Calmann-Lévy (p. 385-389).


XXII


Ayant renvoyé sa voiture, madame de Bonmont se fit conduire en fiacre à la rue du quartier de l’Europe où elle aimait Rara dans le bruit des camions, au sifflet des machines. Elle aurait préféré des jardins ; mais l’amour ne se fait pas toujours sous les myrtes, au murmure des fontaines. Par les rues où les lumières s’allumaient dans la brume du soir, madame de Bonmont menait des pensées tristes. À la vérité, M. Guitrel était nommé évêque de Tourcoing. Elle s’en réjouissait. Pourtant cette joie ne remplissait pas toute son âme. Rara, par son humeur sombre et ses appétits féroces, la désespérait. Elle n’allait plus qu’en tremblant aux rendez-vous dont jadis elle appelait avec tant d’ardeur l’heure délicieuse. Naturellement confiante et tranquille, elle craignait maintenant pour lui, pour elle-même, des dangers, une catastrophe, un scandale. L’état moral de son ami, qui n’avait jamais été satisfaisant, s’était aggravé tout à coup. Depuis le suicide du colonel Henry, Rara était devenu effrayant. Un sang âcre avait, comme du vitriol, mordu sa peau, marqué son front, ses paupières, ses joues, de fumée, de soufre et de feu. Pour des causes inconnues, dont elle ne perçait point l’obscurité, ce cher ami, depuis quinze jours, ne rentrait plus au domicile qu’il avait élu en face du Moulin-Rouge, et qui était son domicile légal. Il se faisait envoyer ses lettres et il recevait ses visites dans le petit entresol loué par madame de Bonmont pour un autre usage.

Elle monta lentement, tristement l’escalier.

Mais sur le seuil de la porte l’espoir se glissa dans son cœur de retrouver le Rara délicieux des premiers jours. Hélas ! cet espoir la trompait. Elle fut accueillie par des paroles amères :

— Pourquoi viens-tu ? Toi aussi tu me méprises.

Elle protesta.

Et il est vrai qu’elle ne le méprisait pas, qu’elle l’admirait dans son âme de biche amoureuse. Elle posa sur les moustaches de l’ami des lèvres peintes et pourtant fraîches, elle l’embrassa avec des sanglots, mais il la repoussa et se mit à marcher furieusement dans les deux chambres bleues.

Elle délia sans bruit le petit paquet de gâteaux qu’elle avait apporté, et dit d’une voix pâle où ne luisait plus aucune espérance :

— Veux-tu un baba ? Il est au kirsch, comme tu les aimes.

Et elle lui tendit le baba entre deux doigts fins et sucrés.

Mais ne daignant rien voir ni rien entendre, il poursuivit sa marche monotone et féroce.

Elle alors, les yeux brillants de larmes, le sein gonflé de soupirs, releva sa voilette épaisse et noire qui, comme un loup, lui masqua le haut du visage, et se mit à manger un éclair au chocolat, dans le silence et l’immobilité.

Puis, ne sachant que dire ni que faire, elle tira de sa poche un écrin qu’elle venait de prendre chez son bijoutier, l’ouvrit et, montrant à Rara l’anneau d’évêque qui était dedans, dit d’une voix timide :

— Regarde l’anneau de monsieur Guitrel. Cette pierre est jolie, n’est-ce pas ? C’est une améthyste de Hongrie. Crois-tu que monsieur Guitrel sera content ?

— Je m’en f… un peu, répondit Rara.

Désolée elle posa l’écrin sur la table de toilette.

Cependant il avait repris le cours de ses idées ordinaires, car il s’écria :

— Il n’y a pas d’erreur ! J’en crèverai un !

Elle le regarda d’un air de doute, ayant observé qu’il promettait de tuer tout le monde et qu’il ne tuait personne.

Il pénétra cette pensée. Ce fut terrible.

— Je savais bien que tu me méprisais.

Il fut près de la battre. Elle pleura beaucoup. Il s’adoucit et lui fit un tableau affreux de ses embarras financiers.

Elle s’émut, mais ne lui promit point une forte somme, d’abord parce qu’il n’était pas dans ses principes de donner de l’argent à un amant, et puis parce qu’elle craignait qu’il ne s’en allât si on facilitait son départ.

Elle sortit si bouleversée du petit entresol bleu, qu’elle oublia l’anneau d’améthyste sur la table de toilette.