Calmann-Lévy (p. 372-384).


XXI


Madame Worms-Clavelin s’avançait dans l’ombre et la pluie, sous son parapluie, de ce pas ferme et décidé qui, par extraordinaire, ne s’était pas amolli sur le pavé des villes de province. La portière du fiacre qui attendait devant la grille du parc Monceau s’entre-bâilla, puis s’ouvrit tout entière. Et madame Worms-Clavelin s’empaqueta tranquillement dans le sapin à côté du jeune chef de cabinet, qui lui demanda comment elle allait. À quoi elle répondit :

— Moi, je vais toujours bien.

Et elle ajouta :

— Quel temps !

Les vitres du fiacre ruisselaient. Tous les bruits de la ville étaient noyés dans l’air humide et l’on entendait seulement le bruit léger des gouttes d’eau.

Comme le fiacre commençait de rouler sur les pavés assourdis, elle demanda :

— Où allons-nous ?

— Où vous voudrez.

— Ça m’est égal… Du côté de Neuilly plutôt.

Ayant donné des ordres au cocher, Maurice Cheiral dit à la femme du préfet :

— Je suis heureux de vous annoncer que la nomination de l’abbé Guitrel (Joachim) à l’évêché de Tourcoing paraîtra demain à l’Officiel. Ce n’est pas pour me vanter ! Mais je vous assure qu’il n’a pas été facile d’enlever l’affaire. Le nonce excelle à employer les moyens dilatoires. Ces gens-là ont une force d’inertie prodigieuse… Enfin, c’est fait !

— Tant mieux ! répondit madame Worms-Clavelin ; je suis sûre que vous avez rendu service au parti républicain progressiste et que les modérés n’auront qu’à se louer du nouvel évêque.

— Enfin, dit Maurice Cheiral, vous êtes contente.

Et après un long silence il reprit :

— Imaginez-vous que je n’ai pas dormi de la nuit. Je pensais à vous. J’étais impatient de vous voir.

Ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’il disait la vérité et que l’attente de cette simple aventure l’avait agité. Mais il parlait sur un ton goguenard et d’une voix traînante et il avait l’air de mentir. De plus, il manquait d’assurance et de décision.

Madame Worms-Clavelin pensait sortir indemne de ce fiacre. Elle prit un air grave et doux et d’une voix sympathique :

— Merci, cher monsieur. Arrêtez-moi là, si vous voulez bien. Mes amitiés à votre mère.

Et elle lui tendit la main, sa petite main courte, dans des gants très sales. Mais il la retint. Il se fit pressant et tendre, plein à la fois d’amour-propre et de sensualité. Elle s’attendit dès lors à ce qui devait arriver.

— Je suis crottée comme un barbet, lui dit-elle au moment où il faisait le nécessaire pour s’en apercevoir de lui-même.

Tandis qu’il poursuivait son idée à travers les obstacles du lieu et des circonstances, elle montra du bon goût et de la simplicité. Avec un tact parfait, elle évita tout ce qu’il y aurait eu de choquant dans une résistance trop prolongée ou dans un abandon trop rapide. De même, quand les progrès de Maurice furent devenus sensibles et décisifs, elle se garda de toute expression révélant soit une indifférence ironique, soit une participation intéressée. Elle fut parfaite. Elle ne concevait d’ailleurs aucun mauvais sentiment envers le petit jeune homme d’État, si candide quand il se croyait pervers ; et même elle regretta, dans son cœur, de n’avoir pas assez surveillé ses dessous pour la circonstance. Elle avait toujours été peu soigneuse de son linge. Mais depuis quelques années sa négligence devenait vraiment excessive. Son grand mérite fut de se garder de toute emphase et de toute exagération.

Parvenu au terme de son entreprise, Maurice se montra soudain tranquille, indifférent, un peu ennuyé. Il parlait de choses tout à fait étrangères à leur situation présente, et regardait par la vitre la rue indistincte. Il semblait que le fiacre roulât au fond d’un aquarium. On ne voyait, dans l’eau, que les becs de gaz et, par endroits, les bocaux d’un pharmacien.

— Quelle pluie ! soupira madame Worms-Clavelin.

— Le temps est gâté depuis huit jours, répondit Maurice Cheiral. Il est pourri. Est-ce que c’est la même chose là-bas, chez vous ?

— Notre département est le plus pluvieux de France, répondit madame Worms-Clavelin avec une douceur charmante. Mais il n’y a jamais de boue dans les grandes allées sablées du jardin de la préfecture. Et puis, nous autres provinciales, nous portons des socques.

— Figurez-vous, dit Cheiral, que je ne connais pas votre ville.

— Les promenades sont charmantes, répondit madame Worms-Clavelin, et l’on peut faire des excursions très agréables dans les environs. Venez donc nous voir. Mon mari sera enchanté.

— Est-ce qu’il se plaît dans son département ?

— Oui, il s’y plaît. Il y a réussi.

À son tour, elle essaya, les yeux sur les vitres, de percer l’ombre épaisse, pleine de lueurs fuyantes.

— Où sommes-nous ? dit-elle.

— Nous devons être loin de tout, répondit Cheiral avec empressement. Où voulez-vous que je vous mette ?

Elle demanda qu’il la mît à une station. Il ne cacha plus son envie de la quitter.

— Il faut, dit-il, que je passe à la Chambre ; je ne sais pas ce qu’ils ont fait aujourd’hui.

— Ah ! dit-elle, il y avait séance ?

— Oui, fit-il, rien d’important, je crois. Un relèvement de tarif. Mais on ne sait jamais. Je vais faire un tour par là.

Ils se quittèrent de bonne grâce, avec facilité. Comme madame Worms-Clavelin prenait un fiacre sur le boulevard de Courcelles, près des fortifications, elle entendit crier les journaux du soir, et des camelots empressés passèrent près d’elle, leur feuille déployée. Le journal portait une manchette énorme. Elle lut ces mots : « Chute du ministère ».

Madame Worms-Clavelin suivit un moment du regard ces hommes et ces voix qui allaient se perdre dans l’ombre humide. Et elle songea que, si vraiment Loyer portait ce soir sa démission au président de la République, probablement il ne ferait pas paraître le lendemain à l’Officiel le mouvement épiscopal. Elle songea que la croix d’officier de son mari ne serait peut-être pas comprise dans le testament du ministre de l’intérieur et que dès lors il était vain qu’elle eût passé une demi-heure entre les rideaux bleus d’un fiacre. Ce n’est pas qu’elle regrettât ce qui s’était passé, mais elle n’aimait rien faire d’inutile.

— À Neuilly, dit-elle au cocher, boulevard Bineau, au couvent des dames du Saint-Sang.

Et elle s’assit pensive dans sa voiture solitaire. Les cris des camelots traversaient les vitres. Elle se disait que peut-être après tout la nouvelle était vraie. Pourtant elle n’achetait point le journal, par défiance et mépris de tout ce qui s’imprimait dans les feuilles et par une sorte de point d’honneur qu’elle se faisait de n’être pas volée, fût-ce d’un sou. Elle songeait que si vraiment le ministère tombait au moment même où elle était aimable pour lui, c’était un exemple assez frappant de l’ironie des choses et de cette malignité qui flotte sans cesse autour de nous comme un air subtil. Elle se demanda si le chef du cabinet de Loyer ne savait pas, dès la grille du parc, la nouvelle portée maintenant par les aboyeurs. À ce soupçon, le sang lui monta aux joues, comme si sa pudeur avait été trahie et sa foi surprise. Car alors Maurice Cheiral se serait moqué d’elle. Et c’est ce qu’elle n’acceptait pas. Mais sa ferme raison et son expérience des affaires l’assurèrent bientôt dans cette idée, qu’il ne faut pas s’inquiéter de ce que disent les journaux. Elle pensa sans alarmes à M. l’abbé Guitrel et elle se félicita d’avoir contribué selon son pouvoir à l’élévation de cet excellent prêtre au siège du bienheureux Loup. Cependant elle rajustait sa toilette afin de paraître avec convenance dans le parloir des dames du Saint-Sang, qui faisaient l’éducation de sa fille.

La brume était plus pâle et plus blonde dans les avenues désertes, sur les terres humides et basses de Neuilly. Et, sous la pluie plus claire, les grands arbres dépouillés dressaient leurs formes élégantes et robustes. Madame Worms-Clavelin vit des peupliers, et il lui souvint de la campagne qu’elle aimait chaque jour d’un amour plus cher.

Elle sonna à la porte grillée que surmontait, sur un écusson de pierre, le gant dans lequel Joseph d’Arimathie recueillit le saint sang du Sauveur. À sa demande, la sœur tourière fit appeler mademoiselle de Clavelin. Et madame Worms-Clavelin pénétra dans le parloir clair, aux chaises de crin. Là, devant la Vierge blanche et bleue qui ouvrait ses mains pleines de grâces, la femme du préfet se sentit pénétrée d’un sentiment religieux très fort et très doux. Pour être chrétienne, il lui manquait encore le baptême. Mais elle avait fait baptiser sa fille et elle l’élevait dans la religion catholique. Elle inclinait avec la République à la piété bourgeoise. Dans un élan sincère de son cœur, elle salua dévotement cette bonne Vierge à l’écharpe d’azur, qu’invoquent, en leurs nécessités, les dames comme il faut. Avec une mystique ardeur, que le judaïsme n’avait jamais contentée, elle remercia la Providence, devant cette Marie aux bras ouverts, des avantages qu’elle avait recueillis dans l’existence. Elle était reconnaissante à Dieu de ce que, née dans la misère de Montmartre, ayant, en son enfance, battu de ses semelles percées le pavé gras des boulevards extérieurs, elle vivait maintenant dans la bonne société, appartenait aux classes dirigeantes, participait à la haute administration du pays, et de ce que, dans toutes les transactions (puisque enfin la vie est difficile et qu’on a souvent besoin des autres), du moins elle n’avait affaire qu’à des gens du monde.

— Bonjour, maman !

Madame Worms-Clavelin poussa d’abord sa fille sous la lampe pour lui examiner les dents. C’était toujours son premier soin. Elle regarda ensuite si le bord des paupières n’était pas d’un blanc d’anémie, si la taille ne déviait pas, si les ongles n’étaient point rongés. Et quand elle fut rassurée sur tous ces points, elle s’informa du travail et de la conduite. Sa sollicitude s’inspirait d’un sens juste et d’une science supérieure de la vie. Et c’était une excellente mère.

Et quand, enfin, il fallut se séparer au tintement de la cloche qui sonnait l’étude du soir, madame Worms-Clavelin tira de sa poche une boîte de pastilles de chocolat. Cette boîte était toute foulée, écrasée, cabossée, terriblement aplatie.

Mademoiselle de Clavelin la prit et dit en se moquant :

— Oh ! maman, elle a l’air de sortir d’une bataille.

— Par un si sale temps !… dit madame Worms-Clavelin en haussant les épaules.


Ce soir-là, après dîner, dans le salon du family-house, elle trouva sur la table un grand journal du soir, dont les informations sont dignes de confiance. Elle y apprit que le ministère n’était ni renversé ni seulement ébranlé. Il est vrai qu’il avait été mis en minorité au début de la séance, mais c’était sur la fixation de l’ordre du jour. Et il avait obtenu ensuite, sur le fond même de la question, une majorité de cent cinq voix.

Elle en fut contente et, pensant à son mari, elle se dit : « Lucien sera heureux d’apprendre que Guitrel est nommé évêque. »