Calmann-Lévy (p. 361-371).


XX


— Faites entrer monsieur Guitrel, dit Loyer.

Dans son cabinet, derrière les dossiers amassés sur son bureau, le ministre était visible à peine, petit vieux à lunettes et à moustache grise, enchiffrené, larmoyant, goguenard et bourru, brave homme, ayant gardé dans les honneurs et la puissance, les façons d’un répétiteur de droit. Il tira ses lunettes pour les essuyer. Il était curieux de voir cet abbé Guitrel, candidat à l’épiscopat, qui lui venait précédé d’un brillant cortège de femmes.

La jolie provinciale, madame de Gromance, était venue la première, dans les derniers jours de décembre. Elle lui avait dit sans détours qu’il fallait nommer M. l’abbé Guitrel évêque de Tourcoing. Le vieux ministre, qui aimait encore l’odeur de la femme, avait gardé longtemps entre ses deux mains la petite main de madame de Gromance et caressé du doigt, entre le gant et la manche, l’endroit du poignet où la peau est plus douce sur le réseau bleu des veines. Mais il n’avait point entrepris davantage, parce qu’avec l’âge tout lui devenait difficile, et aussi de peur de paraître ridicule, car il avait de l’amour-propre. Du moins, il demeurait érotique en paroles. Il avait demandé, selon sa coutume, à madame de Gromance des nouvelles du « vieux chouan ». C’est ainsi qu’il nommait familièrement M. de Gromance. Ses yeux en avaient larmoyé en riant par tous leurs petits plis, sous les verres bleuâtres de ses lunettes.

L’idée que le « vieux chouan » était cocu causait au ministre de la justice et des cultes une joie vraiment démesurée. En se représentant cette idée, il regardait madame de Gromance avec plus de curiosité, d’intérêt et de plaisir qu’il n’y avait lieu, peut-être, de le faire. Mais sur les débris de sa complexion amoureuse il se construisait maintenant des amusements spirituels dont le plus vif était de considérer la disgrâce de M. de Gromance dans le moment même qu’il en contemplait la voluptueuse ouvrière.

Durant les six mois qu’il avait passés à l’Intérieur, dans un précédent cabinet radical, il s’était fait adresser, par le préfet Worms-Clavelin, des notes confidentielles sur le ménage Gromance, en sorte qu’il était fort instruit des amants de Clotilde, et il goûtait le contentement de les savoir nombreux. Enfin, il avait fait le meilleur accueil à la belle solliciteuse, et il lui avait promis d’étudier de près le dossier de M. Guitrel, sans toutefois s’engager plus avant, étant bon républicain et ne soumettant pas les affaires de l’État aux caprices des femmes.

Puis ç’avait été la baronne Bonmont, les plus belles épaules de Paris, qui l’avait sollicité, aux soirées de l’Élysée, en faveur de l’abbé Guitrel. Enfin madame Worms-Clavelin, la femme du préfet, était venue, très gentille, lui couler à l’oreille un mot de recommandation pour le bon abbé Guitrel.

Loyer était curieux de voir de ses yeux ce prêtre qui avait mis tant de jupes en mouvement. Il se demandait s’il n’allait pas se trouver en présence d’un de ces grands gars en soutane que l’Église jette depuis quelques années dans les réunions publiques et jusque dans la Chambre des députés, jeunes gaillards forts en couleurs et forts en bouche, pieux tribuns rustiques, violents et madrés, puissants sur les simples et sur les femmes.

M. l’abbé Guitrel entra dans le cabinet du ministre, la tête penchée sur l’épaule droite, et tenant, les mains jointes, son chapeau sur le ventre. Il n’avait pas mauvais air, mais le désir de plaire et le respect des pouvoirs établis rendaient moins sensible le soin qu’il prenait de soutenir sa dignité sacerdotale.

Loyer vit qu’il avait trois mentons et la tête en pointe, du ventre et pas d’épaules et qu’il était onctueux. Un vieillard, d’ailleurs.

« Que lui veulent les femmes ? » pensa-t-il.

L’entretien fut d’abord insignifiant de part et d’autre. Mais, après avoir interrogé M. Guitrel sur quelques points d’administration ecclésiastique et entendu les réponses du prêtre, Loyer s’aperçut que ce gros homme parlait clairement et avait l’esprit juste.

Il se rappelait que le directeur des cultes, M. Mostart, n’était pas opposé à la nomination de l’abbé Guitrel à l’évêché de Tourcoing. M. Mostart, à la vérité, ne l’avait pas beaucoup éclairé. Depuis que les ministères cléricaux alternaient avec les ministères anticléricaux, le directeur des cultes ne se mêlait plus guère de faire des évêques. Ces sortes d’affaires devenaient trop délicates. Il avait une maison à Joinville, il était amateur de jardins et pêcheur à la ligne. Sa pensée la plus chère était d’écrire l’histoire anecdotique du théâtre Bobino, dont il avait connu les beaux jours. Il se faisait vieux, et il était sage. Il ne soutenait pas ses propres avis avec ténacité. Il avait dit la veille à son ministre en propres termes : « Je propose l’abbé Guitrel, mais l’abbé Guitrel ou l’abbé Lantaigne, c’est bonnet blanc et blanc bonnet, ou, comme dirait notre oncle, c’est kif kif bourricot ! » Ainsi s’était exprimé M. le directeur des cultes. Mais Loyer, vieux légiste, distinguait toujours.

Il lui parut que M. Guitrel avait quelque bon sens et n’était point trop fanatique.

— Vous n’ignorez point, monsieur l’abbé, lui dit-il, que le défunt évêque de Tourcoing, monsieur Duclou, avait donné sur le tard dans l’intolérance et fourni, plus que de raison, du travail au Conseil d’État. Qu’en pensez-vous ?

— Hélas ! répondit en soupirant M. l’abbé Guitrel, il est vrai que monseigneur Duclou, au déclin de ses jours et de ses forces, tandis qu’il se hâtait vers les noces éternelles, a fait entendre des protestations peut-être malheureuses. Mais la situation était difficile alors. Elle est bien changée, et son successeur pourra travailler utilement à la pacification des esprits. Ce qu’il faut atteindre, c’est la paix sincère. La voie est toute tracée. Il convient d’y entrer résolument et de la parcourir jusqu’au bout. En fait, les lois scolaires et les lois militaires ne soulèvent plus de difficultés. Il ne subsiste, monsieur le ministre, que la question des religieux et du fisc. Et cette question, il faut le reconnaître, est singulièrement importante dans un diocèse semé, si j’ose dire, comme celui de Tourcoing, d’instituts religieux de toutes sortes. Aussi l’ai-je examinée de très près, et je puis, si vous le désirez, vous faire part des fruits de cet examen.

— Les moines, dit Loyer, n’aiment point payer. Voilà la vérité.

— Personne n’aime payer, monsieur le ministre, répliqua l’abbé Guitrel. Et Votre Excellence, si compétente en matière de finances, sait qu’il y a pourtant un art de tondre le contribuable sans le faire crier. Pourquoi ne point user de cet art envers nos pauvres religieux qui sont trop bons Français pour n’être pas bons contribuables ? Remarquez, monsieur le ministre, qu’ils sont soumis : 1o aux impôts de droit commun.

— Naturellement, dit Loyer.

— 2o À la mainmorte, poursuivit l’abbé.

— Et vous vous en plaignez ? demanda le ministre.

— Nullement, répondit l’abbé. Je fais le compte. Les bons comptes font les bons amis. 3o À l’impôt de quatre pour cent sur le revenu de leurs biens meubles et immeubles. Et 4o au droit d’accroissement établi par les lois des 28 décembre 1880 et 29 décembre 1884. C’est ce dernier impôt, seul, vous le savez, monsieur le ministre, dont le principe a été contesté par diverses congrégations qui ont protesté, d’accord, en certains diocèses, avec leur pasteur. L’agitation n’est point calmée partout. C’est sur ce point, monsieur le ministre, que je prends la liberté de vous exposer les idées qui dirigeraient ma conduite si j’avais l’honneur de m’asseoir dans le siège de saint Loup.

Le ministre, en signe d’attention, tourna son fauteuil vers l’abbé Guitrel qui poursuivit en ces termes :

— En principe, monsieur le ministre, je réprouve l’esprit de révolte, je blâme les revendications tumultueuses et systématiques. Je ne fais en cela que me conformer à l’Encyclique Diuturnum illud, par laquelle Léon XIII, à l’exemple de saint Paul, recommande l’obéissance aux pouvoirs civils. Voilà pour le principe. Abordons le fait. En fait, je découvre que les religieux du diocèse de Tourcoing sont placés, au regard du fisc, dans des situations très diverses, qui leur rendent une action commune très difficile. En effet, il se trouve, dans cette circonscription ecclésiastique, des congrégations autorisées et des congrégations non reconnues, des congrégations vouées à des œuvres d’assistance gratuite en faveur des pauvres, des vieillards ou des orphelins, et des congrégations qui ont pour objet une vie toute spirituelle et contemplative. Elles sont imposées diversement, en raison de leurs natures diverses. J’estime que la contrariété de leurs intérêts brise la résistance si leur évêque ne forme lui-même le faisceau de leurs revendications, ce que, pour ma part, je me garderais de faire, si j’étais leur chef spirituel. Je laisserais, monsieur le Ministre, les réguliers de mon diocèse incertains et divisés, afin d’assurer la paix de l’Église dans la République. Quant à mon clergé séculier, ajouta le prêtre d’une voix ferme, j’en répondrais comme un général répond de ses troupes.

Ayant ainsi parlé, M. Guitrel s’excusa d’avoir si longuement développé sa pensée et abusé des instants précieux d’une Excellence.

Le vieux Loyer ne répondit pas. Mais il inclina la tête en signe d’approbation. Il trouvait que Guitrel, pour un calotin, n’était pas un trop mauvais esprit.