Calmann-Lévy (p. 348-360).


XIX


S’étant levé de bon matin, M. Bergeret, professeur de littérature latine, sortit de la ville avec Riquet. Ils s’aimaient chèrement et ne se quittaient guère. Ils avaient mêmes goûts, menant tous deux de préférence une vie tranquille égale et simple.

Dans leurs promenades, Riquet suivait attentivement des yeux son maître. Il craignait de le perdre de vue un moment, parce qu’il n’avait pas beaucoup de flair et qu’il n’aurait pu le suivre à la piste. Mais ce beau regard fidèle le rendait sympathique. Il trottait au côté de M. Bergeret avec un air d’importance qui n’était pas déplaisant. Le professeur de littérature latine marchait d’un pas tantôt rapide et tantôt lent, au gré de sa pensée capricieuse.

Riquet, lorsqu’il l’avait dépassé d’un jet de pierre, se retournait et l’attendait, le museau en l’air, une patte de devant soulevée et repliée, dans une attitude d’attention et de vigilance. Un rien les amusait l’un et l’autre. Riquet entrait impétueusement dans les allées et dans les boutiques et il en sortait aussitôt. Ce jour-là, comme il franchissait d’un bond le pas du charbonnier, il se trouva face à face avec un pigeon d’une grosseur énorme et d’une blancheur éclatante. Le pigeon souleva ses ailes radieuses dans l’ombre et Riquet s’enfuit épouvanté.

Il vint, selon son habitude, conter des yeux, des pattes et de la queue, son aventure à M. Bergeret, qui lui dit par moquerie :

— Oui, mon pauvre Riquet, voilà une terrible rencontre et nous avons échappé aux griffes et au bec d’un monstre ailé. Ce pigeon était effroyable.

Et M. Bergeret sourit. Riquet connaissait ce sourire. Il vit fort bien que son maître se moquait de lui. C’est ce qu’il n’aimait pas. Il cessa d’agiter sa queue et se mit à marcher la tête basse, le dos rond et les pattes écartées en signe de mécontentement.

Et M. Bergeret lui dit encore :

— Mon pauvre Riquet, cet oiseau, que tes ancêtres auraient croqué vif, t’effraie. Tu n’as pas faim comme eux ; aussi tu n’as pas d’audace comme eux. Une culture raffinée t’a rendu poltron. C’est une grande question de savoir si la civilisation n’affaiblit pas chez les hommes le courage en même temps que la férocité. Mais les hommes cultivés affectent le courage par respect humain, et ils se font une vertu artificielle plus belle peut-être que la naturelle. Toi, tu montres ta peur sans honte.

Le mécontentement de Riquet, à vrai dire, était léger. Il dura peu. Tout était oublié quand l’homme et le chien entrèrent dans le bois de Josde à l’heure où l’herbe est humide de rosée et où des vapeurs légères traînent au flanc des ravins.

M. Bergeret aimait les bois. Devant un brin d’herbe, il s’abîmait dans des rêveries infinies. Riquet aimait aussi les bois. Il goûtait à flairer les feuilles mortes un plaisir mystérieux. Songeant tous deux, ils suivaient le chemin couvert qui mène au carrefour des Demoiselles, quand ils rencontrèrent un cavalier qui rentrait à la ville. C’était M. de Terremondre, conseiller général.

— Bonjour, monsieur Bergeret, dit-il en arrêtant son cheval. Eh bien ! avez-vous réfléchi aux raisons que je vous ai données hier ?

M. de Terremondre avait expliqué la veille chez Paillot, libraire, les raisons pour lesquelles il était antisémite.

M. de Terremondre était antisémite en province, particulièrement dans la saison des chasses. L’hiver, à Paris, il dînait chez des financiers juifs qu’il aimait assez pour leur faire acheter avantageusement des tableaux. Il était nationaliste et antisémite au conseil général, en considération des sentiments qui régnaient dans le chef-lieu. Mais, comme il n’y avait pas de juifs dans la ville, l’antisémitisme y consistait principalement à attaquer les protestants qui formaient une petite société austère et fermée.

— Nous voilà donc adversaires, reprit M. de Terremondre ; j’en suis fâché, car vous êtes un homme d’esprit, mais vous vivez en dehors du mouvement social. Vous n’êtes point mêlé à la vie publique. Si vous mettiez comme moi la main à la pâte, vous seriez antisémite.

— Vous me flattez, dit M. Bergeret. Les Sémites qui couvraient autrefois la Chaldée, l’Assyrie, la Phénicie, et qui fondèrent des villes sur tout le littoral de la Méditerranée, se composent aujourd’hui des juifs épars dans le monde et des innombrables peuplades arabes de l’Asie et de l’Afrique. Je n’ai pas le cœur assez grand pour renfermer tant de haines. Le vieux Cadmus était Sémite. Je ne peux pourtant pas être l’ennemi du vieux Cadmus.

— Vous plaisantez, dit M. de Terremondre en retenant son cheval qui mordait les branches des arbustes. Vous savez bien que l’antisémitisme est uniquement dirigé contre les juifs établis en France.

— Il me faudra donc haïr quatre-vingt mille personnes, dit M. Bergeret. C’est trop encore et je ne m’en sens pas la force.

— On ne vous demande pas de haïr, dit M. de Terremondre. Mais il y a incompatibilité entre les Français et les juifs. L’antagonisme est irréductible. C’est une affaire de race.

— Je crois au contraire, dit M. Bergeret, que les juifs sont extraordinairement assimilables et l’espèce d’hommes la plus plastique et malléable qui soit au monde. Aussi volontiers qu’autrefois la nièce de Mardochée entra dans le harem d’Assuérus, les filles de nos financiers juifs épousent aujourd’hui les héritiers des plus grands noms de la France chrétienne. Il est tard, après ces unions, de parler de l’incompatibilité des deux races. Et puis je tiens pour mauvais qu’on fasse dans un pays des distinctions de races. Ce n’est pas la race qui fait la patrie. Il n’y a pas de peuple, en Europe, qui ne soit formé d’une multitude de races confondues et mêlées. La Gaule, quand César y entra, était peuplée de Celtes, de Gaulois, d’Ibères, différents les uns des autres d’origine et de religion. Les tribus qui plantaient des dolmens n’étaient pas du même sang que les nations qui honoraient les bardes et les druides. Dans ce mélange humain les invasions versèrent des Germains, des Romains, des Sarrasins, et cela fit un peuple, un peuple héroïque et charmant, la France qui naguère encore enseignait la justice, la liberté, la philosophie à l’Europe et au monde. Rappelez-vous la belle parole de Renan ; je voudrais pouvoir la citer exactement : « Ce qui fait que des hommes forment un peuple, c’est le souvenir des grandes choses qu’ils ont faites ensemble et la volonté d’en accomplir de nouvelles. »

— Fort bien, dit M. de Terremondre ; mais, n’ayant pas la volonté d’accomplir de grandes choses avec les juifs, je reste antisémite.

— Êtes-vous bien sûr de pouvoir l’être tout à fait ? demanda M. Bergeret.

— Je ne vous comprends pas, dit M. de Terremondre.

— Je m’expliquerai donc, dit M. Bergeret. Il y a un fait constant : chaque fois qu’on attaque les juifs, on en a un bon nombre pour soi. C’est précisément ce qui arriva à Titus.

À ce point de la conversation, Riquet s’assit sur son derrière au milieu du chemin et regarda son maître avec résignation.

— Vous reconnaîtrez, poursuivit M. Bergeret, que Titus fut assez antisémite entre les années 67 et 70 de notre ère. Il prit Jotapate et en extermina les habitants. Il s’empara de Jérusalem, brûla le temple, fit de la ville un amas de cendres et de décombres qui, n’ayant plus de nom, reçut quelques années plus tard celui d’Œlia Capitolina. Il fit porter à Rome, dans les pompes de son triomphe, le chandelier à sept branches. Je crois, sans vous faire de tort, que c’est là pousser l’antisémitisme à un point que vous n’espérez pas d’atteindre. Eh bien ! Titus, destructeur de Jérusalem, garda de nombreux amis parmi les juifs. Bérénice lui fut tendrement attachée et vous savez qu’il la quitta malgré lui et malgré elle. Flavius Josèphe se donna à lui, et Flavius n’était pas un des moindres de sa nation. Il descendait des rois asmonéens ; il vivait en pharisien austère et écrivait assez correctement le grec. Après la ruine du temple et de la cité sainte, il suivit Titus à Rome et se glissa dans la familiarité de l’empereur. Il reçut le droit de cité, le titre de chevalier romain et une pension. Et ne croyez pas, monsieur, qu’il crût ainsi trahir le judaïsme. Au contraire, il restait attaché à la loi et il s’appliquait à recueillir ses antiquités nationales. Enfin il était bon juif à sa façon et ami de Titus. Or il y eut de tout temps des Flavius en Israël. Comme vous le dites, je vis fort retiré du monde et étranger aux personnes qui s’y agitent. Mais je serais bien surpris que les juifs, cette fois encore, ne fussent point divisés et qu’on n’en comptât pas un grand nombre dans votre parti.

— Quelques-uns, en effet, sont avec nous, dit M. de Terremondre. Ils y ont du mérite.

— Je le pensais bien, dit M. Bergeret. Et je pense qu’il s’en trouve parmi eux de fort habiles qui réussiront dans l’antisémitisme. On rapportait, il y a une trentaine d’années, le mot d’un sénateur, homme d’esprit, qui admirait, chez les juifs, la faculté de réussir et qui donnait pour exemple un certain aumônier de cour, israélite d’origine : « Voyez, disait-il, un juif s’est mis dans les curés, et il est devenu monsignor. »

» Ne restaurons point les préjugés barbares. Ne recherchons pas si un homme est juif ou chrétien, mais s’il est honnête et s’il se rend utile à son pays.

Le cheval de M. de Terremondre commençait à s’ébrouer et Riquet, s’étant approché de son maître, l’invita d’un regard suppliant et doux à reprendre la promenade commencée.

— Ne croyez pas du moins, dit M. de Terremondre, que j’enveloppe tous les juifs dans un sentiment d’aveugle réprobation. J’ai parmi eux d’excellents amis. Mais je suis antisémite par patriotisme.

Il tendit la main à M. Bergeret et porta son cheval en avant. Il avait repris tranquillement sa route, quand le professeur à la Faculté des lettres le rappela :

— Eh ! cher monsieur de Terremondre, un conseil : puisque la paille est rompue, puisque, vous et vos amis, vous êtes brouillés avec les juifs, faites en sorte de ne rien leur devoir et rendez-leur le dieu que vous leur avez pris. Car vous leur avez pris leur dieu !

— Jehovah ? demanda M. de Terremondre.

— Jehovah ! À votre place, je me méfierais de lui. Il était juif dans l’âme. Qui sait s’il ne l’est pas resté ? Qui sait s’il ne venge pas son peuple en ce moment ? Tout ce que nous voyons, ces aveux éclatant comme le tonnerre, cette gorge ouverte, ces révélations sortant de toutes parts, cette assemblée de robes rouges, que vous n’avez pu empêcher, quand vous pouviez tout, qui sait si ce n’est pas lui qui a frappé ces coups étonnants ? Ils sont assez dans sa manière biblique. Je crois l’y reconnaître.

Déjà le cheval de M. de Terremondre disparaissait derrière les branches, au détour du chemin, et Riquet s’en allait content dans l’herbe.

— Méfiez-vous, répéta M. Bergeret, ne gardez pas leur dieu.