de la ville fut irrévocablement écrit. Le 2 juillet, les Romains commencèrent à battre et à saper la tour Antonia. Le 5 juillet, Titus en fut maître et la fit presque entièrement démolir, pour ouvrir un large passage à sa cavalerie et à ses machines vers le point où convergeaient tous ses efforts et où devait se livrer la lutte suprême.

Le temple, ainsi que nous l’avons dit, était, par son mode particulier de construction, la plus redoutable des forteresses[24]. Les Juifs qui s’y étaient retranchés avec Jean de Gischala se préparèrent à la bataille. Les prêtres eux-mêmes étaient sous les armes. Le 17, le sacrifice perpétuel cessa, faute de ministres pour l’offrir. Cela fit une grande impression sur le peuple[25]. On le sut hors de la ville. L’interruption du sacrifice était pour les Juifs un phénomène aussi grave que l’eût été un arrêt dans la marche de l’univers. Josèphe saisit cette occasion pour essayer de nouveau de combattre l’obstination de Jean. La forteresse Antonia n’était qu’à soixante mètres du temple. Des parapets de la tour, Josèphe cria en hébreu, par ordre de Titus (si du moins le récit de la Guerre des Juifs n’est pas mensonger), que Jean pourrait se retirer avec tel nombre de ses hommes qu’il voudrait, que Titus se chargeait de faire continuer par des Juifs les sacrifices légaux, qu’il laissait même à Jean le choix de ceux qui les offriraient. Jean refusa d’entendre. Ceux que n’aveuglait pas le fanatisme se sauvèrent à ce moment auprès des Romains. Tout ce qui resta choisit la mort.

Le 12 juillet, Titus commença les approches contre le temple[26]. La lutte fut des plus acharnées. Le 28, les Romains étaient maîtres de toute la galerie du nord, depuis la forteresse Antonia jusqu’au val de Cédron. L’attaque commença alors contre le temple lui-même. Le 2 août, les plus puissantes machines se mirent à battre les murs, admirablement construits, des exèdres qui entouraient les cours intérieures ; l’effet en fut à peine sensible ; mais, le 8 août, les Romains réussirent à mettre le feu aux portes. La stupeur des Juifs fut alors inexprimable ; ils n’avaient jamais cru que cela fut possible ; à la vue des flammes qui pétillaient, ils versèrent sur les Romains un flot de malédictions.

Le 9 août, Titus donna ordre qu’on éteignît le feu et tint un conseil de guerre où assistaient Tibère Alexandre, Céréalis et ses principaux officiers[27]. Il s’agissait de savoir si l’on brûlerait le temple. Plusieurs étaient d’avis que, tant que l’édifice subsisterait, les Juifs ne demeureraient point en repos. Quant à Titus, il est difficile de savoir comment il opina ; car nous avons sur ce point deux récits opposés. Selon Josèphe, Titus fut d’avis de sauver un ouvrage si admirable, dont la conservation ferait honneur à son règne et prouverait la modération des Romains. Selon Tacite[28], Titus aurait insisté sur la nécessité de détruire un édifice auquel se rattachaient deux superstitions également funestes, celle des juifs et celle des chrétiens. « Ces deux superstitions, aurait-il ajouté, bien que contraires l’une à l’autre, ont la même source ; les chrétiens viennent des juifs ; la racine arrachée, le rejeton périra vite. »

Il est difficile de se décider entre deux versions aussi absolument inconciliables ; car, si l’opinion prêtée à Titus par Josèphe peut très-bien être regardée comme une invention de cet historien, jaloux de montrer la sympathie de son patron pour le judaïsme, de le laver aux yeux des juifs du méfait d’avoir détruit le temple, et de satisfaire l’ardent désir qu’avait Titus de passer pour un homme très-modéré[29], on ne saurait nier que le bref discours mis par Tacite dans la bouche du capitaine victorieux ne soit, non-seulement pour le style, mais pour l’ordre des idées, un reflet exact des sentiments de Tacite lui-même. On a le droit de supposer que l’historien latin, plein contre les juifs et les chrétiens de ce mépris, de cette mauvaise humeur qui caractérise l’époque de Trajan et des Antonins, a fait parler Titus comme un aristocrate romain de son temps, tandis qu’en réalité le bourgeois Titus eut pour les superstitions orientales plus de complaisance que n’en avait la haute noblesse qui succéda aux Flavius[30]. Vivant depuis trois ans avec des Juifs, qui lui avaient vanté leur temple comme la merveille du monde, gagné par les caresses de Josèphe[31], d’Agrippa, et plus encore de Bérénice, il put très-bien désirer la conservation d’un sanctuaire dont plusieurs de ses familiers lui présentaient le culte comme tout pacifique. Il est donc possible que, comme le veut Josèphe, des ordres aient été donnés pour que le feu allumé la veille fût éteint, et pour que, dans l’effroyable tumulte que l’on prévoyait, des mesures fussent prises contre l’incendie. Il entrait dans le caractère de Titus, à côté d’une réelle bonté, beaucoup de pose et un peu d’hypocrisie. La vérité est sans doute qu’il n’ordonna pas l’incendie, comme le dit Tacite, qu’il ne l’interdit pas, comme le veut Josèphe, mais qu’il laissa faire, en réservant des apparences pour toutes les thèses qu’il lui conviendrait de laisser soutenir dans les régions diverses de la publicité. Quoi qu’il en soit de ce point, difficile à trancher, un assaut général fut décidé contre l’édifice, déjà privé de ses portes. Pour des militaires exercés, ce qui restait à faire n’était plus qu’un effort sanglant peut-être, mais dont l’issue n’offrait rien de douteux.

Les Juifs prévinrent l’attaque. Le 10 août[32], au matin, ils engagèrent un combat furieux, sans succès. Titus se retira dans l’Antonia pour se reposer et se préparer à l’assaut du lendemain. Un détachement fut laissé pour empêcher que l’incendie ne se rallumât. Alors eut lieu, selon Josèphe, l’incident qui amena la ruine du bâtiment sacré. Les Juifs se jetèrent avec rage sur le détachement qui veillait près du feu ; les Romains les repoussent, entrent pêle-mêle dans le temple avec les fuyards. L’irritation des Romains était au comble. Un soldat, « sans que personne le lui commandât, et comme poussé par un mouvement surnaturel, » prit une solive tout en feu, et, s’étant fait soulever par un de ses compagnons, jeta le tison par une fenêtre qui donnait sur les exèdres du côté septentrional[33]. La flamme et la fumée s’élevèrent rapidement. Titus reposait à ce moment sous sa tente. On courut le prévenir. Alors, s’il en faut croire Josèphe, une sorte de lutte se serait établie entre lui et ses soldats. Titus, de la voix et du geste, ordonnait d’éteindre le feu ; mais le désordre était tel, qu’on ne le comprenait pas ; ceux qui ne pouvaient douter de ses intentions affectaient de ne pas l’entendre. Au lieu d’arrêter l’incendie, les légionnaires l’attisaient. Entraîné par le flot des envahisseurs, Titus fut porté dans le temple même. Les flammes n’avaient pas atteint l’édifice central. Il vit intact ce sanctuaire dont Agrippa, Josèphe, Bérénice lui avaient parlé tant de fois avec admiration, et le trouva supérieur encore à ce qu’on lui en avait dit. Titus redoubla d’efforts, fit évacuer l’intérieur, et donna même ordre à Liberalis, centurion de ses gardes, de frapper ceux qui refuseraient d’obéir. Tout à coup un jet de flammes et de fumée s’élève de la porte du temple. Au moment de l’évacuation tumultuaire, un soldat avait mis le feu à l’intérieur. Les flammes gagnaient de tous les côtés ; la position n’était plus tenable ; Titus se retira.

Ce récit de Josèphe renferme plus d’une invraisemblance. Il est difficile de croire que les légions romaines se soient montrées aussi indociles envers un chef victorieux. Dion Cassius prétend, au contraire, que Titus eut besoin d’employer la force pour déterminer les soldats à pénétrer dans un lieu entouré de terreurs[34], et dont tous les profanateurs passaient pour avoir été frappés de mort. Une seule chose est certaine, c’est que Titus, quelques années après, était bien aise que, dans le monde juif, on racontât la chose comme le fait Josèphe, et qu’on attribuât l’incendie du temple à l’indiscipline de ses soldats, ou plutôt à un mouvement surnaturel de quelque agent inconscient d’une volonté supérieure[35]. L’Histoire de la guerre des Juifs fut écrite vers la fin du règne de Vespasien, en 76 au plus tôt, quand déjà Titus aspirait à être les « délices du genre humain », et voulait passer pour un modèle de douceur et de bonté. Dans les années précédentes, et dans un autre monde que celui des Juifs, il avait sûrement accepté des éloges d’un ordre différent. Parmi les tableaux qu’on promena au triomphe de l’an 71, était l’image « du feu mis aux temples[36] », sans qu’assurément on cherchât alors à présenter ce fait autrement que comme glorieux. Vers le même temps, le poëte de cour Valerius Flaccus propose à Domitien comme le plus bel emploi de son talent poétique de chanter la guerre de Judée, et de montrer son frère semant partout les torches incendiaires :


……Solymo nigrantem pulvere fratrem,
Spargentemque faces et in omni turre furentem[37].

La lutte pendant ce temps était ardente dans les cours et les parvis. Un affreux carnage se faisait autour de l’autel, sorte de pyramide tronquée, surmontée d’une plate-forme, qui s’élevait devant le temple ; les cadavres de ceux qu’on tuait sur la plateforme roulaient sur les degrés et s’entassaient au pied. Des ruisseaux de sang coulaient de tous côtés ; on n’entendait que les cris perçants de ceux qu’on égorgeait et qui mouraient en adjurant le ciel. Il était temps encore de se réfugier dans la ville haute ; plusieurs aimèrent mieux se faire tuer, regardant comme un sort digne d’envie de mourir pour leur sanctuaire ; d’autres se jetaient dans les flammes ; d’autres se précipitaient sur les épées des Romains ; d’autres se perçaient eux-mêmes ou s’entre-tuaient[38]. Des prêtres qui avaient réussi à gagner la crête de la toiture du temple, arrachaient les pointes qui s’y trouvaient avec leurs scellements de plomb, et les lançaient sur les Romains ; ils continuèrent jusqu’au moment où la flamme les enveloppa. Un grand nombre de Juifs s’étaient assemblés autour du lieu saint, sur la parole d’un prophète qui leur avait assuré que c’était là le moment même où Dieu allait faire apparaître pour eux les marques du salut[39]. Une galerie où s’étaient retirés six mille de ces malheureux (presque tous des femmes, des enfants) fut brûlée. Deux portes du temple et une partie de l’enceinte réservée aux femmes furent seules conservées pour le moment. Les Romains plantèrent leurs enseignes sur la place où avait été le sanctuaire et leur offrirent le culte qu’ils avaient accoutumé.

Restait la vieille Sion, la ville haute, la partie la plus forte de la cité, ayant ses remparts encore intacts, où s’étaient sauvés Jean de Gischala, Simon, fils de Gioras, et un grand nombre de combattants qui avaient réussi à se frayer un chemin à travers les vainqueurs. Ce repaire de forcenés exigea un nouveau siège. Jean et Simon avaient établi le centre de leur résistance dans le palais des Hérodes, situé vers l’emplacement de la citadelle actuelle de Jérusalem, et couvert par les trois énormes tours d’Hippicus, de Phasaël et de Mariamne. Les Romains furent obligés, pour enlever ce dernier refuge de l’obstination juive, de construire des aggeres contre le mur occidental de la ville, vis-à-vis du palais[40]. Les quatre légions furent occupées à ce travail l’espace de dix-huit jours (du 20 août au 6 septembre). Pendant ce temps, Titus fit promener l’incendie sur les parties de la ville qui étaient en son pouvoir. La ville basse surtout et Ophel jusqu’à Siloam furent détruits systématiquement. Beaucoup de Juifs appartenant à la bourgeoisie purent s’échapper. Quant aux gens de condition inférieure, on les vendit à très-bas prix. Ce fut l’origine d’une nuée d’esclaves juifs, qui, s’abattant sur l’Italie et les autres pays de la Méditerranée, y portèrent les éléments d’une nouvelle ardeur de propagande. Josèphe en évalue le nombre à quatre-vingt-dix-sept mille[41]. Titus accorda leur grâce aux princes de l’Adiabène. Les habits pontificaux, les pierreries, les tables, les coupes, les candélabres, les tentures lui furent remis. Il ordonna de les conserver soigneusement, pour les faire servir au triomphe qu’il se préparait, et auquel il voulait donner un cachet particulier de pompe étrangère en y étalant le riche matériel du culte juif.

Les aggeres étant achevés, les Romains commencèrent à battre le mur de la ville haute ; dès la première attaque (7 septembre), ils en renversèrent une partie, ainsi que quelques tours. Exténués par la faim, minés par la fièvre et la fureur, les défenseurs n’étaient plus que des squelettes. Les légions entrèrent sans difficulté. Jusqu’à la fin du jour, les soldats brûlèrent et tuèrent. La plupart des maisons où ils s’introduisaient pour piller étaient pleines de cadavres. Les malheureux qui purent s’échapper se sauvèrent dans Acra, que la force romaine avait presque évacué, et dans ces vastes cavités souterraines qui sillonnent le sous-sol de Jérusalem[42]. Jean et Simon[43] faiblirent à ce moment. Ils possédaient encore les tours d’Hippicus, de Phasaël et de Mariamne, les ouvrages d’architecture militaire les plus étonnants de l’antiquité[44]. Le bélier eût été impuissant contre des blocs énormes, assemblés avec une perfection sans égale et reliés par des crampons de fer. Égarés, éperdus, Jean et Simon quittèrent ces ouvrages imprenables, et cherchèrent à forcer la ligne de contrevallation du côté de Siloam. N’y réussissant pas, ils allèrent rejoindre ceux de leurs partisans qui s’étaient cachés dans les égouts.

Le 8, toute résistance était finie. Les soldats étaient las. On tua les infirmes qui ne pouvaient marcher. Le reste, femmes, enfants, fut poussé comme un troupeau vers l’enceinte du temple et enfermé dans la cour intérieure qui avait échappé à l’incendie[45]. Dans cette multitude parquée pour la mort ou l’esclavage, on fit des catégories. Tout ce qui avait combattu fut massacré. Sept cents jeunes gens, les plus beaux de taille et les mieux faits, furent réservés pour suivre le triomphe de Titus. Parmi les autres, ceux qui avaient passé l’âge de dix-sept ans furent envoyés en Égypte, les fers aux pieds, pour les travaux forcés, ou répartis entre les provinces pour être égorgés dans les amphithéâtres. Ceux qui avaient moins de dix-sept ans furent vendus. Le triage des prisonniers dura plusieurs jours, durant lesquels il en mourut, dit-on, des milliers, les uns parce qu’on ne leur donna pas de nourriture, les autres parce qu’ils refusèrent d’en accepter.

Les Romains employèrent les jours suivants à brûler le reste de la ville, à en renverser les murailles, à fouiller les égouts et les souterrains. Ils y trouvèrent de grandes richesses, beaucoup d’insurgés vivants qui furent tués sur-le-champ, et plus de deux mille cadavres, sans parler de quelques prisonniers que les terroristes y avaient enfermés. Jean de Gischala, contraint par la faim à sortir, demanda quartier aux vainqueurs, qui le condamnèrent à une prison perpétuelle. Simon, fils de Gioras, qui avait des provisions, resta caché jusqu’à la fin d’octobre. Manquant de vivres alors, il prit un parti singulier. Revêtu d’un justaucorps blanc, avec un manteau de pourpre, il sortit inopinément de dessous terre, à l’endroit où avait été le temple[46]. Il s’imaginait par là étonner les Romains, simuler une résurrection, peut-être se faire passer pour le Messie. Les soldats furent, en effet, un peu surpris d’abord ; Simon ne voulut se nommer qu’à leur commandant Terentius Rufus. Celui-ci le fit enchaîner, manda la nouvelle à Titus, qui était à Panéas, et fit diriger le prisonnier sur Césarée.

Le temple et les grandes constructions furent démolis jusqu’aux fondements. Le soubassement du temple fut cependant conservé[47], et constitue ce qu’on appelle aujourd’hui le Haram esch-schérif. Titus voulut aussi garder les trois tours d’Hippicus, de Phasaël et de Mariamne, pour faire connaître à la postérité contre quels murs il avait eu à lutter. La muraille du côté occidental fut laissée debout pour abriter le camp de la légion 10e Fretensis, qui était destinée à tenir garnison sur les ruines de la ville prise. Enfin, quelques édifices de l’extrémité du mont Sion échappèrent à la destruction et restèrent à l’état de masures isolées[48]. Tout le reste disparut[49]. Du mois de septembre 70 jusque vers l’an 122, où Adrien la rebâtit sous le nom d’Ælia Capitolina, Jérusalem ne fut qu’un champ de décombres[50], dans un coin duquel se dressaient les tentes d’une légion[51], veillant toujours. On croyait voir à chaque instant se rallumer l’incendie qui couvait sous ces pierres calcinées ; on tremblait que l’esprit de vie ne revînt en ces cadavres qui semblaient encore, du fond de leur charnier, lever le bras pour affirmer qu’ils avaient avec eux les promesses de l’éternité.

  1. Tacite, Hist., V, 1 ; comp. le singulier midrasch sur Eka, i, 5 (Derenbourg, p. 291).
  2. Tacite (l. c.) fait assister Agrippa au siège. Il est remarquable que Josèphe ne lui donne de rôle dans aucun épisode. La lettre d’Agrippa (Jos., Vita, 65) semble supposer qu’il fut présent aux opérations. Peut-être demanda-t-il à Josèphe d’effacer des circonstances, qui ne pouvaient que le rendre odieux à ses coreligionnaires.
  3. Voir Mémoires de l’Académie des inscriptions, XXVI, 1re partie, p. 299 et suiv.
  4. Jos., B. J., VI, vi, 2.
  5. Très-probablement Tuleil el-Foul. Robinson, Bibl. Res., I, p. 577 et suiv.
  6. Une circonstance comme celle de Lydda (Jos., B. J., III, xix, 1) prouve combien le concours pour les fêtes était extraordinaire. Cf. Jos., B. J., II, xiv, 3.
  7. Jos., VI, ix, 3 (cf. V, xiii, 7). Il y a là beaucoup d’exagération. Tacite parle de six cent mille assiégés (Hist., V, 13 ; cf. Orose, VII, 9 ; Malala, p. 260). L’enceinte, réduite encore au bout d’un mois par la prise du quartier nord de la ville, n’eût pas contenu tant de monde, et l’eau, dont Jérusalem est si mal fournie, n’eût pas suffi. Voir Vie de Jésus, p. 388, 13e édit.
  8. Tacite, Hist., V, 11. L’enceinte répondait à celle d’aujourd’hui, excepté du côté du sud. Cf. Saulcy, Dern. jours de Jérus., plans, p. 218 et suiv.
  9. Jos., B. J., V, iv, 2, 4 ; VI, ix, 1 ; VII, i, 1 ; Tacite, Hist., V, 11.
  10. Tacite, Hist., V, 8, 11 ; Dion Cassius, LXVI, 4 ; Jos., B. J., V, iv et v.
  11. Jos., B. J., V, iii, 1 ; Tacite, V, 12.
  12. Tac., Hist., V, 13.
  13. Pour toute cette topographie, voir Saulcy, Les dern. jours de Jér., 218 et suiv., et les plans cités ci-dessus, p. 245, note.
  14. Jos., B. J., II, xv, 1 ; xvi, 1, 3. Ces princesses hérodiennes se montrent à nous dans le Talmud et dans Josèphe comme dévotes, portées à faire des vœux et très-attachées au temple (Derenbourg, p. 253, 290, notes). Agrippa aussi paraît avoir été un juif très-exact. Talm. de Bab., Succa, 27 a ; Pesachim, 107 b.
  15. Un doute peut être élevé sur ce point ; car nous verrons Josèphe exalter systématiquement la douceur des Flavius et soutenir que les rigueurs qu’ils ont commises, les malheurs qui ont eu lieu sont venus uniquement de l’opiniâtreté des Juifs (B. J., V, ix ; VI, ii, vi ; cf. VI, iii, 5). Sulpice-Sévère (II, 30), qui paraît ici, comme dans beaucoup d’autres endroits (voir ci-après, p. 511, note), copier des parties aujourd’hui perdues de Tacite, dit tout le contraire : quia nulla neque pacis neque deditionis copia dabatur. Certainement, un parti pris de détruire Jérusalem est plus conforme, chez Titus, et aux règles générales de la politique romaine et à l’intérêt de sa famille, l’intention d’asseoir la dynastie nouvelle sur un exploit éclatant et sur une entrée triomphale dans Rome se montrant chez lui avec évidence. Jérusalem aurait ainsi payé en quelque sorte les frais d’établissement de la dynastie nouvelle. D’un autre côté, il ne faut pas oublier l’influence qu’avaient prise sur son esprit Agrippa, Bérénice et même des personnages de second ordre tels que Josèphe, lesquels pouvaient très-bien faire valoir à ses yeux la reconnaissance qu’auraient les juifs modérés de Rome, d’Alexandrie et de Syrie envers le sauveur du temple. Tacite, ici comme dans l’affaire du conseil de guerre, prête peut-être a priori à Titus un idéal de dureté romaine, conforme aux idées qui avaient prévalu depuis Trajan. Dion Cassius (LXVI, 4 et 5) est tout à fait d’accord avec Josèphe ; mais son témoignage, outre qu’il n’est peut-être qu’une reproduction des assertions de l’historien juif, prouve simplement qu’à côté de la version de Tacite, il y avait une autre version destinée à montrer l’humanité de Titus. La tradition talmudique semble savoir quelque chose des négociations en vue d’empêcher la ruine complète de la ville (Aboth derabbi Nathan, c. iv et vi). Il est remarquable que Josèphe fut largement récompensé, dès l’an 70 (Vita, 76), d’avoir servi d’instrument à des essais de conciliation. Peut-être Titus laissait-il poursuivre ces tentatives, tout en sachant bien qu’elles ne réussiraient pas, et en réservant sa liberté d’action. Une très-grande part, en tout cas, doit être faite dans les récits de Josèphe à l’exagération, au désir de se donner de l’importance et à la prétention d’avoir rendu des services considérables à sa nation. Certains de ses coreligionnaires lui reprochaient sa trahison. N’était-ce pas une excellente réponse que de se montrer usant de la faveur de Titus pour détourner de son pays le plus de mal possible (Vita, 75)?
  16. Voir Saulcy, Les dern. jours de Jér., p. 309 et suiv., et le plan p. 222.
  17. C’est à quoi Luc (xix, 43) fait allusion.
  18. Le souvenir de cette famine est très-vif dans les traditions talmudiques. Talm. de Bab., Gittin, 56 a et b ; Aboth derabbi Nathan, c. vi ; Midrasch sur Koh., vii, 11 ; sur Eka, i, 5. Comp. Jos., B. J., VI, iii, 3 ; Sulp. Sév., II, 30 (probablement d’après Tacite).
  19. Les raffinements de férocité gratuite que leur prête Josèphe (l. V et VI) sont peu vraisemblables.
  20. Hénoch, cxiii, 7.
  21. Josèphe, B. J., VI, ii, 1 ; v, 2.
  22. Comparez Aboth derabbi Nathan, iv.
  23. Tacite, Hist., V, 11.
  24. Tacite, Hist., V, 12.
  25. C’est l’objet d’un jeûne le 17 du dixième mois (tammuz). Voir Mischna, Taanith, iv, 6.
  26. Pour la topographie, voir Vogüé, Le temple de Jér., p. 60-61 ; pl. xv, xvi.
  27. Voir Léon Renier, dans les Mém. de l’Acad. des inscr., t. XXVI, 1re partie, p. 269 et suiv.
  28. M. Bernays (Ueber die Chronik des Sulpicius Severus, Berlin, 1861, p. 48 et suiv.) a démontré que le passage de Sulpice-Sévère, II, xxx, 6-7, est tiré presque mot à mot de la partie perdue des Histoires de Tacite. Tacite aurait lui-même puisé ses renseignements dans le livre qu’Antonius Julianus, l’un des officiers du conseil de guerre, composa sous le titre De Judæis (Minucius Felix, Octav., 33 ; Tillemont, Hist. des emp., I, p. 588). Orose, comme Sulpice-Sévère, eut entre les mains le texte complet des Histoires ; mais il reste dans le vague : diu deliberavit… Il finit cependant par attribuer l’incendie à Titus : incendit ac diruit (VII, 9).
  29. Se rappeler que l’Histoire de la guerre des Juifs fut (Josèphe du moins nous l’assure) soumise à la censure de Titus, à l’approbation d’Agrippa, qu’elle fut en un mot rédigée dans le sens qui pouvait le plus flatter l’amour-propre de Titus et servir la politique des Flavius. Jos., Vita, 63 ; Contre Apion, I, 9.
  30. Suétone, Titus, 5 : Philostrate, Apoll., VI, 29. Voir ci-après, p. 531-532.
  31. La fortune de Josèphe vint de la sympathie particulière que Titus avait pour lui. B. J., III, viii, 8 et 9.
  32. Le grand jeûne des juifs pour la destruction du temple se célèbre le 9 du mois de ab, qui répond à peu près au mois d’août. Jos., B. J., VI, iv, 5 ; Mischna, Taanith, iv, 6 (cf. Dion Cassius, LXVI, 7).
  33. Voir le plan et la restauration du temple, par M. de Vogüé. Le temple de Jérus., pl. xv et xvi.
  34. Dion Cassius, LXVI, 6. Comp. Josèphe lui-même, XI, ii, 3. Josèphe, ayant été témoin des événements, est très-exact dans certains tableaux ; mais l’ensemble de son récit est faussé par toutes sortes d’inventions et d’arrière-pensées.
  35. Δαιμονίῳ ὁρμῇ τινι χρώμενος (Jos., B. J., VI, iv, 5) ; Dei nutu (Sulp. Sev., II, 30). Josèphe va jusqu’à présenter les Juifs comme la cause première du malheur. Λαμϐάνουσι δ’αἱ φλόγες ἐκ τῶν οἰκείων τὴν ἀρχὴν καὶ τὴν αἰτίαν (Jos., l. c. ; cf. VI, ii, 9).
  36. Jos., B. J., VII, v, 5.
  37. Argonautica, I, 13. Dans le Talmud, l’incendie du temple est attribué à « Titus le méchant ». Talm. de Bab., Gittin, 56 a.
  38. Dion Cassius, LXVI, 6.
  39. Jos., B. J., VI, v, 2.
  40. C’est-à-dire contre le mur qui part de la citadelle actuelle et enclôt les jardins des Arméniens. Saulcy, Les dern. jours de Jér., p. 409-410, et plan, p. 222.
  41. Jos., B. J., VI, ix, 3.
  42. Dion Cassius, LXVI, 5 ; Jos., Ant., XV, xi, 7 ; B. J., V, iii, 1 ; Tacite, Hist., V, 12 ; Catherwood, plan ; Vogüé, Le temple de Jér., pl. i, xvii.
  43. L’accusation de lâcheté que porte contre eux Josèphe est peu conforme à la vraisemblance, et tient sans doute à la haine que l’historien juif leur a vouée.
  44. Jos., B. J., VI, ix, 1. Les assises inférieures de l’une de ces tours existent encore aujourd’hui et excitent l’étonnement, quoique les blocs aient été descellés, puis remontés à contre-sens.
  45. Cette enceinte avait environ cent dix mètres de long sur quatre-vingt-dix de large. C’est bien peu pour la foule que Josèphe y renferme. Cependant il fut à cet égard témoin tout à fait oculaire. Vita, 75.
  46. Le terre-plein du haram renferme, en effet, beaucoup de réduits souterrains.
  47. Saint Jérôme, In Zach., xiv, 2. L’extraordinaire hauteur de ce soubassement n’a pu être comprise que depuis les fouilles des Anglais. Les fondations du temple lui-même furent visibles jusqu’au temps de Julien. Comp. Hégésippe, dans Eus., H. E., II, xxiii, 18.
  48. Épiphane, De mensuris, c. 14.
  49. Jos., B. J., VII, i, 1 ; Luc, xix, 44 ; Épiphane, De mensuris, c. 14 ; Lactance, Inst. div., IV, 21 ; Orose, VII, 9. Les assertions contraires d’Eusèbe (Demonstr. evang., VI, 18) et de saint Jérôme (In Zuch., c. xiv) viennent du désir de voir réalisées certaines prophéties. Il est évident, du reste, qu’une telle destruction se borna pour le moment à desceller les pierres et à les renverser.
  50. Nous examinerons plus tard avec détail quel fut l’état de Jérusalem durant ces cinquante-deux années, et en quel sens il put être question pendant ce temps d’une Église de Jérusalem.
  51. Sur l’emplacement actuel du patriarcat latin. Jos., B. J., VII, i, 1 ; Clermont-Ganneau, Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1872, p. 158 et suiv.